Discours sur les prix de vertu 1904

Le 24 novembre 1904

Paul HERVIEU

INSTITUT DE FRANCE

ACADÉMIE FRANÇAISE

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DU JEUDI 24 NOVEMBRE 1904

PRÉSIDÉE

PAR M. PAUL HERVIEU
DIRECTEUR

 

MESSIEURS,

 

L’Académie confère, assurément, un cher témoignage de sa bienveillance à celui d’entre ses membres qu’elle désigne pour faire ce rapport. N’y joint-elle pas quelquefois, — et par exemple aujourd’hui, — un trait de son irréprochable malice ?

La littérature d’imagination s’entend reprocher souvent de décrire le désordre des mœurs ou les révoltes de la passion. Ses représentants ne passent point tous pour analyser, de préférence, les documents qui concernent la vertu. Lorsque l’un d’eux est mis soudain en face d’un volumineux dossier où les triomphes du devoir s’affirment par centaines, n’a-t-il pas, tout d’abord, à y prendre une leçon particulière ? Oui, pour préambule, il nous est doux de confesser que la réalité serait, de nos jours, plus riche que la fiction en héros de vertu.

Sied-il de formuler l’espoir, en outre, que les romanciers et les auteurs dramatiques viennent davantage à s’inspirer de sujets comme en fournissent annuellement nos lauréats ?... M. de Montyon, lui-même, ne semble pas avoir cru à cette chance. Une de ses instructions suprêmes fut naguère signalée ici, par M. Ferdinand Brunetière, qu’il faut admirer et envier, en chaque matière qu’il traite, d’y commencer par avoir tout lu. Cette recommandation de l’illustre donateur portait que le discours sur la Vertu « ne devrait pas être de plus d’un demi-quart d’heure ». Or, ce n’est point dans cet espace de temps que l’on peut proposer au conteur ou au dramaturge d’exercer son art. Et cependant, pour la part qui peut être faite à la vertu, personne ne prétendra s’y connaître plus libéralement, que M. de Montyon. Il n’a pas voulu dire, évidemment, qu’un défilé ininterrompu de belles actions serait de caractère à lasser l’assistance. Mais, en déconseillant l’effort prolongé, il prévoyait probablement, la rapide insuffisance des moyens, chez ceux qui auraient à chercher des formes et des couleurs à peu près dignes de dépeindre la vertu : Tel est, du moins, l’humble avis que nous suggère, en ce moment, l’essai personnel.

 

L’Académie décerne, cette année, la plus haute de ses récompenses à l’Association Valentin Haüy pour le Bien des Aveugles. Ceux-ci, nous apprend-on, seraient au nombre de quarante mille en France. L’État vient en aide à deux mille environ. L’Association Valentin Haüy en patronnait quatre mille cinq cent cinq, à la date du mois de mars dernier, c’est-à-dire tout un petit peuple de déshérités : enfants, apprentis, ouvriers, vieillards. Quoique cette Association fasse l’aumône, elle ne l’a point pour but : elle a organisé une propagande afin de prévenir la cécité ; elle est éducatrice des métiers dans lesquels la main de l’aveugle réussit avec le moins de peine, et parfois merveilleusement. Attentive aux procédés qui peuvent rendre l’infortune moins irritante, elle veille à ce que ses protégés lisent, voyagent, défendent leurs droits civils comme s’ils avaient des yeux. Ainsi, sur son initiative, plus de dix mille volumes ont été traduits de la langue française dans ce langage en relief qui s’appelle la méthode Braille. De départements en départements, cette bibliothèque a circulé, l’année dernière, par douze cents colis postaux. Nous savons, de là, que les aveugles rendent les livres qu’on leur prête ; et ne nous dissimulons pas qu’un tel scrupule est souvent atrophié, en revanche, chez les clairvoyants ?... Ce fut l’Association Valentin Haüy qui s’avisa de faire entendre à une équité généreuse des compagnies de chemins de fer que, dans les cas de déplacement forcé, un aveugle et son guide ne sont pas, moralement, deux voyageurs. Grâce à cette observation délicate et aux faveurs consenties, Antigone ne serait plus exposée désormais à choisir entre l’impossibilité de payer aussi le tarif et celle d’abandonner son père. Parmi tant de subtils bienfaits, on a songé à établir un service particulier de consultations juridiques et d’assistance judiciaire. Car on a constaté une singulière inadvertance chez les gens qui voient, et ce serait de faire plus spécialement main basse sur la part légitime des gens qui ne voient pas. Par les entremises de l’Association Valentin Haüy, l’aveugle aura maintenant, devant, la justice, à côté de la veuve et de l’orphelin, sa place de misère, mais de prédilection. Et nous voyons ainsi l’œuvre de charité sagace et efficace lui faire recouvrer tour à tour une personnalité, une sorte d’indépendance malgré la nature, des relations multiples avec les choses de l’esprit, et le contentement de soi-même dans le travail, et ce rang civique de compter parmi les hommes utiles. En proclamant que l’Association Valentin Haüy pratique l’adoption, avec tout, ce que ce terme peut autoriser d’ingénieuse sollicitude et de paternel amour-propre, nous rappellerons qu’elle a pour âme son secrétaire général, M. Maurice de la Sizeranne.

On n’en est pas à conclure qu’il fasse jamais bon d’être aveugle ; mais ce qui suit peut rendre fier d’appartenir à la pauvre confrérie : Françoise Martinhem, privée de la vue depuis trente-huit ans, reçoit aujourd’hui pour ses vertus un grand prix Montyon de trois mille francs. Elle atteignait sa douzième année quand lui survint la paralysie du nerf optique. Elle fut admise à l’institution Nationale des Jeunes Aveugles de Paris ; et elle y méritait, à la fin de ses études, d’être gardée comme monitrice pour les travaux manuels. C’est à l’atelier d’Argenteuil qu’elle est actuellement employée, ou plutôt, selon l’expression des témoignages en sa faveur, c’est là qu’elle est ange gardien. Quand le travail d’une autre infirme lui semble dur ou désavantageux, Françoise Martinhem, sous prétexte de le rectifier, s’en charge. Retenons ce compliment qu’elle obtint pour s’être, par surcroît. Chargée, le dimanche, d’enseigner le catéchisme à une fillette dont l’intelligence s’est presque anéantie dans des convulsions. Le prêtre, qui interrogeait ensuite l’enfant, déclara : « Pour vous apprendre votre catéchisme, il faut une patience d’aveugle… » Les vertus qui distinguent Françoise Martinhem nous étaient préalablement certifiées par les personnes ayant qualité officielle, et par la médaille que lui remit en 1901 la Société d’Encouragement au Bien. Mais une supplique en sa faveur nous est, de plus arrivée, si touchante à plusieurs égards, que la transcrire quelque peu sera faire partager le sentiment ému qu’elle nous a laissé. La signataire est, elle-même, hospitalisée à l’ouvroir d’Argenteuil ; et l’on va comprendre aussitôt comme quoi sa pensée, pour être recueillie et nous parvenir, aura dû suivre le plus sombre et le plus lamentable des chemins... « Je suis, dit-elle, aveugle, sourde ; j’ai la gorge et le palais perforés. Ma parole est difficile à comprendre même pour les personnes qui vivent habituellement avec moi. Je suis donc, pour ainsi dire, aveugle, sourde, muette ; et des soins continuels me sont nécessaires pour que des tourments nouveaux ne s’ajoutent pas à ceux dont je souffre déjà... » Nous passons ici l’énumération de ces soins pénibles que nous ont décrits les naïvetés de la reconnaissance. Mais en disant que c’est pour ménager votre sensibilité nerveuse, nous indiquons en même temps ce qu’ils ont de doucement héroïque chez Françoise Martinhem qui les donne... « Depuis six ans, poursuit sa compagne, elle me tient en communication avec la vie extérieure. Par des mouvements ingénieux de sa main sur ma main, elle me fait presque tout comprendre... Sachant combien, avant d’être sourde, j’aimais la musique, elle se prive d’aller au concert pour que j’ignore qu’il y en a un ; et, de la sorte, elle renonce à cette consolation des aveugles comme elle, qui entendent... L’une d’entre nous ayant subi l’extraction d’un œil, c’est encore Françoise qui, pendant quatre mois, la pansa deux fois par jour, avec son toucher délicat... Chaque fois que, parmi les nôtres, on a besoin d’un service, d’un conseil, d’un renseignement, c’est de préférence à Françoise que l’on s’adressera, connaissant sa bonté naturelle... » Et l’aveugle, la sourde, la muette, — dans une espérance que malgré les noirceurs du sort à son égard l’on devine radieuse, — termine en demandant le prix Montyon pour sa bienfaitrice. Le souhait, à cette heure, est exaucé. Nous songeons qu’entre les deux amies, Françoise Martinhem et Marthe Boulnois, qui ont à échanger les impressions d’un commun contentement, la voix non plus ne peut servir pour suppléer au silence des yeux morts. Mais il y a ces petits signes ingénieux, nous a-t-on raconté, par lesquels la main de l’une parle à la main de l’autre. Et nous imaginons que jamais deux mains qui se rejoignent, entre braves créatures, n’auront rien exprimé de plus éloquent.

 

Le chapitre des aveugles emplirait ce rapport. Sur la foi d’une statistique, tout à l’heure, nous avons accepté que le nombre de ces affligés ne dépassât pas quarante mille pour la population française ; mais, dans l’examen de nos dossiers, les aveugles ont surgi, de toutes parts, appuyés sur l’enfant exemplaire, que nous couronnons : Rosalie Boissonade, de la Lozère, depuis dix ans sert de guide à sa mère aveugle ; et pendant vingt-cinq ans, elle s’était louée dans une exploitation agricole, pour nourrir son frère presque aveugle, dont elle adopta, quand il mourut, les enfants... Marianne Mons, du Cantal, entretient par son travail, jusqu’à leur mort, son père aveugle, sa mère infirme, son frère paralytique... Josefa Ugartemendia, des Basses-Pyrénées, courant pieds nus porter du poisson à plusieurs lieues, quand il n’y a pas de bateau de charbon à décharger, nourrit depuis trente-six ans sa sœur aveugle, après avoir fait vivre ses parents d’une existence qui les rendit octogénaires... Cydonie Desoin, de Bergues, dans le Nord, durant de longues années, a été l’unique garde-malade de son père aveugle ; et, depuis quarante-deux ans, elle se consacre à sa sœur dont l’épilepsie a dégénéré en démence... Mélanie Renaudin, de Cherbourg, gagne un franc par jour comme couturière ; et avec cette somme, — nous écrit quelqu’un, sérieusement, car cela ne donne pas envie de rire, — elle s’arrange pour éviter toute privation à sa vieille mère aveugle...

On voudra peut-être voir une clémence du destin dans ce qu’il fait fleurir la vertu, avec une exactitude si fidèle, auprès des ombres de la cécité. Alors, considérons que ce destin aura eu son genre de clémence aussi pour Célina Dévenin, de Roubaix, puisqu’elle n’est que borgne, et quoique par une certaine compensation elle soit boiteuse. Néanmoins, cette jeune fille, que nous récompensons, a su prendre, il y a treize ans, la charge de sa nombreuse famille. La mère venait de mourir ; le père excitait la rébellion des autres enfants, contre leur aînée. Celle-ci ne se découragea de rien. Elle éleva ses sœurs, dirigea ses frères, et leur persuada de ne point déserter le logis. Elle recueillit encore une petite parente, orpheline et sans asile. Et de son pas vacillant, malgré les incertitudes de son demi-regard, elle a préservé toute une couvée humaine.

 

Nous arrivons aux moyens supérieurement lucides de faire le bien, et qui furent les plus ingambes, lorsque nous parlons d’un autre grand prix de trois mille francs, pour lequel a été choisie Mlle Marguerite Bottard, ancienne surveillante en chef de la Salpêtrière. Elle a pris sa retraite depuis 1901, après soixante années de soins aux maladies mentales ou nerveuses. L’âge de quatre-vingt-deux ans couronne aujourd’hui ses états de services, qui eurent pour commémorations successives la remise d’une médaille d’or devant le personnel assemblé, puis une autre médaille de première classe, et enfin la croix de la Légion d’honneur. Ce ne furent pas seulement ses capacités qui firent de Mlle Bottard une admirable « hospitalière » ; ce sont encore les belles qualités de son cœur. Elle ne se contentait pas de prodiguer aux malades les meilleurs soins que dicte la raison ; elle écoutait aussi les inspirations les plus attendries. Tout d’abord secourable à ses proches, Mlle Bottard faisait profiter ensuite de ses appointements modiques les recluses les plus solitaires, les plus abandonnées. Elle se montrait, nous écrit-on, infiniment discrète, presque timide, dans sa façon de leur procurer quelques consolantes douceurs. Sans doute, elle était ainsi en garde contre le petit sourire des observateurs : cette précaution nous est d’autant plus facile à deviner que nous allions reculer, nous-même, devant la trivialité des mots et craindre que, parmi les titres de cette vertueuse femme, il ne fût pas également digne de citer sa propension à payer et pour les folles du café avec du sucre. Ah ! félicitons-la bien hautement, au contraire, d’avoir dispensé autour d’elle ce bien moral que contiennent les surprises inespérées, les attentions improbables et l’heureuse vanité de s’en voir individuellement l’objet. Les âmes déchues, envers lesquelles la bonté de Mlle Bottard se mettait en frais de coquetteries, auront senti passer, dans leur enfer, quelque chose d’insaisissable peut-être pour leur compréhension, mais qui avait des ailes.

Combien de nos prix vont encore à ces visiteuses secourables qui, sans autre investiture, s’autorisent de la pauvreté pareille et fraternelle pour s’installer au chevet du malade isolé !... La dame Schiltz, de Meurthe-et-Moselle, a soixante-dix ans. Elle a élevé ses six enfants. Son mari est perclus. Et quoiqu’elle soigne en lui déjà le plus cher de ses infirmes, quoiqu’elle manque de toute fortune, elle prodigue encore à de plus misérables ses gains, ses vêtements, son linge. Ceux qui la connaissent la définissent de cette façon sommaire : « C’est son besoin de faire le bien ; c’est plus fort qu’elle... » Mais, en cherchant, trouverait-on mieux pour faire apercevoir la sublimité d’un caractère ?... Philomène Grand, de la Haute-Loire, a été la garde-malade de tout son village, pendant qu’y sévissaient tour à tour la variole et la fièvre typhoïde. En ce qui la concerne, nous avons aussi retenu une phase étrangement expressive sur la ténacité de son dévouement, et sur l’accueil bourru que la bienfaisance braverait dans certaines chaumières : « Personne du pays, observe-t-on, s’étant alité vingt-quatre heures, ne peut se vanter de ne pas l’avoir vue accourir... »

 

Nous voudrions, par équité, et nous pourrions longtemps encore signaler à vos sympathies des dévouements de même ordre. Mais, au point où nous voici, une réflexion s’impose que nos devanciers ont eu semblablement à faire : le mérite des femmes accapare presque tous nos prix. Cette année, nous en couronnons à peu près une centaine, et seulement douze hommes. Le petit nombre de ces derniers réclame une explication. Et comment serait-il déplacé de vouloir ici justifier un sexe, qui est précisément celui des académiciens ?

La vérité, c’est que, — pour nous conformer aux intentions de nos donateurs et aux possibilités de nos candidats, — il nous faut entendre la Vertu dans un sens où elle s’appellerait plus exactement la Charité.

Depuis le temps où l’étymologie déclara que la vertu était virile par excellence, la force du terme s’est adoucie ; d’autres diront : affaiblie. En tout cas, nous sommes loin de l’état d’esprit de ce général lacédémonien qui découvrait la vertu pour avoir reçu, d’une souris, un coup de dents, au fond du panier de figues qu’il fouillait. On se rappelle que, la lâchant soudain, il se dit en lui-même : « Il n’est donc point d’animal si chétif qui ne puisse sauver sa vie, s’il ose la défendre ! »... Ainsi la vertu, à cette époque, put signifier : savoir mordre.

À présent, les prix Montyon et leurs assimilés, dans un sens inverse, tendent à récompenser le sacrifice de soi-même et les plus parfaites abnégations. La vertu que nous célébrons consiste le plus souvent dans les soins prodigués aux enfants, aux malades, aux vieillards. Cette sainte tâche peut exiger de la force morale ; mais elle se passerait de force physique : elle est même de celles qui semblent convenir le plus directement au naturel féminin, ses aptitudes, à sa prédestination qui l’attacherait davantage au logis.

L’excuse pour les hommes de ne pas figurer dans une plus grande proportion sur la liste de nos récompenses, cette excuse se lit avec l’histoire de certains d’entre eux. Ils ont abdiqué une part des privilèges masculins l’indépendance qui délaisse le pays de misère ; l’initiative, l’audace qui s’en vont loin, au-devant de l’avenir. Ils se sont faits en quelque sorte mère de famille près de leurs frères et sœurs. Tout en assumant de gros labeurs, et avec ce que la résignation a de plus vaillant, ces hommes sont devenus la fille et la servante de la maison, ou, pour mieux dire, la maman de leurs vieux parents.

Auguste Peigné, de la Loire-Inférieure, ne possède pour tout bien qu’un hectare et demi de terre et quelques cases délabrées, dont il a hérité conjointement avec ses trois frères. Mais ceux-ci, qui ont ainsi que lui passé l’âge de quarante ans, sont, tous trois, si faibles d’esprit que le corps en demeure impotent. Du matin au soir, le frère aîné est aux champs, à travailler comme quatre, pour quatre. Et, quand il rentre, il n’a personne avec qui partager, près des siens en enfance, les charges de père nourricier ou les besognes de nourrice. Quand sa mère était vivante, il s’allégeait un peu par elle. Mais depuis quelques années, il est seul à peiner, absolument seul. Et, puisqu’il en aura plus d’honneur, nous devons souligner qu’aucune femme, cette fois, même moyennant salaire, n’a consenti à le suppléer dans les choses du logis, où sont les physionomies ingrates, — peut-être inquiétantes, — des trois dégénérés. Cet excellent frère ne s’est jamais plaint de son sort. Il ne se doutait point qu’une institution existât pour reconnaître la vertu de conduites comme la sienne. Nous avons été heureux de le lui apprendre.

Jean Charageat, de la Corrèze, à l’âge de quatorze ans, s’est mis à faire vivre sa mère, ses trois sœurs et ses quatre frères. Pour cela, il avait à sa disposition un terrain dont on nous indique la mesure en disant qu’il n’y avait pas de quoi nourrir plus de deux vaches. Le jeune garçon défriche, sème, fauche. Il est dès l’aube à mener la charrue, et ne ramène qu’au clair de lune le tombereau du moissonneur. Deux des sœurs et les quatre frères se marient, s’en vont. Mais Jean Charageat, depuis sa naissance, — et voilà soixante ans !— n’a pas quitté la demeure où restaient la vieille mère et une sœur paralysée. Au commencement de 1902, la première prend le lit pour n’en plus sortir vivante. Durant des mois, c’est sa fille infirme qui la soigne dans le jour ; et, le soir venu, c’est le fils qui, harassé par la culture, veille cependant. Puis, l’infirme s’alite à son tour ; et Jean Charageat se trouve en face de deux mourantes à soigner. Il les aide, il les prolonge avec une tendresse inépuisable, avec une énergie qui ne permet pas à sa propre santé de défaillir. Et si elle est aujourd’hui compromise, si les forces de notre lauréat chancellent, c’est que sa mère, après sa sœur, ont rendu le dernier soupir dans ses bras, et qu’il ne sent plus la nécessité de vivre.

Jean Pichard, vigneron de Saône-et-Loire, a, d’abord, été un fils modèle qui entoura de soins assidus la vieillesse de ses père et mère. Les ayant perdus, il se conféra bientôt une nouvelle mission : sa sœur, épuisée par la misère, devint veuve avec cinq enfants en bas âge. Ce petit monde était voué aux pires épreuves, si l’oncle n’avait été là. Jean Pichard s’institue aussitôt le soutien de cette famille qui n’est pas de lui. Il se multiplie à l’ouvrage, s’impose les privations, renonce à toute dépense qui ne soit pas indispensable. Un des neveux est nouveau-né, et le sein de la mère s’est tari. Eh bien ! pour que le biberon soit, chaque jour, empli de lait frais, Jean Pichard ne bourrera plus sa pipe ; il ne boira plus le petit verre chéri du vigneron... Nous ne nous sommes pas retenu de divulguer cette recette de brave homme, pour fabriquer, avec du tabac et de l’eau-de-vie, un allaitement exquis.

 

Dans la personne de Jean-René Morvan, patron des douanes en retraite, au Conquet, nous avons à saluer un double type de la vertu, tant, au sens de la charité chrétienne que selon l’acception antique. Il n’a qu’une modeste pension, il est père de six enfants, il assiste ses beaux parents ; et ses exploits de sauveteur lui ont valu la gloire dans les annales bretonnes... Il ne veut compter que vingt-neuf personnes restées vivantes grâce à son courage. Deux d’entre elles, en effet, sont les mêmes à lui avoir été, en deux circonstances, redevables de la vie. Pour ne contredire ni lui-même, ni la vérité, disons qu’au péril de son existence, il a sauvé celle de ses semblables trente et une fois.

En 1884, un sloop, pris par le flux, menace de sombrer contre le pont d’Audierne où il cogne. Son mât est cassé. Il y a cinquante personnes à terre qui regardent ; mais nul ne s’avise du moyen de secourir l’équipage : on ne le peut sans risquer de n’en pas revenir. Jean-René accourt. Il enjambe le parapet, descend par l’extrémité du mât qui, tressaillant et couché, ne tient plus au navire que par des cordages. Par une manœuvre qui s’appelle faire allonger un grelin, Morvan opère le sauvetage, corps et biens...

Trois semaines plus tard, il repêche un homme que l’ivresse a fait tomber dans le port. Le mois suivant, il plonge tout habillé, avec son sabre, et ramène à nouveau un homme ivre. C’était un autre... À quelque temps de là, il saute du bout d’une jetée, et rapporte encore quelqu’un, également ivre... Ce n’est pas fini : Un pilote et un marin conduisent un passager d’une rive à l’autre, reçoivent un pourboire, interprètent la locution au pied de la lettre ; et au retour, dans leur inconscience, ils chavirent sur la rivière. Mais le dieu sur lequel ils étaient en droit de compter, totalement, s’incarna une fois de plus en Jean-René, et les sauva...

Il y a treize ans, à Loctudy, trois enfants s’aventurent en périssoire. Un courant les entraîne vers le large. Ils se jugent perdus. Leurs clameurs ont attiré du monde sur la plage ; et les spectateurs ne savent que pousser ce cri d’un altruisme si ingénu sur la lèvre des hommes : « il faudrait un homme ! » En voici un : Jean-René Morvan. Il se jette à la mer. Par de vigoureuses brassées, il atteint jusque vers les petits. Mais pour que le survenant monte avec eux, l’embarcation est trop frêle. Que faire ? Le sauveteur saisit entre ses dents le bout d’amarre qui pend de l’esquif. Et remorquant malgré le flot contraire, toujours nageant pendant des centaines de mètres, il cingle droit vers la côte, le col cambré sur les vagues, le front haut. On nous a conservé, après trois mille ans, le renom d’un loup de mer qui aurait eu pareille mâchoire, dans la baie de Marathon...

Un dernier trait : Par un matin de beau temps, tous les bateaux de pêche sont sortis du port où Morvan est sous-brigadier des douanes. Cela fait six cents hommes qui sont, là-bas, à lever leurs filets. Toutefois la mer s’est mise à grossir. Des vieux, sur le rivage, se communiquent bientôt l’impression que, depuis longtemps, on ne l’a pas vue déferler avec tant de furie. Il y a un mascaret qui va rendre bien dangereux le retour des barques. Vers deux heures de l’après-midi, on songe à mettre à l’eau le canot de sauvetage. Mais par qui le faire monter ? Son équipage régulier est en mer, dans le nombre des pêcheurs : ce sont les sauveteurs eux-mêmes qui auraient besoin d’être sauvés... On fait appel à des volontaires ; on en trouve sept. Cependant aucun d’eux n’a le crâne d’un chef. Le commandement est offert à Morvan. Vous pensez bien qu’il accepte aussitôt... Le voilà parti ! Et déjà il n’apparaît plus que par intervalles dans les embruns, sous les panaches d’écume... Pendant cinq heures, le canot qui lui obéissait resta sur la barre, chevauchant les lames, prêt à bondir à gauche, à droite, au secours des premiers qui, feraient naufrage. Cette présence empêchait que L’angoisse de six cents êtres humains devînt de la folie, alors qu’à demi déshabillés, ils étaient prêts, dans cette perdition, à sauter de leurs bords pour battre tout de suite, corps à corps, avec l’eau. Jean-René Morvan n’eut personne à sauver, ce jour-là ; mais on peut affirmer que, moralement, il y sauva une flotte, et qu’habitué à voir la mort, il ne l’a pourtant jamais dévisagée de plus près.

Ce héros est titulaire de den médailles d’argent, d’une médaille d’or, de deux médailles d’honneur. Nous allions ajouter machinalement qu’il est décoré. Mais non... Du moins, l’Académie se félicite de ce que, parmi tant de distinctions si noblement acquises, l’on ne verra point manquer sa branche de laurier.

 

Il n’est que temps d’évoquer le cortège humble et vénérable des servantes que nous avons couronnées. Ainsi que chaque année, elles se présentent trop nombreuses pour être toutes glorifiées nominalement. Et cependant quelle consigne sévère nous ont dictée l’exacte appréciation de nos ressources et la crainte d’être débordés Pour que ces créatures d’élite soient appelées à la récompense académique, il ne leur suffit pas d’avoir perdu la jeunesse, les forces, la santé à servir chez les mêmes, sans reproche. Il faut, en outre, qu’elles aient longtemps servi sans rémunération. Rien pour l’essoufflement, les courbatures, les brûlures et les sueurs au fourneau. Rien !... Aux vertus qu’on exige chez les domestiques, comment sont-elles encore légion pour justifier de nos conditions réglementaires, pour dépasser nos exigences ?

La touchante histoire de chacune est à peu près celle de toutes ces admirables filles. Nous les voyons entrer en service à rage de douze ans, gagnant cinq francs par mois, et, jusqu’à la mort des parents, leur remettre intégralement les gages, comme Marguerite Lemercier, de Quimper, qui ne commença d’économiser que vers la quarantaine. Puis, la ruine frappe les maisons où les unes et les autres étaient placées. On avertit, en pleurant, la servante qu’elle doit, se chercher une place près de gens moins malheureux. Alors elle répond, comme Marie Rochet, de la Loire-Inférieure, qu’elle est trop attachée à la famille, où sept enfants sont venus au monde depuis qu’elle y est entrée pour en soigner quatre déjà. Elle ne demande pas à être payée, mais gardée. Comme on se fait scrupule d’accepter ce dévouement, elle ajoute que si on la renvoie, elle reviendra, malgré tout, jusqu’à ce qu’on lui rouvre, s’asseoir devant la porte. On ne l’y a pas mise. C’était il y a quarante ans. Depuis lors, un modeste héritage que fit Marie Rochet, et, ailleurs, les soixante francs de rentes viagères que s’était, constituées Marguerite Lemercier furent, sous les toits où elles ont maçonné leur nid, te maigre aliment des plus mauvais jours.

De la sorte, celles-ci et celles-là ont sacrifié leur avoir à la détresse des intérieurs d’autrui. Quand on y avait des apparences à ménager, elles se sont prodiguées, secrètement, en démarches pénibles, humiliantes, qui eussent été trop dures pour Monsieur, pour Madame, les maître, les pauvres maîtres ! Elles ont apporté. Leur interprétation poignante, épique, au personnage, rament, de la bonne à tout faire.

 

Messieurs, le rapporteur annuel des prix Montyon sait-il toujours se défendre contre un désir petit de mettre la main sur une vertu inédite, originale, au besoin même bizarre ? Si cette faiblesse existe communément, soyez-lui indulgents : on y songe à vous, qui écouterez.

Un de nos prix, cette année, présente une certaine particularité. Nous avons tranché un cas de conscience, que voici : M. François Montarras, de l’île d’Oléron, second maître de la marine en retraite, médaillé militaire, était, en 1900, syndic des gens de mer à Rufisque, au Sénégal. La fièvre jaune s’y déclare. Devant la rage de l’épidémie, le chef d’une importante maison d’exportation est contraint de rapatrier son personnel, et, lui-même, devenu très malade, est à son tour forcé de partir. Mais il va falloir confier six cent mille francs de marchandises à des indigènes ; et les nègres, là-bas, ne sont pas réputés pour la blancheur, non plus, de leur conscience. Montarras se propose et, se fait agréer comme gardien. Pendant de longs mois, il est un des rares Européens qui ne soient pas en fuite. Il habite tranquillement avec le fléau, avec le dépôt. Il veille à ce que rien ne dépérisse dans ce qu’il détient. Il distribue des vivres contre des bons réguliers. Il administre ; il opère au mieux.

Quand le propriétaire revient, les choses sont en ordre parfait, en ordre meilleur, dit celui-ci, qu’il ne l’aurait su réaliser dans les circonstances. Jusques là, tout va bien. Mais l’émigré qui retrouvait son patrimoine éprouva le besoin de marquer de la satisfaction au détenteur sans fortune qui le lui avait conservé. C’est alors que tout se complique. — « J’ai fait mon devoir d’honnête homme, observe Montarras, cela ne se paie pas... — Permettez ! » On lui démontre qu’on lui est redevable d’au moins cinquante mille francs, ne serait-ce que par le chiffre des avaries qu’il a prévenues. Aucune insistance n’ébranle sa volonté. — « J’ai rendu un service d’ami, répète Montarras, voilà tout, c’est bien... »

De guerre lasse, ne sachant plus que faire, l’obligé invoqua l’Académie, la priant de trouver le mot de la situation, de définir la situation comme elle définit les mots...

Il nous a semblé qu’il y avait plus que de la probité pure et simple dans cette affaire : Une obstination de désintéressement si élégante chez l’un, mêlée, de l’autre part, à une gratitude d’un joli entêtement aussi, cela dégageait un arome sain, n’est-ce pas ? qui fleure la vertu. Nous espérons ne pas nous brouiller avec M. Montarras en lui marquant notre estime par une de nos médailles.

 

Et maintenant, nous manquerions à une tradition et à notre devoir, si, en finissant ce rapport, nous n’aboutissions pas à une observation réconfortante pour l’humanité en général, et même flatteuse. Le contenu de nos dossiers va nous la fournir.

Certes, nous n’y avons pas trouvé à satisfaire notre plus vif désir : c’eût été de mettre sous vos yeux la preuve que la vertu est tutélaire pour ceux en qui elle habite. Hélas ! nous avons vu la fatalité trop de fois s’acharner contre les bonnes âmes pour concevoir qu’il arrive rien de pis à l’adresse des méchants.

Serait-il permis de conclure, pour avoir rencontré les gens les plus vertueux du monde, que cela établisse une moyenne, d’après laquelle ce monde lui-même serait assez vertueux ? Un système analogue a prononcé que la durée de la vie humaine est de trente-six ans quatre dixièmes ; et il n’en résulte ni chaud ni froid pour ‘les centenaires, pas plus que pour les êtres condamnés à mourir en bas âge. Nous ne saurions, d’ailleurs, dissimuler qu’en arrière des figures lumineuses qui nous sont apparues, il y avait trop souvent une opposition d’ombres à entrevoir, dans le fond du tableau : Lorsque, sur deux frères, l’un s’exténue et s’endette pour sauver l’autre de la prison, est-ce qu’un bilan sincère, — sans parti pris d’optimisme, — peut inscrire, ce jour-là, un réel bénéfice au compte de la moralité publique ?

Mais une belle et bonne évidence sort des textes que nous avons eu à examiner ; et elle se dresse comme un démenti à l’idée que les hommes, pour avoir tant maltraité le juste à travers les âges, auraient en haine la vertu. Non pas ! Ils n’ont jamais eu que de la difficulté ou de l’impuissance à la discerner. Mais — quand elle est assez élémentaire, assez distincte, assez tangible, et d’un modèle assez vu déjà —, quand les hommes sont à portée de sentir son rayonnement et de la reconnaître, alors ils la saluent d’une acclamation commune. Pour désigner la vertu à une consécration solennelle, la foule s’entend avec les autorités, et les autorités civiles et religieuses s’entendent entre elles. Les conseils municipaux n’ont plus et une minorité : ils sont unanimes. Le village, la population d’un quartier s’unit dans un cri du cœur ; et les signatures aux jambages trébuchants cheminent vers notre secrétariat en compagnie des paraphes les plus imposants. Soyons donc assurés que la vertu est une beauté pour qui nos semblables ont une passion naturelle aux entrailles. Dès qu’ils savent où elle est, ils accourent la protéger ; ils la respectent, ils la chérissent, ils la cultivent, tout au moins, chez les autres.