Inauguration de la statue de M. Edmond About, à Paris

Le 20 décembre 1887

Ernest RENAN

INAUGURATION DE LA STATUE DE M. EDMOND ABOUT

À PARIS

Le mardi 20 décembre 1887.

DISCOURS

DE

M. ERNEST RENAN

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

 

MESSIEURS,

Ah ! voilà bien, Messieurs, ces traits que nous aimions ! Voilà bien ce sourire qui courait sur les lèvres de notre confrère, quand il écrivait tant d’œuvres charmantes ; voilà cette figure épanouie, où se lisait dès le premier abord la philosophie à la fois ironique et aimable qui l’a soutenu dans sa carrière d’ardente activité. Quelle riche nature, Messieurs ! quelle surabondance de sève ! quelle prodigalité de vie ! Quelle joie ce fut pour nous, en ces années de tristesses qui marquèrent le milieu de notre siècle, de voir entrer dans le champ clos des grandes luttes ce brillant jeune homme, vrai petit-fils de Voltaire, en qui le vieil esprit français, ce vaincu qui ressuscite toujours, semblait narguer allègrement ceux qui l’avaient cru mort, et s’écrier : « Je vis encore ! » Oui, entre plusieurs débutants illustres, grâce auxquels notre pays humilié par tant de révolutions mal concertées et de réactions aveugles, après 1848, aux défis qu’on lui adressait, About fut celui qui continuait avec le moins de mélange notre ancienne tradition. Il avait la qualité dominante de l’esprit français, l’honnête droiture, la clarté. Voltaire fut avant tout un esprit honnête ; About le fut aussi au plus haut degré. Demander à de tels hommes de porter éternellement un masque sur leur visage, d’accepter docilement ces conventions, souvent puériles, auxquelles le grand nombre a peu de mérite à se soumettre, c’est demander à la lumière de ne pas aller en ligne droite. L’atmosphère où ils vivent est d’une transparence absolue ; le mystère n’a pas de sens pour eux ; comme la lumière électrique, ils fouillent tous les replis et rendent le mensonge difficile ; les ridicules qu’ils aperçoivent, il leur est impossible de ne pas les stigmatiser.

Est-ce là de l’égoïsme, de la froideur ? Oh ! non, certes. Ces adversaires impitoyables des teintes fausses et des demi-jours aiment la vérité. L’hypocrisie leur inspire un véritable soulèvement de cœur ; les dogmes qui fuient la pleine lumière les agacent. À toute proposition de dissimuler ce qu’ils pensent, ils répondent : « À quoi bon vivre, si l’on n’a plus cause de vivre ? »

Un amour fort d’ailleurs, un amour dominant était le principe moral de cette âme que des critiques superficiels ont qualifiée de frivole. C’était l’amour de cette pauvre France, à laquelle il devait ce qu’il y avait de meilleur en lui. Les partis qui se succédaient au pouvoir avec une rapidité désespérante eussent voulu que, pour leur être fidèle, il refusât de leur survivre. Mais la France existait toujours pour lui, après la ruine des partis. Son patriotisme, aux jours d’épreuve, sut être éloquent et courageux. La France avait été la fée qui l’avait doué, qui l’avait couronné tant qu’elle put décerner des couronnes. Quand elle n’eut plus à distribuer à ceux qui l’aimaient que des signes de deuil, About se voua à une tristesse dont il ne voulut pas être consolé. Il prit en suspicion jusqu’à son talent, qui aurait pu le distraire. Le fin lettré d’autrefois devint un lutteur des luttes journalières. Il s’aigrit, méconnut quelquefois ses amis, irrita ses ennemis.

La colère, Messieurs, même la plus juste, est mauvaise conseillère. Ce qu’il y a de pire dans la condition du vaincu, c’est que sa situation le condamne à se tromper. Il devient exigeant, soupçonneux, susceptible. Si About se laissa quelquefois égarer par les faux jugements de cette sorte, il en fut surtout victime. Ah ! grande dureté de notre temps ! Les adversaires se déchirent, se méprisent. À voir combien ils sont sévères les uns pour les autres, on les croirait vertueux, et pourtant, si un vrai sentiment moral inspirait leurs attaques, ils seraient indulgents. Oh ! quand verrons-nous élever un temple au pardon réciproque et à l’oubli ? À vrai dire, je crains que le temple de mes rêves ne soit le cimetière. La paix, qui ailleurs n’est qu’une chimère, ici seulement devient une réalité. Bientôt, je crois ; nous dirons avec l’Ecclésiaste : « Heureux les morts ! »

Notre confrère n’eut même pas cette récompense, qu’ont d’ordinaire les vieux lutteurs, d’assister tranquilles, sur la fin de leur vie, aux batailles des autres. Au moment où il allait prendre possession du fauteuil où vos suffrages l’appelaient, la mort est venue le prendre. Nous n’avons pas eu la joie de le voir siéger parmi nous. Telle est l’âpreté qu’a prise de nos jours la bataille de la vie, qu’on ne relève plus ses morts. Grâce à vous, Messieurs, grâce au talent de l’artiste dont l’œuvre vient de vous être révélée, l’avenir saluera, en ce lieu, l’image vraie d’un des hommes qui de nos jours ont le plus ajouté à cette masse de raison qui, faible encore, s’augmente de siècle en siècle par l’effort de toutes les grandes âmes et de tous les bons esprits. Derrière les nuages qui s’amoncellent, il y a encore un ciel bleu et de chauds rayons. Quand l’heure de l’impartialité sera venue, bien des adversaires reconnaîtront qu’ils ont travaillé sans le savoir à la même œuvre. Tous alors proclameront qu’About fut un de ceux qui ont le plus aimé, à une heure critique s’il en fut, le progrès et la liberté.