Discours de réception de Pierre-Claude Nivelle de La Chaussée

Le 25 juin 1736

Pierre-Claude NIVELLE de LA CHAUSSÉE

DISCOURS

Prononcé le 25 Juin 1736.

Par M. DE LA CHAUSSÉE, lorfqu’il fut reçu à la place de M. Portail.

 

MESSIEURS,

Poux vous témoigner combien je fuis pénétré de vos bontés, il faudroit que j’euffe le talent que joignoit à tant d’autres vertus l’illuftre Académicien à qui j’ai l’honneur de fuccéder. C’eft en ce moment que j’aurois befoin de cette éloquence aimable & naturelle, qui le rendit toujours fi cher à tous ceux que la néceffité ou leur bonheur faifoient approcher de lui. Quel charme étoit répandu dans fes moindres difcours ! Qui poffédoit mieux cette facilité de s’exprimer, ces tours auffi précis que nobles & convenables ; en un mot, cette fcience qui fait l’objet de vos travaux !

 

Vous favez, MESSIEURS, quel ufage M. Portail a toujours fait du don de la parole. Heureux les Miniftres de Thémis à qui l’on n’a point à reprocher d’en avoir abufé ; qui au contraire ne l’ont jamais employé que pour faire pancher la balance du côté de l’innocence opprimée.

 

Tel étoit ce digne Chef du premier Tribunal du Royaume ; c’eft-là qu’on l’a vu exercer avec autant d’éclat que d’intégrité, un art fi néceffaire à ceux qui, pour le bien de leur patrie, font chargés des intérêts publics.

 

L’humanité eft ordinairement le fruit que l’on retire de la culture des Lettres : elle étoit le partage de ce grand Magiftrat ; ainfi les veuves & les orphelins trouvoient toujours en lui une main prête à effuyer leurs larmes ; & à raffurer leur fortune ; ainfi le Prince avoit en lui un organe fidelle, qui, en toute circonftance, favoit concilier la majefté d’un maître, & la bonté d’un père.

 

Mais, MESSIEURS, où m’emporte un regret que mes expreffions ne peuvent rendre auffi fenfible que je le voudrois ? Quelles fleurs ai-je à jetter fur fon tombeau ? Eft-ce à moi d’entreprendre un éloge qui fe trouve gravé dans le fond vos cœurs ? Non, MESSIEURS, avant que d’élever ma voix, je dois long-temps vous écouter. C’eft pour apprendre à m’énoncer, c’eft pour être inftruit par les maîtres de l’art, que j’ai recherché avec tant d’ardeur le bonheur de vous appartenir. Vous avez eu moins d’égard à ma témérité qu’à mes befoins. Quel fujet d’émulation, quel fujet d’efpérance pour tous ceux qui s’élèvent dans le fein des Mufes ! Ils ne voyent plus de fi loin cet heureux avenir que vous avez daigné rapprocher de moi. Que dis-je ? Ils participent tous aux graces que je reçois, & partagent avec moi mon bonheur & ma reconnoiffance.

 

En effet, MESSIEURS, qui ne feroit flatté d’être à la fource des lumières & des dons de l’efprit ; d’apprendre de vous-mêmes une Langue qui raffemble toutes les richeffes des autres, & qui fera immortelle comme vous ? Que pouvois-je défirer de plus doux & de plus avantageux, que d’être affocié à des Sages, qui renouvellent entr’eux l’union & les merveilles de l’âge d’or, & qui s’enrichiffent mutuellement de tout ce qu’ils ont acquis de plus rare & de plus précieux ? Dans quel partage avez-vous daigné m’admettre ! Mon bonheur me tranfporte ; mes efprits trop contraints rompent le frein que je leur avois impofé ; le Génie, qui préfide aux miracles que je vois, m’entraîne au-delà de moi-même ; il me force à parler ce langage divin…

 

PARDONNEZ cet effor ; en quel temps, en quels lieux

Puis-je mieux employer le langage des Dieux !

 

FRANCE, quel changement rappelle ton enfance !

Tes faftes confondus, écrits par l’ignorance,

Dans un oubli profond feroient enfevelis ;

A peine on connoîtroit la naiffance des Lis.

Tes peuples en tout temps étoient faits pour la gloire ;

Mais ils ignoroient l’art d’affurer leur mémoire.

Ils avoient des Héros qu’ils ne pouvoient vanter ;

Ils faifoient des exploits qu’ils ne pouvoient chanter.

A peine ils jouiffoient des dons de la nature ;

Leur langage, indigent, fauvage, fans culture,

Aux befoins de la vie étoit prefque borné,

Et leur efprit alors n’étoit pas plus orné.

La même aridité leur eft toujours commune ;

La langue & le génie ont la même fortune.

Quels progrès mutuels ont-ils faits à la fois !

Efperoit-on de voir un Parnaffe François !

 

COMME un ruiffeau naiffant languit près de fa fource,

Sans trop s’en éloigner, il commence fa courfe ;

A peine il peut couler, on diroit que fes eaux

Ne ferviront jamais qu’à nourrir des rofeaux.

Cependant il s’accroît, il peut fuivre fa pente,

A travers de la plaine on le voit qui ferpente ;

On l’entend murmurer, & fon cours s’embellit,

Il élargit fa rive, il reçoit dans fon lit

Des fources, des ruiffeaux, des torrens, des rivières ;

C’eft un fleuve, il parcourt des Nations entières ;

Il porte l’abondance à cent peuples divers,

Et du bruit de fon nom il remplit l’Univers.

 

DU langage François telle fut la naiffance,

Et tels font devenus fon cours & fa puiffance.

Miniftre fouverain du plus jufte des Rois,

Armand, vois ton ouvrage & reconnois ma voix ;

Applaudis comme nous à ton heureux génie.

Nous remplaçons enfin la Grèce & l’Aufonie,

Ta Langue eft triomphante, apprends tous les fuccès,

Dont tu n’as pu goûter que les premiers effais.

Chérie également des Mufes & des Graces,

Elle a tous les tréfors des deux autres Parnaffes.

France, tu peux enfin célébrer à la fois

Ton bonheur, tes plaifirs, tes Héros & tes Rois :

Rien ne manque à tes vœux, tu fais l’art plein de charmes,

D’employer la parole & de vaincre fans armes ;

Tu fais aimer ta Langue à cent peuples foumis,

Tu la fais adopter même à tes ennemis.

 

L’OSERIONS-NOUS encore accufer d’indigence ?

Ranimons-nous, honteux de notre négligence ,

Daignons la cultiver, donnons-lui tous nos foins,

Son abondance ira plus loin que nos befoins.

Oui, lorfque l’on en fait une étude profonde,

L’efprit le plus fécond la trouve auffi féconde.

Eh quoi ! n’a-t-elle pas remis entre nos mains

Les richeffes des Grecs, & celles des Romains ?

De leurs divins Ecrits interprètes fidelles,

Si nous avons peut être égalé nos modelles ;

Dans le monde favant, s’il ne s’eft rien produit

Sans être en notre Langue heureufement traduit ;

Elle peut donc fuffire, & la plainte eft injufte.

Rappelons-nous les temps de ce nouvel Auguft,

Dont Armand & Seguier furent les précurfeurs.

Quels prodiges nouveaux n’ont pas vu les neuf Sœurs ?

Héros qui fus fi cher aux filles de mémoire,

Ne crains pas que jamais on doute de ta gloire ;

L’avenir, comme nous, croira tes actions,

Il n’a qu’à parcourir tant de productions,

Tant d’ouvrages divers que ton règne a fait naître,

La gloire des Sujets prouve celle du Maître.

 

PEUT-ESTRE croiroit-on que nos prédéceffeurs,

Favorifés du Ciel, doués par les neuf Sœurs,

Ne doivent leurs fuccès qu’à leur heureux génie.

Se feroient-ils acquis une gloire infinie,

S’ils n’avoient fu d’ailleurs amaffer un tréfor

Capable de fournir à leur brillant effor ?

Leur Langue fut l’objet de leur plus chère étude ;

Ils avoient avec elle une longue habitude ;

Ils n’ofèrent produire, ils n’ofèrent penfer,

Avant que d’être inftruits dans l’art de s’énoncer.

Eh ! que fert une idée à qui ne peut la rendre,

Si telle qu’on la fent on ne la fait comprendre ?

L’ame de la penfée eft dans l’expreffion,

Sans elle on ne peut faire aucune impreffion ;

Sans elle ce n’eft plus qu’une fauffe peinture

Qui dégrade à la fois le peintre & la nature.

Exprimez-vous, ou bien ceffez d’imaginer ;

Parlez, je veux entendre, & non pas deviner.

Pour démêler l’objet que l’on me défigure,

Faut-il que mon efprit fe donne la torturer ?

Il aime que d’abord on fache le faifir,

Et que nul embarras ne trouble fon plaifir.

L’expreffion fait plus, elle fait la fortune

D’une penfée au fond ordinaire & commune.

Souvent un mot fuffit ; c’eft donc mal à propos

Qu’on ofe méprifer la fcience des mots.

Que dis-je ? eft-ce pour l’homme une étude frivole,

Que celle d’où dépend le don de la parole ?

 

TEL étoit le préfent qu’Armand nous avoit fait :

Ce Génie éminent n’étoit point fatisfait,

Si la Langue après lui reftoit mal affurée :

Il falloit garantir fa gloire & fa durée.

La Langue eft moins facile à fixer qu’à former.

Combien de novateurs qu’on ne peut réprimer !

Ils regardent fes loix comme une tyrannie,

Et réclament toujours en faveur du génie.

La licence bientôt s’arme d’un front d’airain,

Chacun libre du joug s’érige en fouverain.

Le moindre citoyen de la double colline

Ne veut plus reconnoître aucune difcipline,

Il fubjugue, il corrompt le goût des ignorans,

Qui fe font un honneur d’imiter leurs tyrans.

Ainfi, par des revers auffi prompts que bifarres,

Les Romains étonnés fe trouvèrent barbares.

Ne foyons point furpris d’un défaftre auffi prompt,

Il devoit arriver ; la Langue fe corrompt,

Lorfqu’à l’indépendance elle eft abandonnée ;

Elle a toujours befoin d’être fubordonnée.

Quand elle eft parvenue à fa maturité,

Il faut des furveillans, dont la févérité

Etouffe les abus toujours prompts à renaître ;

Il faut des défenfeurs qui foient dignes de l’être,

Et que leur propre gloire intéreffe toujours

A fixer à jamais fa richeffe & fon cours.

 

ON choifit autrefois les vierges les plus pures ;

Pour mettre dans des mains auffi fages que sûres,

Ce célefte garant de la profpérité,

D’un peuple dont enfin nous avons hérité.

Ce fut fur cet exemple, & d’après ce modelle,

Qu’Armand fut établir un culte plus fidelle,

Aux plus chers favoris qu’Apollon eût alors,

Il confia la Langue avec tous fes tréfors ;

Il en fit un dépôt à jamais mémorable.

Une fucceffion toujours inaltérable,

Attentive à fa gloire, en fait la sûreté :

Rien n’en pourra jamais fouiller la pureté.

Déja nous célébrons vos fêtes féculaires :[1]

Depuis que vous tenez les rênes littéraires,

Vingt luftres font rentrés dans l’abîme des temps,

Sans qu’on ait vu ternir vos faftes éclatans.

L’avenir coulera fur les mêmes aufpices ;

Vous ne pouvez avoir que des deftins propices.

Non, des difpenfateurs de l’immortalité

N’ont point à redouter cette fatalité,

Qui s’exerce à fon gré fur tout ce qui refpire.

La prudence elle-même a fondé votre empire.

L’efprit qui vous unit, la même autorité,

Y maintiendront en paix votre poftérité.

C’eft un germe éternel qui produira fans ceffe ;

Vous renaîtrez toujours, enfans de la fageffe.

La gloire s’intéreffe à foutenir vos droits ;

Vous ferez protégés, tant qu’il fera des Rois.

Tel eft votre deftin, vous en avez des marques.

Illuftre rejeton du plus grand des Monarques,

Objet de notre amour, digne préfent des Dieux,

Et qu’on n’a pas befoin de nommer en ces lieux ;

Toi, qui fais de nos cœurs tes plus belles conquêtes,

Tu n’as pas dédaigné d’affifter à nos fêtes.[2]

Qu’Apollon fut touché de l’honneur éternel

Qu’ont reçu les neuf Sœurs en ce jour folemnel !

Qu’il fût charmé de voir leur Maître au milieu d’elles,

Entendre avec plaifir leurs chanfons immortelles !

C’eft un goût qu’il a joint à l’amour de la paix ;

Minerve l’a rendu fenfible à fes attraits.

Élevé dans fon fein dès fa plus tendre enfance,

Son Difciple a rempli fa plus chère efpérance ;

Il l’aime, elle eft fon guide & fon plus sûr appui,

Et pour comble de biens, elle règne avec lui.

 

O vous, modérateurs du temple de mémoire,

Miniftres attachés aux autels de la gloire ,

Jouiffez de vos droits, & portez jufqu’aux Cieux,

Les titres éclatans d’un rang fi glorieux.

Quelle place plus noble & plus digne d’envie ?

Quel emploi pouvoit mieux illuftrer votre vie ?

Qu’ici l’adoption a des charmes flatteurs !

C’eft l’éloge éternel de l’efprit & des mœurs.

 

POUR moi, puiffai-je en tout imiter Mes Modelles,

Et me former aux fons de vos voix immortelles.

Vous prenez un Élève, il fera trop heureux ,

S’il peut juftifier un choix fi généreux.

 

 

[1] L’Académie a été fondée en 1635.

[2] Le Roi honora l’Académie de fa préfence en 1719.