Réponse au discours de réception de Henri de Nesmond

Le 30 juin 1710

Edme MONGIN

RESPONSE DE M. L’ABBE MONGIN alors Directeur de l’Académie, au Difcours prononcé par Monfieur l’Archevefque d’Albi, le jour de fa réception.

 

MONSIEUR,

L’ACADÉMIE veut bien advoüer qu’elle ne pouvoit jamais vous donner des marques plus efclattantes de fort eftime, vous faifant fucceder à l’illuftre Académicien qu’elle a perdu. Elle fçait qu’elle vous donne une place que l’Éloquence elle-mefme n’accepteroit qu’avec modeftie, & que vous allez remplir l’un des plus grands vuides que l’impitoyable mort ait encore laiffé parmi nous. Cependant noftre douleur ne nous fera point avoir de regrets à nos fuffrages, & nous n’avons point à craindre dans noftre choix les reproches du public. La renommée qui vous a fouvent veu marcher fur les pas de l’éloquent Fléchier, nous a elle-mefme marqué fon fucceffeur ; & nous avons la confolation d’y trouver les mefmes dignitez, les mefmes talents, & les mefmes inclinations ; un grand Prelat, un grand Orateur, & un grand Maiftre de la Langue Françoife. Cette reffemblance qui vous avoit rendu fon ami, vous rend aujourd’huy l’héritier de fa gloire ; & les fleurs que vous venez de jetter fur fon tombeau, font également dignes & de fon amitié & de la fucceffion qu’il vous laiffe.

 

L’ufage qui vous a engagé à faire fon eloge, & qui a tant coufté à voftre cœur, deviendra bientoft un ufage univerfel, & une loy inviolable pour tous les Orateurs. C’eft le grand Maiftre de l’Art de bien parler, & tous ceux, qui comme vous, MONSIEUR, s’y diftingueront un jour, luy rendront hommage de leur talent. Vous avez commencé ce tribut, la pofterité le finira. Et tant que l’élégance du ftile, la beauté de l’expreffion, la jufteffe des pensées, la variété des tours, la pompe & la magnificence des images, la richeffe & l’importance de la matiere feront admirer les Efcrits du Siecle de LOUIS LE GRAND ; on fe fouviendra tousjours que l’illuftre Fléchier en fut comme l’inventeur & le pere ; que ce fut luy qui porta le premier avec tant d’efclat & de dignité l’éloquence dans les Chaires Evangeliques ; qui apprit aux Graces à parler le langage de la Piété & de la Religion ; qui rendit les Mufes Chreftiennes ; qui inftruifit leur voix à publier les vertus des Saints, & à chanter la gloire des Martyrs ; & qui, pour ainfi parler, ofta le Caducée à l’Idole muette qui le portoit, pour le remettre entre les mains de la vérité mefme. Ainfi Moïfe faifoit fervir à l’ufage des Ifraëlites les vafes précieux qu’il avoit enlevez à l’infidelle Égyptien.

 

Mais un genre d’Éloquence où Monfieur Fléchier tiendra tousjours un rang à part, où il ne trouva point de modelles pour fe former, & où il ne laiffe guère après luy de Rivaux, c’eft, MESSIEURS, l’art de celebrer le merite & la gloire des illuftres morts de fon fiecle. L’Oraifon funèbre eftoit avant luy l’art d’arranger de beaux menfonges, un art tout profane, où, fans égard à la verité ni à la Religion, on confacroit les fauffes vertus des Grands, & fouvent l’abus de la grandeur mefme. Mais le fage Fléchier ne fongea dans l’éloge des Morts qu’à faire des leçons aux Vivants, & qu’à déplorer les grandeurs humaines par la vanité qui les accompagne, ou par la mort qui les deftruit. Il ne fuffifoit pas d’eftre né Grand, de poffeder de grandes dignitez, ou de luy propofer de grandes recompenfes, pour avoir place parmi fes Heros immortels. Pour ne point trahir la vérité, il n’a loué que la vertu ; pour ne point flater fes portraits, il n’a travaillé que d’après la plus belle nature ; & tous fes Heros font des modelles, comme toutes fes Pieces des chefs-d’œuvres. C’eft là qu’on eft eftonné de voir dans un feul homme l’ame univerfelle de plufieurs grands Hommes, l’ame du Guerrier, l’ame du Sage, du grand Magiftrat, & de l’habile Politique. Là il s’eleve, il change, il fe multiplie, & prend toutes les formes différentes du mérite & de la vertu. La feduction eft fi forte, qu’on croit voir tout ce qu’on ne fait que lire ou qu’entendre ; avec un livre à la main vous eftes tranfporté dans des Sieges & dans des Batailles ; c’eft l’orateur qui vous charme, & vous n’eftes occupé que du Heros ; c’eft Fléchier qui parle, & vous ne voyez que Turenne. L’art cache l’Orateur, & ne monftre que le grand Magiftrat ou le grand Capitaine.

 

La pofterité, qui jugera tousjours de fes talents par fes Ouvrages, pourra auffi juger de fa piété par fes fentiments ; & fi elle n’en eftoit pas un jour fuffifamment inftruite, c’eft à nous à l’en affurer aujourd’huy, & à luy apprendre à juger de l’Evefque de Nifmes par fa vertu auffi-bien que par fon langage. Souffrez donc, MESSIEURS[1], que j’efleve un moment ma voix, & que du fiege mefme de l’Immortalité où j’ai l’honneur de tenir voftre place, j’annonce de voftre part à nos derniers neveux, que cet Orateur célèbre qu’ils admireront, & que les plus Éloquents d’entr’eux tafcheront d’imiter, fur encore plus admirable par fes mœurs que par fon eloquence ; que fon zele & fa piété furent en luy des dons plus grands que le don de la parole ; que s’il a fi bien parlé le langage des Saints, il a encore mieux fuivi leurs exemples ; qu’il s’eft peint, qu’il s’eft reprefenté, qu’il a fait fon hiftoire dans tous les éloges qu’il a publiez des faints Evefques ; qu’il eftoit luy mefme tout ce qu’il admiroit dans ces grands modelles pieux comme les Borromées, compatiffant comme les François de Salles zelé comme les Auguftins ; & que s’il a laiffé dans fes Efcrits un Rival au grand Chryfoftome, il a auffi laiffé dans fa vie un Imitateur de fes vertus ; mais principalement de cet amour tendre & paftoral qui le rendit tousjours le pere de fon peuple.

 

En effet, c’eftoit peu de charmer les efprits, il enlevoit les cœurs, & la douceur eftoit fon caractere comme l’eloquence eftoit fon talent. L’herefie qui refiftoit fouvent à la force de fes paroles, cedoit à fa bonté ; indocile à la raifon, elle fe rend à l’amour. Ces hommes mefmes que les plus noires fureurs poffedoient, qui avoient perdu tout fentiment d’humanité pour tout âge & pour tout fexe, eftoient encore fenfibles à la tendreffe de leurs Pafteurs. Sourds à la voix de la Patrie, parricides impies de leurs Citoyens, alterez fur tout du fang des Oingts du Seigneur, ils fe declaroient les defenfeurs de l’Evefque de Nifmes, il leur eftoit du moins facré par fon amour, s’il ne leur eftoit pas par fon caractere : le Pere fauvoit l’Evefque, & fouvent ils alloient par refpect depofer leur ferocité à fes pieds, comme les lions alloient tomber aux pieds des Martyrs. Sans doute que cette Ville, desja fameufe par fes fçavantes Antiquitez, va la devenir encore par les cendres precieufes de fon Evefque, l’Orateur de la France, l’ornement de fon fiecle, le Difpenfateur de l’immortalité, & l’un des plus grands ornements de cette Académie.

 

Vous avez part, MONSIEUR, à tous ces titres glorieux, moins par la place que vous occupez, que par la reffemblance des talents qui vous l’ont meritée. Comme luy vous avez fouvent fenti la douceur, & peut-eftre le danger qu’il y a de fe voir applaudi dans les Chaires Chreftiennes. La Cour, le Throfne mefme retentit encore de ces Difcours vifs & ingenieux, où faifant par avance les fonctions d’Académicien, l’Éloquence faifoit parler l’admiration fur les vertus, & les glorieux exploits du Roy, & marquoit à Sa Majefté, tantoft le zele & l’amour d’une grande Province, & tantoft les hommages, les vœux & les actions de graces de toutes les Eglifes de France.

 

La celebre Eglife d’Albi dont les befoins vous arracheront à celle de Montauban, apprendra fans allarmes le fujet qui fait aujourd’huy noftre joye. Trop feure de voftre fidelité & de voftre amour, elle n’a rien à craindre de la tentation dont vous nous flatez. Vous luy faites tous les jours de plus grands facrifices, en renonçant aux douceurs d’une famille puiffante & egalement illuftre par l’efclat des armes, & par la fplendeur des fes eminentes Dignitez de la Magiftrature.

 

Nous l’avions bien preveu, que la confolation que vous nous donnez feroit courte, & que voftre attachement aux devoirs de l’Epifcopat nous feroit bientoft refentir les peines de l’abfence. Mais nous fçavions auffi que les véritables interefts de l’Académie ne font pas d’avoir tous fes enfants raffemblez autour d’elle. Il luy en faut d’affidus dans fes befoins & dans fes travaux domeftiques ; mais il luy en faut auffi d’efloignez pour porter fa gloire au dehors, & comme pour eftendre fon empire. Nous donnons ici des regles pour fixer l’ufage de la Langue, & pour perpétuer le gouft de la véritable Eloquence, & vous, MONSIEUR, vous irez en donner des exemples. Vous irez communiquer & refpandre l’efprit Académique dans ces Provinces efloignées, ou avec beaucoup d’efprit on a quelquefois befoin de principes pour la pureté du langage, & pour la jufteffe des pensées. C’eft ainfi qu’autrefois les Romains, pour ofter aux peuples qu’ils avoient vaincus, la rudeffe & la férocité de leurs mœurs, envoyoient ces fameufes colonies qui portoient fous un ciel eftranger toute la politeffe & toute l’urbanité de la Patrie.

 

Enfin, un autre depoft plus précieux vous eft encore confié, mefme dans voftre abfence ; c’eft la gloire de noftre augufte Protecteur. Tous les lieux font propres pour loüuer la vertu, & ce n’eft pas à l’enceinte du Louvre que fe bornent les devoirs d’un veritable Académicien ; fon amour mefme ne fe borne pas à fon cœur, & non content d’aimer le Roy, il voudroit encore infpirer fes fentiments à toute la terre. Infpirez donc les voftres, MONSIEUR, aux peuples qui vous font confiez. Dites-leur pour leur confolation & pour l’intereft de la vérité ; que s’ils fouffrent, c’eft malgré le plus grand & le meilleur des Rois ; qu’il eft plus touché de voir couler leurs larmes, que de voir prendre fes Villes & que la feule conquefte où il afpire, c’eft celle de leur propre cœur ; & que l’objet le plus cher de fes foins & de fes defirs, c’eft de procurer leur repos, & d’affeurer leur bonheur.

 

[1] A Meffieurs de l’Académie.