Discours de réception d’André-Hercule de Fleury

Le 23 juin 1717

André-Hercule de FLEURY

Réception de M. de Fleury

 

DISCOURS prononcé le 23 Juin 1717. par M. de FLEURY ancien Evêque de Fréjus, Précepteur du Roi, lorfqu’il fut reçu à la place de M. de Callieres, Secrétaire du Cabinet de Sa Majefté.

 

MESSIEURS,

 

Lorfque vous m’avez fait l’honneur de m’admettre parmi vous par les fuffrages unanimes de votre Compagnie, vous avez voulu fans doute honorer en moi le choix de votre Augufte Protecteur. Vous avez regardé la place d’Académicien comme une efpece d’héritage attaché à celle où ce Prince m’appella dans les derniers jours de fa vie.

 

En me voyant fuccéder aux PEREFIXES, aux BOSSUETS, & aux FENELONS, à ces hommes d’un fi rare & d’un fi fublime génie, vous avez préfumé que je devois auffi en avoir le mérite : mais j’ai grand fujet de craindre que vous ne reconnoiffiez bientôt la diftance infinie qu’il y a d’eux à moi.

 

Si quelque chofe peut me raffurer, c’eft le défir ardent que j’ai d’imiter de fi grands modéles & de fuivre autant qu’il me fera poffible leur efprit. Je le recueillerai non feulement dans les ouvrages immortels, qu’ils nous ont laiffez, mais plus encore dans vos fçavantes Affemblées. En m’affofiant à vous, j’efpere que vous voudrez bien auffi entrer en part de l’important emploi dont je fuis chargé, & que je puiferai, parmi vous les lumieres & les connoiffances qui me manquent.

 

On peut en effet regarder l’Académie comme une Société d’efprit, où tous ceux qui y entrent mettent leurs talens en commun. C’eft-là qu’on trouve la pureté du Langage le fublime de l’Eloquence, les graces de la Poëfie, & les principes de ces excellens ouvrages dont vous avez enrichi notre fiécle. Tous profitent des doctes travaux de leurs Confreres, & tous participent auffi à la gloire du Corps.

 

Celui à qui je fuccéde vous fut cher par fa probité, par les vertus de la Société civile, & par fon amour pour les Lettres. Son affiduité à vos exercices l’avoit rendu digne de paroître dans la plus célébre Affemblée de l’Univers, & d’y foutenir avec honneur dans un Traité de Paix les grands intérêts qui lui avoient été confiez.

 

La belle idée, MESSIEURS, que celle d’une Compagnie dans laquelle on trouve de fi grands avantages & de fi précieux avantages ! On s’y forme, ou on s’y perfectionne le goût ; on y difpute, non pour l’emporter par une fuperiorité toujours odieufe, mais pour chercher la vérité. C’eft la raifon qui y préfide, & on eft toujours prêt à la fuivre, fans regarder par qui elle nous eft préfentée. La Critique n’y paffe jamais les bornes de ce que fon nom fignifie & les jugements qu’elle porte font toujours fûrs & fans paffion.

 

C’eft par cette fage conduite que vous êtes parvenus à l’Empire des Lettres & que vous le conferverez toujours. Le défir d’entrer dans un fi illuftre Corps entretiendra l’émulation ; & cet honneur fera regardé comme la plus glorieufe récompenfe de ceux qui fe diftingueront par les mêmes talens qui vous rendent fi recommandables.

 

Tels avoient été les vües du Cardinal de Richelieu lorfqu’il conçût le deffein de former l’Académie. Armand, dont le feul nom préfente d’abord à l’efprit l’idée d’un parfait Miniftre, lui, dont le fublime génie ne fe bornoit pas feulement à rendre pendant fon miniftere la France fupérieure à tous les autres Royaumes, mais qui embraffoit encore la poftérité dans fes vaftes projets : Armand, dis-je, qui faifoit de la gloire de l’État la fienne propre, avoit bien connu qu’en raffemblant dans un même Corps ces hommes excellens que l’amour des Lettres & la conformité des Inclinations avoient déjà unis dans le deffein de cultiver notre Langue, il la porteroit au plus haut point de perfection, & rendroit les François capables de traiter les plus grands fujets avec une force & une éloquence dignes, de la Majefté de Rome & d’Athénes.

 

La mort l’empêcha d’achever fon ouvrage & de lui donner ce caractere de confiftance & de folidité qu’il imprimoit fur toutes fes entreprifes. Les Mufes incertaines de leur fort après la perte de leur Protecteur, flottoient, pour ainfi parler, comme cette Ifle célébre qui donna la naiffance au Dieu de la Poëfie & des beaux Arts.

 

Elles euffent été peut-être long-tems errantes & difperfées, fi un illuftre Chancelier ne leur eût couvert un azile dans le fein même Themis, également glorieux d’avoir eu LOUIS pour fucceffeur dans la protection de l’Académie, & dans les fonctions facrées de la Juftice que ce prince exerça lui-même après fa mort, comme fi la deftinée de Seguier eût été d’être toujours remplacé par le plus grand des Rois.

 

C’eft ici, MESSIEURS, le plus haut point de votre gloire. C’eft alors que nous vîmes une feconde fois Apollon Palatin fi célébre dans l’Hiftoire d’Augufte, & que nous voyons encore aujourd’hui les Mufes tenir tranquillement leurs doctes Affemblées dans le même Sanctuaire où fe décident les plus importantes affaires de l’Etat.

 

Mais je fens qu’en vous entretenant de votre gloire, je rouvre une plaie qui ne fe fermera jamais, & que je vous fais fouvenir de la perte de votre Augufte Protecteur. Je fuis le premier depuis ce jour fatal, qui ai l’honneur d’être reçu dans votre Compagnie ; & je voudrois pour fatisfaire à ce que nous devons à fa mémoire, célébrr les louanges de ce Héros : mais une pareille entreprise eft au deffus de mes forces.

 

Ses victoires ont été chantées par les plus célébres Académiciens, & ces voutes ont retenti mille fois de fes triomphes immortels. Souffrez donc, MESSIEURS, que pour remplir au moins une partie de mon obligation, je me renferme à vous repréfenter ce grand Roi dans les derniéres années de fa vie, dans ces années malheureufes où la fortune, autrefois fi conftante à le favorifer, fembloit enfin s’être laffée de le fuivre.

 

Qu’il est beau de confidérer LOUIS humilié fous la main de Dieu, recevant les adverfitez comme s’il y eût toujours été accoûtumé, les regardant comme une jufte punition des fautes inféparables de l’humanité, plus encore d’un long Régne & des longues guerres qu’il eut à foutenir. Je ne crains point de vous rappeller ces jours pleins d’amertume & marquez prefque tous par quelque nouvelle difgrace, parce qu’ils ont fervi même à augmenter fa gloire.

 

Comme dans un Vaiffeau battu d’une affreufe tempête, les Matelots effrayez tournent fans ceffe leurs regards fur un Pilote expérimenté ; ainfi les Courtifans juftement allarmez, avoient toujours les yeux attachez fur LOUIS pour chercher à démêler dans les fiens ce qu’ils avoient à efpérer ou à craindre. Mais vous vous en fouvenez, MESSIEURS, la férénité de fon front Augufte fut-elle jamais obfcurcie du moindre nuage ? Au milieu des plus effrayantes nouvelles toujours acceffible, doux, tranquille comme dans fes plus éclatantes profpéritez, fon courage intrépide nous raffuroit & nous faifoit efpérer des reffources que nous ne pouvions ni prévoir ni imaginer.

 

Mais ce n’étoit pas encore affez pour nous faire connoître le cœur de LOUIS. Une plus grande épreuve lui étoit réfervée. Frappé par les événemens les plus malheureux ; il avoit au moins la douce confolation de fe voir entouré d’une nombreufe famille, d’Enfans foûmis comme les moindres de fes Sujets & qui l’aimoient comme le plus tendre des Peres, d’un Prince l’amour des Peuples, & felon le cœur de Dieu, d’une Princeffe formée par les graces… Quelles larmes une famille fi aimable n’auroit-elle pas effuyées, & quelle amertume n’eût-elle pas adoucie ! La France oublioit prefque fes malheurs à la vue d’une fi floriffante poftérité. La Maifon Royale étoit, pour me fervir de l’expreffion d’un Prophéte, comme un grand arbre chargé de branches fortes & verdoyantes, dont l’ombre bienfaifante fervoit d’azile aux oifeaux du Ciel, & dont la hauteur fembloit braver les plus affreufes tempêtes. Mais qui pourroit exprimer notre confternation, lorfque cette efpérance même nous fut ravie en un instant.

 

Ne crûmes-nus pas alors entendre cet Arrêt foudroiant qui fait encore trembler, quand on lit dans le même Prophéte : Abbattez cet Arbre par le pied, coupez-en toutes les branches, dépouillez le de fes feuilles & de fes fruits. Sentence terrible dont l’effet ne fut que trop prompt. Quel cœur ne fut pas penetré de la plus vive douleur en voyant moiffonner avant le tems les plus Auguftes Têtes, & nos ennemis même n’en furent-ils pas émus de pitié ?

 

LOUIS feul fe foutient au milieu des coups les plus accablans ; il fçait qu’il fe doit tout entier à fon Royaume, & déchiré au-dedans par la plus cruelle douleur, il épargne à fes fidéles Sujets celle de l’y voir fuccomber. La Relgion qu’il avoit toujours fi conftamment défendue, lui donne des forces, & la Foi mérite enfin d’entendre la voix confolante de l’Ange qui crie aux Miniftres des vengeances divines : Epargnez le germe de cet Arbre, & n’en détruifez point les racines. Un précieux enfant, feul rejetton de ceux de LOUIS, nous eft confervé : il eft arraché des bras de la mort par un miracle inefpéré, & il fait aujourd’hui notre efpérance.

 

Quelle joie pour nous après tant de malheurs de voir déjà briller fur fon front les traits de fes Auguftes Ayeux, un port majeftueux accompagné de toutes les graces de fa mére, un efprit au deffus de fon âge, nulle inclination qui ne marque d’heureufes difpofitions à la vertu, une douceur & une bonté qui charment tous ceux qui l’approchent, un cœur déjà fenfible pour ce qu’il doit aimer ? Avec quel plaifir n’avons-nous pas vu couler de fes yeux ces précieufes larmes qu’il répandit en fe féparant de l’illuftre & refpectable Gouvernante à qui le dépôt de fon enfance avoit été confié ! Quelle reffource ne nous promettent-elles pas un jour pour les malheureux ! Quelle efpérance pour les Peuples qui lui font foumis, & quelle confolation pour tous ceux qui ont l’honneur de le fervir !

 

Que ne doit-on pas attendre d’un fi riche naturel cultivé par des mains également fidelles & habiles ? LOUIS crut ne pouvoir mieux affürer le bonheur de la France, qu’en confiant fon Petit-fils à un Prince formé par fes foins, digne objet de fa tendreffe, & à un Maréchal forti d’une Maifon née pour élever les Rois, nourri auprès de lui, & dont il avoit éprouvé dès l’enfance la fageffe, le zéle & l’attachement. Efprit, Religion, probité, vertus civiles & militaires tout fe trouve réüni dans ces deux gardiens de notre jeune Roi fur l’exemple defquels il fe formera encore mieux que par les préceptes.

 

Puiffe-t’il n’oublier jamais les derniéres paroles de fon Bifayeul, & les graver dans fon cœur comme elles font gravées dans un tableau qu’il a voulu avoir toujours préfent à fes yeux.

 

LOUIS fentant approcher la mort, fait venir fon petit-fils, il l’embraffe tendrement, il lui parle en Roi, en Père, en Chrétien, il ne criant point d’avouer fes propres défauts pour l’exhorter à les éviter. Cet aimable Enfant fond en larmes entre les bras Auguftes de fon Bifayeul mourant, il fent déjà la perte qu’il va faire : LOUIS fent auffi chanceler fon courage, & s’arrache d’un objet qui mettoit fa fermeté à une trop rude épreuve.

 

Quel fpectacle plus grand, MESSIEURS, que de voir ce Heros aux prifes  avec la mort fans en être ébranlé ! & n’eft-ce pas le plus beau & le plus glorieux de fes triomphes ? Il la voit venir, il la reçoit avec cette noble douceur que rien ne pouvoit altérer. Raffafié de jour & de gloire, il a craint moins qu’il ne la défire : il connoît l’inutilité des remédes, mais il les fouffre par foûmiffions à la Providence. une fimplicité héroïque, une parfaite tranquillité d’ame fe montrent dans toutes fes actions : il fait fans trouble tout ce qu’il doit faire, il ne dit que ce qu’il faut dire, il ne cherche aucun foutien comme le commun des hommes dans les objets qui l’entourent : nul fafte, nulle affectation : il fe montre tel qu’il eft : on n’aperçoit en lui qu’une vérité, une douceur, un courage & une bonté admirable ; fources éternelles de fa gloire auffi bien que de nos regrets.

 

Qui l’eût pu croire, MESSIEURS, & qui eût ofé efpérer que la mort d’un Prince fi abfolu & fi refpecté, fût fuivie d’un calme auffi promt que celui qui raffura la France dans le moment même de cette perte. Les Loix du Royaume & de la nature montrérent d’abord celui à qui nous devions obéir : tout fe foûmit à lui avec joie, avec empreffement. L’autorité du Régent prit la place de celle de LOUIS ; elle ne reçu de bornes que celles que PHILIPPE voulut bien y mettre lui-même. S’il ne fécha pas entiérement nos larmes du moins diffipa-t’il nos craintes.

 

Auffi réünit’il en lui les véritables principes de l’autorité, une affabilité & une douceur qui font qu’on aime à lui obéir, un cœur compatiffant, qui voudroit, s’il étoit poffible qu’il n’y eût point de malheureux, fidéle dans fes amitiez, un défintereffement qui n’a point d’exemple, un efprit pénétrant & éclairé, fans humeur, fans fiel, une clémence fupérieure aux injures.

 

L’obéïffance peut elle coûter fous un Prince qui ne fait fentir qu’il eft le maître que par les graces qu’il répand avec abondance, &qui raffemble tant d’aimables qualitez ?

 

Puiffe-t’il les infpirer au jeune Roi, au nom duquel il gouverne, & lui apprendre par fon exemple que la valeur & les vertus guerrieres qu’il poffede dans le plus haut degré, ne doivent fervir qu’à la fûreté publique, à défendre fes Sujets, & que la clémence, l’humanité & la juftice, font le plus beau & le plus folide foutien de la Royauté ! Puiffe-t’il faire oublier à la France tous les malheurs qui l’avoient fi fort défigurée, la rétablir dans cet état floriffant, dont les longues guerres l’avoient dépuillée ! Puiffe-t’il enfin conduire notre jeune Prince jufqu’à ce que l’âge ait achevé de développer les femences des inclinations Royales qu’on admire déjà en lui, & remettre entre fes mains après une glorieufe Régence, une autorité dont il aura fait un fi noble ufage.