Funérailles de M. Labiche

Le 25 janvier 1888

Ludovic HALÉVY

FUNÉRAILLES DE M. LABICHE

MEMBRE DE LACADÉMIE

Le mercredi 25 janvier 1888.

DISCOURS

DE

M. LUDOVIC HALÉVY

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

AU NOM DE LA SOCIÉTÉ DES AUTEURS ET COMPOSITEURS DRAMATIQUES.

 

MESSIEURS,

J’ai à remplir aujourd’hui le plus cruel des devoirs. Je viens, au nom de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques, dire un dernier adieu à celui qui a été un des maîtres du théâtre contemporain, à celui que nous avons tant aimé, tant honoré, tant admiré.

« Comment va Labiche ? » Cette question, en ces derniers temps, était constamment sur nos lèvres, et lorsque, avant-hier, cette affreuse nouvelle a éclaté : « Labiche est mort ! » il y a eu des larmes dans bien des yeux. Que peuvent valoir mes paroles, à côté de cela ? Il faut que je parle cependant et que j’essaye de traduire, en peu de mots, les sentiments qui sont dans nos cœurs.

Oui, Labiche est mort. On vient de le descendre dans cette tombe, et jamais, jamais nous ne reverrons le bon, loyal et franc visage de celui dont la renommée, chaque jour, allait grandissante. Il n’y a, ce me semble, dans l’histoire de notre théâtre, rien qui se puisse comparer à la carrière de Labiche. Sa première pièce est de 1838 — il avait vingt-trois ans — et, depuis cette époque, pendant quarante ans, près de deux cents pièces se succèdent, sans relâche, sans interruption, sur tous les théâtres de Paris. Jamais le talent et l’esprit n’avaient été jetés à tous les vents du succès avec une telle abondance et une telle prodigalité. Le public s’amusait, riait, applaudissait, s’étonnait de cette merveilleuse facilité, faisait fête à ces inventions sans cesse renaissantes, à ces charmantes et légères fantaisies ; mais enfin on ne rendait pas à Labiche la justice qui lui était due. Comment en aurait-il été autrement ? Lui-même ne se rendait pas justice lui-même. Il ne se doutait pas de son grand, de son immense talent. Cela lui venait si facilement, si naturellement ; cela coulait d’une source si large et si féconde ; et, pour le public, cela était si clair, si gai, si accessible à tous, que, tout d’abord, on ne s’aperçut pas que ce comble du naturel touchait de bien près au comble de l’art. Mais bientôt on finit par entrevoir que ces folies, ces drôleries, ces farces (le mot est de Labiche) valaient bien des comédies, et mieux que bien des comédies. Puis les comédies arrivèrent, les vraies comédies : le Voyage de M. Perrichon, la Poudre aux yeux, Célimare le Bien-Aimé… Je m’arrête. Il en faudrait trop citer. Et Labiche se décida à publier son théâtre. Ce fut alors un grand cri d’admiration mêlé d’un peu et même de beaucoup de surprise. Une pleine lumière éclairait en ses véritables proportions et montrait à sa véritable hauteur l’œuvre de Labiche.

Il avait eu quelque peine à se résigner à cette publication. Un de ses amis — et quel ami ! — n’eut que très difficilement raison de la sincère modestie de Labiche. Il n’avait fait représenter que des vaudevilles, disait-il, et publier dix volumes de vaudevilles !...

Ils parurent cependant, ces volumes ; vous savez, Messieurs, avec quel éclatant succès ! Seul, Labiche ne voulait pas se rendre à l’évidence de sa propre gloire, et, dans son discours de réception à l’Académie, ce modèle de grâce et d’esprit, il s’excusait, demandait pardon pour ses badinages, badinages qui comptent et compteront toujours parmi les plus originales comédies de ce temps.

Labiche devint aussitôt, et comme par miracle, la providence des directeurs de théâtre. Ils savaient tous ce qu’ils avaient à faire au lendemain d’un insuccès : accourir chez Labiche. Ils avaient découvert qu’il se trouvait là une mine inépuisable de franche gaieté, de vérité joyeuse, de pénétrante observation, de bon sens, de bonne humeur et de bon esprit. Et ces directeurs ne venaient pas seulement demander à Labiche l’autorisation de reprendre telles de ses pièces qui avaient réussi ; ils lui demandaient même des pièces dont la destinée première n’avait pas été très brillante. Labiche, en parfait honnête homme qu’il était, Labiche se récriait : « Mais cela n’a guère réussi, il y a trente ans. — Cela réussira aujourd’hui. — Alors, soit, mais à vos risques et périls... Prenez garde, prenez garde. » Les directeurs ne prenaient pas garde, et ils avaient bien raison, car des pièces reçues froidement en 1850 allaient aux nues, trente ans après. Elles étaient plus vivantes et plus jeunes qu’autrefois. Il y a dans l’œuvre si considérable de Labiche toute une suite de vrais chefs-d’œuvre qui jamais ne périront ; ces satires enjouées de nos éternels ridicules et de nos incurables travers, ces audacieuses et riantes comédies garderont une inaltérable fraîcheur et une invincible jeunesse.

Émile Augier avait écrit la préface du théâtre de Labiche, et c’est alors, dans cette véritable renaissance de succès, que furent pleinement justifiées ces paroles :

« Labiche est l’homme heureux par excellence, non seulement en lui-même, mais en tout ce qui l’entoure. La vie lui a souri dès le berceau, et, si elle est juste, elle continuera jusqu’à la fin. »

Non, la vie ne devait pas être juste jusqu’à la fin ; elle a cessé de sourire à Labiche, et cet homme heureux, heureux surtout parce que, bon et aimant, il était entouré d’êtres aimants et bons, cet homme heureux sut accepter de l’âme la plus ferme et la plus tranquille de longues années de souffrance qui annonçaient la mort.

Labiche, mon très cher maître, je crois vous revoir, en vos derniers jours de bonheur, dans votre cabinet de travail, devant votre grand bureau, en compagnie de ces vieux et charmants portraits de famille, votre grand-père, votre père, avec leurs braves et loyales figures. Car l’honneur et la bonté sont héréditaires dans cette famille, et nous savons tous, nous les amis du père, comment sera porté par le fils le cher et noble nom de Labiche.

Un grand malheur frappa ce fils adoré ; Labiche reçut le coup en plein cœur. Celui qui devait être si fort devant ses propres souffrances, faiblit devant une douleur qui atteignait ce qu’il aimait le plus au monde. Les jours de deuil commencèrent, et la maladie qui devait emporter Labiche le condamna au plus cruel des martyres. Avec quelle douceur d’âme, avec quel héroïque courage ce martyre fut accepté, nous l’avons tous vu... En ces dernières semaines encore, Labiche retrouvait, pour nous accueillir, son bon, son cordial, son inoubliable sourire des jours heureux. Les soins dévoués de la plus tendre des femmes ne pouvaient le sauver. Tout est fini pour lui, sur cette terre, et la joie et la souffrance. Il laisse un bien grand nom ; il avait un bien grand esprit ; il avait un aussi grand cœur. Gardons fidèlement le souvenir de celui dont Émile Augier, ce matin, disait, en une seule ligne, toute la vie : Labiche a été un honnête homme de génie.