Réponse aux discours de réception de M. Bignon et M. de Maupertuis

Le 27 juin 1743

François-Augustin PARADIS de MONCRIF

Messieurs,

Il y a deux sortes de Génies propres à éclairer leur siécle : les uns se manifestent en s’emparant des esprits qui peuvent contribuer aux progrès de l’esprit même ; ils leurs inspirent une forte émulation ; ils leurs font trouver le prix de leurs travaux : les autres éclattent par une disposition naturelle à s’élever, & leurs vues sont accompagnées de talents éminens.

Pour remplir la première de ces deux carrières, il faut être animé d’un goût, ou plustôt d’une passion confiante pour l’esprit en général, sans presque aucun retour sur la portion d’esprit qu’on a soi-même : on ne s’estime ni comme Philosophe, ni comme Sçavant, ni comme Orateur, ni comme Poète : mais comme Citoyen, on cherche à perfectionner la Philosophie, les Sciences, l’Éloquence, la Poësie ; on regarde enfin l’esprit comme un bien de la société ; un bien qui augmente réellement de prix à mesure qu’il devient plus commun, parce qu’il rend les hommes plus utiles les uns aux autres, plus aimables, plus vertueux.

Tel fut l’objet de l’illustre Académicien à qui vous succedez, Monsieur ; mais trop intéressé à sa gloire par l’éclat qu’elle répand sur tous ceux qui portent un nom si recommandable ; vous avez cru ne devoir toucher qu’à peine un éloge plus facile cependant à étendre qu’à réduire : il n’auroit fallu pour le remplir que se prêter à tout ce qu’il présente, au lieu qu’on se sent embarrassé en cherchant à choisir, parce qu’on regrette tout ce qu’on abandonne. Vous ne doutez pas du plaisir qu’on auroit eû d’entendre des louanges si bien méritées qu’elles n’auroient point paru suspectes mêmes dans votre bouche, quoique dictées par l’intérêt du sang, & par les sentimens de l’amitié, fortifiées encore par ceux d’une reconnoissance que vous venez d’exprimer si dignement.

Vous le trouvez, il est vrai, généralement établi cet éloge que votre modestie ne vous a pas permis d’entreprendre. M. l’Abbé Bignon s’est occupé sans cesse à perfectionner les Lettres & les Sciences, & par un juste retour les grands hommes dans ces deux genres ont célébré celui qui les avoit favorisées.

Combien, en effet, s’est-il rendu utile, particuliérement aux talens ignorez ! Les bons Ouvrages, quand ils ne sont pas annoncez, font rarement la fortune qui leur est due : la pluspart des gens, je dis parmi ceux qui se piquent de goût, sont plus frappez de la réputation d’esprit que de l’esprit même : ils attendent tranquillement que le mérite d’autrui les force à le reconnoître. Vains & bornez dans leurs vues, ils n’apperçoivent que ce qui les éblouit : ils commettent avec confiance leur jugement par un rafinement de critique mal entendue, & craignent de hazarder la plus simple louange : il faut qu’enfin l’autorité leur crie qu’il est d’une bienséance indispensable d’applaudir.

Pour être soutenus d’un préjugé favorable, d’excellens Ouvrages, ou sont dédiez à M. l’Abbé Bignon, ou sont mis au jour par ses mains . Des plantes inconnues empruntent l’appui d’un nom si propre à les rendre célèbres : des découvertes entrevues seulement, où dont la nouveauté est douteuse, lui sont confiées ; on espére qu’il achèvera de développer les unes ; on veut qu’il décide si les autres sont effectivement naissantes.

Qui jamais eût un plus grand crédit sur les esprits ? On lui soumettoit jusqu’à son amour propre, on attendoit pour être content de soi-même qu’on fut assuré de son suffrage.

Que pourrois-je ajouter ici à tant de témoignage d’estime, à des distinctions si rares, lorsque dans une carrière où des hommes s’immortalisent, tous leurs pas méritent d’être comptez, la matière devient trop abondante pour être renfermée dans un simple éloge ; il faut s’en remettre à l’histoire. J’envisagerai seulement dans l’illustre Confrère que nous regrettons, ce qui marque le mieux l’élévation de ses vues. Orné lui-même des dons & des connoissances de l’esprit, sa plus chère étude fut de découvrir & de faire valoir le mérite capable d’effacer le sien ; il cherchoit en quelque sorte, à se voir obscurcir par des talents qui sans ses soins ne se fussent point formez, ou qui seroient restez dans l’oubli. Genre de gloire d’autant plus admirable qu’il sera peu recherché ! Plus M. l’Abbé Bignon perdit successivement de sa supériorité, plus son ambition fut satisfaite.

Mais pouvoit-il la perdre cette supériorité ? Au milieu de tant d’hommes renommés, dont il avoit orné deux Académies devenues chaque jour plus célèbres, ne fut-il pas toujours distingué par le don de l’esprit qui a le plus d’ascendant sur l’esprit des autres ? Le plus grand fond d’Éloquence demande souvent quelque préparation pour se manifester ; c’est un amas de richesses dispersées, & qu’il faut qu’au moins quelques réflexions rassemblent. Dans M. l’Abbé Bignon, le sujet que des occasions imprévues l’engageoient de traiter devenoit à l’instant sa matière favorite. Elle se présentoit à lui par tout ce qu’elle avoit d’intéressant ou d’agréable : il sembloit ne parler que son langage ordinaire ; & ce langage qui vous enchantoit, vous penchiez à croire que vous l’auriez parlé vous-même.

On reconnoît avec plaisir la supériorité qui paroît nous rapprocher d’elle ; on n’aime pas long-temps ce qu’il faudra toujours qu’on admire.

C’est par ce don heureux de la parole : c’est par cette éloquence qui naît d’une parfaite connoissance des richesses de la langue, que M. l’Abbé Bignon recueillit tant de fois dans les autres Académies , pour l’honneur de la nôtre, les applaudissemens les plus flatteurs. Mais en retraçant ici combien il a contribué à la gloire de l’Académie Françoise, je n’ai pas prétendu, Monsieur, fonder vos droits sur la place où vous êtes instalé aujourd’hui. Pour être admis dans cette Compagnie, c’est peu d’appartenir à ceux de nos Confrères dont le souvenir nous est le plus cher : si l’on ne participe de leur mérite, l’héritage passe dans d’autres mains : c’est l’esprit seul qui succéde ici à l’esprit : tout ce que pouvoit un nom comme le vôtre, c’étoit de nous faire souhaiter que par vos lumières vous le fissiez un jour revivre parmi nous. Vous avez dès long-temps fait naître nos espérances, vous vous êtes hâté de les remplir. Dans un Tribunal où ce même nom qui par vous nous appartient encore, sera toujours honoré .On vous a vu passer rapidement des fonctions brillantes de l’Orateur à des devoirs plus importans ; il étoit bien juste que la même voix qui avoit inspiré des arrêts éclairez, parvint à l’honneur d’en rendre elle-même de semblables.

En marchant ainsi sur les traces de vos Ancêtres, parvenu successivement aux honneurs dont ils ont joui ; ce qui contribuoit à votre élévation, a sans doute été mêlé de beaucoup d’amertume ; mais si ces trésors littéraires que le Roi vient de vous confier, vous rappellent sans cesse les pertes que vous avez faites , quels sujets de satisfaction ne vous offrent-ils pas aussi, par l’utilité dont vous serez aux Lettres ! Pour former avec choix cet assemblage, l’admiration du monde sçavant ; il avoit fallu que la protection secourut constamment le sçavoir & le zéle. Situation bien favorable & bien flatteuse pour M. l’Abbé Bignon ; le sang l’attachoit au Ministre dont la confiance & la faveur lui étoient nécessaires , & par un double engagement ce digne Ministre aimoit & favorisoit les productions de l’esprit par ce goût que nous avons si naturellement pour nos propres richesses. Vous n’avez rien à regretter à cet égard, Monsieur, vous jouissez des mêmes secours , & personne n’ignore qu’ils naissent des mêmes sources.

M. de Maupertuis.

J’ai parlé, Monsieur, d’un ordre d’esprits qui par leur propre force, par les talens qu’ils trouvent en eux-mêmes, sont emportez vers de grands objets. Parvenus presque naturellement au degré de lumière dont leur siécle est éclairé, ils attirent bientôt l’attention & l’estime des Nations. Ce qu’on appelle proprement le Génie, est toujours accompagné d’une sorte d’audace, & cette audace regardée par le vulgaire comme un mouvement du caprice ou de la vanité, est un certain essor de l’ame qui caracterise les hommes d’un mérite supérieur, un secret pressentiment qui les avertit de ce qu’ils doivent entreprendre.

Combien celui qu’anime cette heureuse hardiesse, ne devient-il pas utile aux Arts & aux Sciences, lorsque dans la route où l’objet principal de ses travaux l’engage, doué de cet esprit Philosophique qui ne voit rien d’indifférent dans la nature, il recueille par-tout où il passe, des observations donc chacune suffiroit pour illustrer ceux qui se seroient bornez à cette seule recherche ?

Quels exemples des avantages de la Philosophie n’offre-t-il pas à quiconque peut en profiter, quand sans distinction des lieux ni des hommes, il retrouve sa Patrie, ses amis, par-tout où il peut perfectionner ses connoissances ? Lorsque occupé sans cesse du spectacle de l’Univers, souvent frappé d’admiration, & jamais d’étonnement, également attiré par ce qui flatte ou ce qui rebute, l’état de son ame est le même dans le Palais d’un Roi, ou dans la cabane d’un Sauvage ?

Ne peut-on pas dire que c’est là le vrai Citoyen du monde, l’homme de toutes les conditions ?

Vous venez, Monsieur, d’entendre le commencement d’un portrait dont vous seul ici n’avez point fait la juste application. Que ce qu’il a de flatteur, ne vous fasse point balancer à vous y reconnoître : tout mon art n’a consisté qu’à peindre avec fidélité ; l’éloge est tout entier dans le sujet même. Je puis parler avec liberté de la haute réputation que votre esprit s’est acquise; j’ai pour garant l’aveu de tant de Sociétez savantes , l’estime & l’amitié même des Souverains : & ce que vous ne pouvez aussi désavouer, les excellens ouvrages dont vous avez enrichi sous nos yeux une Académie où l’on a dès long-temps reconnu que vous étiez destiné à décorer la nôtre.

Vos écrits embrassent sans doute des objets étrangers à ceux dont l’Académie Françoise s’occupe : & c’est cette différence même, qui nous donne lieu de les reclamer. Par tout règne cet esprit d’ordre appartenant en propre à la Métaphysique : on y trouve la sorte d’élégance que chaque ouvrage peut comporter ; car quel genre d’écrit n’est pas susceptible d’élégance, quand l’Auteur est au-dessus de sa matière. Vous avez l’art d’ôter aux sujets que vous traitez, ce qu’ils ont de rebutant par eux-mêmes ; soit en exposant par des images ce qui mis en raisonnement aurait paru d’une trop grande sécheresse : soit en interrompant par des réflexions lumineuses, une suite de faits ou de principes qui aurait fatigué l’esprit : soit par des comparaisons ingénieuses, où l’on apperçoit entre des idées abstraites & des idées agréables, certains rapports faciles à saisir dès qu’ils sont exposez, & qui ont demandé pour les démêler, bien de la finesse d’esprit.

Heureuses ressources d’une belle imagination, en fait de science & de Philosophie. N’avoir pour se faire lire par les gens qui sont instruits, que la clarté & l’exactitude qui suppose le sçavoir & non le génie, c’est ne remplir que des conditions indispensables. Il faut pour montrer de la Supériorité savoir enrichir sa matière, sans cependant la charger de rien d’inutile. Il faut enfin posséder cette connoissance de la Langue, & sur-tout cet art de l’employer, dont l’excellence tient à la manière de penser.

On se persuade communément que certaines qualitez de l’esprit s’excluent réciproquement l’une l’autre, & l’expérience justifie assez souvent le principe. Qu’un homme se soit livré uniquement pendant ses premières années à des connoissances sublimes : qu’il se soit réduit au commerce des gens que de pareilles spéculations occuppent : que de-là on le transporte dans un monde entièrement différent, dans ces Sociétez distinguées où l’esprit d’agrément a presque toujours le pas sur tout autre mérite, on s’attend avec assez de justice à le voir long-temps déplacé. S’il arrive au contraire que sans rien emprunter du langage, de la sorte de plaisanterie, des goûts, des grâces, qui font réussir les autres, il trouve, même sans y songer, le moyen de réussir encore davantage : si toujours lui-même il est toujours nouveau, parce que son imagination est toujours variée ; combien il est recherché, prévenu, vanté, chéri dans la Société ; & combien il est digne de l’être !

En effet, quelle chaîne plus heureuse pour attirer les autres à lui ! Il a sur eux par ses lumières une supériorité qu’ils sentent & qu’ils pardonnent en faveur des graces dont elle est accompagnée. L’estime, les égards qu’ils lui marquent flattent leur vanité ; c’est montrer qu’ils savent mettre le véritable prix au mérite. Leur amitié pour lui ne perd jamais de sa première vivacité : car, quelle différence de l’amitié fondée sur une estime ordinaire, sur quelques convenances, sur un commerce d’habitude, à celle qui est née du goût, & que le goût entretient ? L’une se renferme dans ses devoirs, elle est sérieuse : l’autre est empressée & riante. Voilà, Monsieur, les avantages précieux dont l’agrément de votre commerce joint à l’étendue de vos connoissances, vous fait jouir : jugez si nous désirons de vous voir souvent dans nos Assemblées particulières ? Venez, Monsieur, nous faire part de l’ingénieux ouvrage que vous avez différé de mettre au jour, afin qu’il appartienne plus intimément à cette Académie. Nous sentirons tout le prix de cette marque de confiance : car, quelque mérite qu’ait l’ouvrage même, il ne pourra rien ajouter aux motifs que nous avons eu de vous adopter.

M. Bignon.

Que nos Assemblées vous attirent aussi, Monsieur, vous vivez depuis votre enfance avec ceux qui les composent. Ils viennent de faire pour vous par un choix éclairé ce que l’amitié leur avoit inspiré dès long-temps. Répondez seulement à cette amitié ; leur choix est assez justifié par lui-même : mais (je dois vous le dire Messieurs) je vous offenserois, & j’interpréterois mal les sentimens de cette Compagnie, si je paroissois douter de votre exactitude à remplir ici vos engagemens. L’Académie Françoise jouit d’une distinction qui lui répond du zèle de tous ses membres. Dans les autres Sociétez on admire avec toutes les Nations, les vertus, les grandes qualitez de notre Monarque. Plus heureux, nous avons pour premier devoir le plaisir de les célébrer.

 
 

M. Régis a dédié à M. l’Abbé Bignon un Livre intitulé, l’Usage de la Raison & de la Foi, ou l’Accord de la Foi & de la Raison.

M. Guillelmini lui a dédié un Traité De natura di fimi.

M. de Tournefort a laissé en mourant ses Manuscrits à M. l’Abbé Bignon.

M. de Tournefort, dans son Voyage du Levant, nomme une plante nouvelle la Bignone.

L’Académie des Inscriptions & belles Lettres, & l’Académie des Sciences.

M. l’Abbé Bignon a présidé long-temps à l’Académie des Inscriptions & belles Lettres, ainsi qu’à celle des Sciences.

Le Grand Conseil.

(Jérôme Bignon, célèbre Avocat Général du grand Conseil.

Le nouvel Académicien est depuis plusieurs années Président au grand Conseil.

Il a perdu presque en même jour M. l’Abbé Bignon son oncle 8c M. Bignon de Blansy son frère, qui avoient eu l’un & l’autre la place de Bibliothécaire du Roi dont il vient d’être pourvu.

M. de Pontchartrain devenu depuis Chancelier.

M. le Comte de Maurepas, dans le département duquel est la Bibliothèque du Roi.

M. de Maupertuis est des Sociétez Royales d’Angleterre, de Prusse, de Suéde, de Bologne, & de l’Académie de Russie. On sçait que le Roi de Prusse l’a attiré plusieurs fois à sa Cour, & que le Roi de Suéde lui a aussi marqué des bontez particulières.

La Figure de la Terre déterminée par les observations de M. de Maupertuis, & faites par ordre du Roi au Cercle Polaire. Paris, de l’Imprimerie Royale 1738.
Degré du Méridien entre Paris & Amiens, déterminé par les mesures de M. Picard, & par les observations de M. de Maupertuis, &c. Paris 1740.
Examen désintéressé des différens Ouvrages qui ont été faits pour déterminer la Figure de la Terre, Amsterdam 1741.
Discours sur la Parallaxe de la Lune. Paris, de l’Imprimerie Royale 1741.
Elemens de Géographie. Paris 1742.
Discours sur les différentes Figures des Astres, &c. Paris 1742. Voyez les autres Ouvrages dans les Mémoires de l’Académie des Sciences.