Funérailles de M. de Mazade

Le 29 avril 1893

François COPPÉE

INSTITUT DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE

FUNÉRAILLES DE M. DE MAZADE

MEMBRE DE LACADÉMIE

DISCOURS

DE

M. FRANÇOIS COPPÉE

DIRECTEUR DE LACADÉMIE FRANÇAISE

Le samedi 29 avril 1893

 

MESSIEURS,

Depuis quelque temps, la mort a, pour l’Académie française, d’accablantes rigueurs, et le nouveau coup dont elle nous frappe est d’autant plus sensible qu’il est imprévu. Il n’y a pas même un mois, M. de Mazade était notre directeur. Il s’acquittait de cette fonction avec sa bonne grâce accoutumée, et nous avions plaisir à voir, au fauteuil présidentiel, sa noble et aimable physionomie. Ces jours derniers, bien que le sachant gravement atteint, nous pouvions encore espérer sa guérison. Mais l’impitoyable épidémie a vaincu la robuste constitution de notre excellent confrère, et nous voici réunis autour de son cercueil, le cœur rempli de la plus sincère affliction.

La belle et pure carrière de M. de Mazade peut se résumer en deux mots : il fut un homme d’honneur et il fut un homme de travail.

Issu d’une ancienne famille du Languedoc, où il avait grandi dans une atmosphère d’idées libérales, il vint à Paris, à l’âge de vingt ans, armé de fortes études, et, après avoir débuté dans divers journaux, il entra, dès 1845, à la Revue des Deux Mondes. Il en est, depuis lors, demeuré le rédacteur, et, pendant cette collaboration longue et assidue, il a traité un grand nombre de sujets historiques, politiques et littéraires, toujours avec la même droiture de conscience, la même sûreté de jugement, la même fermeté de style. Labeur imposant, Messieurs, admirable persévérance, qui nous pénètrent de respect ! Le dernier numéro de la Revue contient encore deux articles de l’infatigable travailleur. Elle est à peine séchée, cette plume que la mort seule put arracher de sa main et dont il ne s’est jamais servi que pour la justice et la vérité.

À ceux qui blâment la production hâtive et constante qu’exige la presse moderne, et qui la considéreraient volontiers comme une sorte de Minotaure dévorant les intelligences, la vie et les écrits de M. de Mazade donnent un démenti formel. À cette bonne tâche de mettre sans cesse la page sur la page, son grave et beau talent a toujours cru en puissance et en portée. Ses articles si lumineux, si substantiels, réunis en volumes, ont prouvé que, chez lui, le journaliste était doublé d’un historien. Dans ses études d’ensemble comme dans ses recueils de chroniques composées au cours des événements, la vie publique de notre siècle, pendant plus de quarante années, est évoquée devant nos veux et jugée avec pénétration et avec impartialité, d’après les principes les plus libéraux et — ce qui est peut-être encore plus précieux — par un esprit absolument libre.

Car c’est ici l’honneur durable, c’est ici la touchante originalité de notre regretté confrère. D’une exquise modestie, extrêmement simple de mœurs et d’habitudes, presque sans besoins, n’ayant pour ainsi dire vécu que des heures studieuses, M. de Mazade ignorait ce que c’était que l’intérêt personnel. Trouvant sa récompense dans le seul devoir accompli, dans la joie de toujours parler avec une entière liberté, il n’obéissait à aucune consigne, ne servait les passions d’aucun parti, et son cœur était exempt de toute ambition. Nous avons le droit de l’affirmer. Nul écrivain politique n’a montré une plus complète, une plus fière indépendance. Son opinion était bien la sienne, et seulement la sienne, c’est-à-dire celle d’un esprit calme, clairvoyant et sage, qui ne jugeait les faits et les individus qu’à la double lumière du patriotisme et de l’équité. L’heure n’est sans doute pas venue d’estimer l’œuvre de M. de Mazade et d’en fixer tout le prix ; mais on peut prévoir déjà qu’elle prendra dans l’avenir une valeur toujours plus considérable. C’est à elle qu’il faudra demander quelle fut, en France, pendant près d’un demi- siècle, la pensée des honnêtes gens et des bons citoyens.

On est stupéfait quand on mesure la quantité du travail produit par M. de Mazade. Ce témoin véridique, ce juge intègre des hommes et des choses de son temps fut aussi un critique littéraire du premier mérite. Il apportait, dans ce genre d’étude, l’indulgence des forts, le goût le plus délicat, une forme élégante et châtiée, mais surtout l’amour de la beauté pure. Dans sa jeunesse, il avait d’abord publié des vers ; et, des fleurs de son premier printemps, il gardait le parfum. Celui qui lui rend aujourd’hui les honneurs funèbres, au nom de l’Académie française, se rappelle mainte conversation où M. de Mazade lui parlait de la poésie avec un sentiment profond et une ardeur toute juvénile. Il conserva toujours, dans un repli sacré de son âme, le culte de l’imagination et de l’idéal, ce que les Anglais appellent « le coin vert ». Pour s’en convaincre, il suffit de relire son Lamartine, où il a tracé, du grand poète, un portrait digne d’un maître.

Mais, en parlant de son entretien intime et du charme qui émanait de sa personne, je me souviens que nous en jouissions encore, il y a si peu de jours, dans les réunions de notre Compagnie, où il se plaisait, où il venait le plus souvent possible ; car nos exercices étaient, je le crois bien, les seules récréations de sa laborieuse existence. Voici qu’il m’apparaît, tel que nous l’avons connu et aimé, si vert et, si droit sous le poids des ans, avec son cordial sourire, avec sa main loyalement tendue. Certes, tous les esprits sérieux verront disparaître avec peine ce mâle historien et cet écrivain d’élite. Mais, pour nous, ses confrères et amis, la perte est particulièrement douloureuse. Vous partagez tous, je le sais, Messieurs, la vive émotion qu’elle m’inspire ; et,, au moment du suprême adieu, vous promettez avec moi de garder la chère mémoire de celui qui nous offrait ce type accompli d’honneur, de franchise, de distinction et d’urbanité, si bien défini par le mot de la vieille France : un galant homme.