À propos d'un album photographique

Le 25 octobre 1871

Ernest LEGOUVÉ

À PROPOS D’UN ALBUM PHOTOGRAPHIQUE

Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies
le mercredi 25 octobre 1871

PAR

M. E. LEGOUVÉ

DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

La mode, vous le savez, est aux collections photographiques. Je ne connais guère de salon qui n’ait la sienne, et chacune d’elles est à la fois le portrait de ceux qui y figurent et de celui qui l’a composée. Un de ces albums, qui m’est tombé récemment sous les yeux, m’a frappé par son caractère particulier : il m’a donné l’idée de vous entretenir un moment de cette découverte merveilleuse qui touche à l’art et à la science, à l’histoire et à la famille ; qui est faite pour les êtres les plus obscurs comme pour les personnalités les plus éclatantes, et qui répond tout ensemble à un des goûts les plus vifs de notre esprit et à un des besoins les plus profonds de notre cœur.

Mme de Staël mourut en causant ; en vain, depuis plusieurs jours, ses parents, voyant arriver le fatal dénouement, voulaient-ils écarter les visiteurs de son lit d’agonie : « Laissez, laissez entrer, disait-elle d’une voix fiévreuse, j’ai soif du visage humain ! » Ce mot profond et presque terrible exprime une des plus ardentes passions de notre temps : nous avons tous soif du visage humain. Arrêtez-vous chez les marchands d’estampes, voyez quelle foule se presse devant les vitrines d’expositions photographiques, et observez son attention investigatrice ! Que l’image exposée soit celle d’un criminel ou d’un homme de génie, d’une actrice ou d’un général, d’un souverain ou d’un poète, même empressement à interroger son front, ses veux, sa physionomie. Est-ce pure curiosité ? simple amour de distraction ? frivole désœuvrement ? Non ! Il y a autre chose que le désir de regarder dans cette insatiable ardeur de regards ; il y a un besoin intime et caractéristique de l’intelligence moderne : nous n’avons soif du visage hu main que parce que nous avons soif de l’âme humaine.

Notre époque, en effet, n’est pas une époque d’imagination et de poésie ; la réalité seule l’intéresse profondément. Dans la science, le temps des systèmes est passé, le règne de l’expérimentation directe est venu. En histoire, nous demandons la vérité absolue, nous voulons que l’historien en sache et en dise sur les grands hommes autant que leur valet de chambre ; au théâtre, le plus sûr moyen de succès est de raconter le soir au public ce qu’il a vu et entendu le matin ; peu importe que ce qu’il a vu soit laid et que ce qu’il a entendu soit douloureux ; cela lui plaît si cela est ; l’amer plaisir de constater l’existence d’un vice ou d’un travers le console de le voir et même de l’avoir. De là, l’immense succès de Balzac. Personne n’a dévoilé tant de laideurs humaines ; personne n’a plongé si profondément dans l’âme pour n’en rapporter souvent que des monstres, et personne n’a inspiré tant de sympathies et d’admirations. Chose étrange ! Plus il nous désespère, plus il nous attire ! Pourquoi ? parce que nous le croyons d’autant plus vrai qu’il est plus désespérant, et qu’il satisfait ainsi le goût dominant de notre esprit et notre plus chère prétention : connaître le fond des choses et ne pas être dupes.

Cette double disposition explique notre passion pour les photographies des personnages célèbres ; il ne nous suffit pas de savoir ce qu’ils ont fait ; nous voulons connaître ce qu’ils sont.

Or qui nous renseignera ?

Est-ce leur réputation ? La Renommée n’a cent bouches que pour mentir de cent manières différentes. Est-ce leurs ouvrages de portes ou de peintres ? Les artistes ne mettent dans leurs œuvres que ce qu’ils ont de meilleur ; parfois même ils y mettent le contraire de ce qu’ils sont. J’ai connu un peintre, célèbre par la furie de ses batailles, qui était la prudence en personne : il dépensait tant de courage dans ses tableaux qu’il ne lui en restait plus pour la vie privée. Enfin, jugerons-nous les hommes d’action sur leurs actions ? Rien de moins sûr. Nous valons presque toujours beaucoup plus ou beaucoup moins que ce que nous faisons. Il y a un grand nombre de coupables qui sont moins criminels que leurs crimes ; et il y a bien peu de héros qui soient aussi héroïques que leurs actes. Si nous pénétrions au fond du cœur d’où est parti tel fait blâmable ou admirable, nous serions épouvantés de la différence qui existe entre l’acte et l’acteur, entre l’arbre et ses fruits. Les circonstances environnantes, le moment, les mobiles secrets, l’herbe tendre ou l’herbe dure ont une si grande part dans nos actions que nous n’y sommes guère, nous, que pour moitié ; nous avons tous les événements pour collaborateurs anonymes. Eh bien ! quelle est la part précise qui appartient aux hommes célèbres dans leurs actes, quel rapport, quelle proportion existe entre ce qu’ils ont fait et. ce qu’ils sont, voilà ce que nous voulons démêler à tout prix, et voilà ce que nous demandons à leur image ; nous citons devant nous le visage humain comme un dernier témoin ; témoin qui ne dit pas tout, mais qui dit ce que nul ne peut dire ; témoin à charge et à décharge, qui aggrave, atténue, complète, rectifie les autres témoignages ; témoin enfin, fourni par Dieu même, et qui, si on le consulte avec circonspection, ment peu et trompe rarement : en général, on n’a que la figure qu’on mérite.

Cette idée, que je ne pose pas en vérité absolue, trop de gens pourraient réclamer ! cette idée a servi de point de départ à une nouvelle école historique. Un des esprits les plus ingénieux et les plus féconds de ce temps-ci, M. Ampère, dans son beau livre, l’Histoire romaine à Rome, et après lui, M. Beulé, dans ses vives et originales études sur l’antiquité, ont fait des statues et des bustes romains un appendice aux Annales de Tacite : ils ont demandé le secret des Césars aux portraits des Césars, et le marbre leur a révélé ce que le génie lui-même ne leur avait appris qu’à demi. Que serait-ce donc si, au lieu de ces visages plus ou moins altérés par la flatterie ou l’inhabileté des artistes, ils avaient eu devant eux la personne même telle que la nature l’a créée ? Quelle clarté soudaine jetée sur l’histoire, si chaque siècle reparaissait devant nous avec le cortége vivant des êtres sublimes ou pervers, terribles ou charmants, qui l’ont ensanglanté, enchanté, immortalisé ! Quelle source féconde d’instruction et de plaisir, si nous pouvions tous, dans l’étude du passé, avoir sur notre table, dans nos mains, sous nos yeux, à côté de chaque grand acte historique, le visage de celui qui l’a fait !

Hé bien, voilà ce que nous donnera désormais la photographie ; et voilà ce qu’a essayé et réalisé en partie, pour l’époque présente, l’album dont je vous ai parlé.

Celui qui l’a composé n’est cependant ni un savant, ni un historien, ni un moraliste, et sa collection ne ressemble en rien à une galerie méthodique et complète des grandes illustrations contemporaines : homme du monde, homme d’esprit, amateur raffiné de ce qui est piquant dans ce qui est actuel, il a taché d’exprimer par ce recueil de portraits la figure du moment fugitif où nous vivons.

Il a donc cueilli dans la Flore parisienne, car c’est surtout un album parisien, une centaine de... de quoi ? de gloires ? Oh : non : le mot est trop gros pour la chose. Tels ou tels des personnages qui figurent là à titre d’illustrations ne seront peut-être bientôt que des réputations, dans quelques mois que des notabilités, un peu plus tard que des notoriétés, et finiront, je le crains, par être des anonymes. N’importe ! l’album n’en est que plus curieux, et le contraste plus piquant. Un homme d’État fait vis-à-vis à une cantatrice. Un souverain sert de pendant à un ténor. Un ministre sourit à celui qui doit lui succéder. En face d’un beau front de poète immortel brille l’éphémère beauté d’une femme du monde, et ce qu’il y a de fugitif dans sa royauté d’un jour ajoute à la grâce du recueil ; les étoiles filantes ne sont pas, comme vous le savez, celles qui font le moins bon effet dans le ciel.

Tout en parcourant ces portraits, il me vint une réflexion ; je me dis : Ces gens-là sont bien plus ressemblants qu’ils ne se l’imaginent, car, sans s’en douter, ils ont travaillé eux-mêmes à leur propre ressemblance, ils ont été à la fois modèles et peintres. Plus d’un, j’en suis sûr, en s’asseyant sur la chaise photographique, a pris sa pose préférée, sa physionomie de prédilection, celle qui exprime non pas ce qu’il est, mais ce qu’il croit être. En voici un, par exemple, qui sourit d’un air fin ; évidemment il se trouve très-spirituel. Cet autre, avec ses yeux levés au ciel et sa chevelure orageuse, appartient à la classe des poètes inspirés. Je serais bien surpris si ce personnage qui vous regarde en face avec des yeux profonds comme s’il voulait vous percer à jour, ne se disait pas tout bas : « Quel coup d’œil d’aigle est le mien ! .Rien ne m’échappe ! » Enfin, quant à ce jeune législateur qui porte d’une mine si haute sa sept-cent-cinquantième part de souveraineté, il est évident qu’une fois monté à la tribune, il ne doit pas y avoir moyen de l’en faire descendre ; je suis certain que du haut de ses vingt- cinq ans il gourmande les hommes d’État ; qu’il ne prononce jamais le mot politique sans mettre trois P devant le mot, et qu’il inaugure au lieu et place de la race éteinte, j’espère, des petits crevés, la dynastie naissante des petits gonflés !

Ces observations se résument en un mot : La photographie est à la fois le portrait de notre figure et celui de notre prétention. Il en résulte que je regarde comme très-sain de se faire photographier de temps en temps. Une bonne photographie vaut un examen de conscience. Elle vous met sous les yeux plus d’un travers secret que vous n’osiez pas vous avouer à vous-même ; elle vous jette brutalement votre âge au nez. Quel homme de cinquante ans, de soixante, si vous voulez, pour peu qu’il soit sincère, ne s’est pas dit tout bas, en face de sa photographie : « Bonté du ciel ! Que je suis vieux ! Comment ! toutes ces rides-là, est à moi ! Comment ! cette figure triste, fatiguée, vallonnée, capitonnée, c’est le Monsieur à qui je fais la barbe tous les jours ! C’est incroyable ! » On reste stupéfait ! Stupéfaction qui augmente parfois d’une façon désagréable lorsque, portant cette photographie à quelques amis... vous les entendez s’écrier : « Oh ! parfait ! Comme c’est bien vous ! Voilà enfin un portrait qui vous ressemble ! » Merci : Ah ! l’on a beau se croire sensé et philosophe, on a beau arracher de son cœur toutes ses illusions d’amour-propre comme un bon jardinier ôte les mauvaises herbes de son jardin. toujours on a en dedans de soi un portrait de soi-même bien plus beau que la réalité. En dedans, il n’y a pas de registres.de l’état civil, il n’y a pas d’extrait de naissance : on est toujours jeune en dedans ! Un beau livre vous tombe sous la main et vous enthousiasme comme à vingt-cinq ans ? Vous vous croyez vingt-cinq ans ! Un récit touchant vous arrache des larmes ; un beau visage qui passe vous charme comme à vingt-cinq ans ? Vous vous croyez vingt-cinq ans ! Je suis sûr qu’au moment où les vieillards de Troie se levèrent devant Hélène en s’écriant : « Qu’elle est belle ! » ils ne se souvenaient plus de leur âge : ils se croyaient jeunes ; ils l’étaient !... en dedans. En dedans, oui, mais en dehors ? Oh ! croyez-moi, vous tous, mes contemporains, mes aînés, et même mes cadets de quelques années, faites-vous photographier ! Si vous sentez poindre en vous quelque réveil de vanité, quelque velléité de prétention, prétention de force, prétention de succès, prétention de grâce, prétention de santé, faites-vous photographier ! faites-vous photographier ! Il y a de grands prédicateurs dans le monde, aucun ne vous répétera aussi haut le Solve senescentem d’Horace, aucun ne vous dira aussi crûment : « Eh mon bonhomme, dételle, coupe ton vin, renonce à faire le brillant, et contente-toi d’être bon, utile et humain. C’est de tous les âges, cela ! » La vieillesse a .un beau rôle : ce n’est pas de contrefaire la jeunesse, c’est de l’aimer et de s’en faire estimer. La vieillesse peut avoir sa grâce, mais une grâce sérieuse et surtout désintéressée. Tous les jeunes gens sont plus ou moins usuriers ; leur amabilité, leur élégance, leur gaieté même, ressemblent toujours quelque peu à des placements ; ils veulent que leurs sourires leur rapportent ! Que le vieillard fasse précisément le contraire : il ne lui est pas défendu de tâcher de plaire aux autres, mais à la condition de ne jamais penser à lui ! Qu’il prenne poire modèle le charmant Ariste de l’École des maris de Molière, qui est aimable, gracieux, souriant, galant même, et qui n’est pas ridicule Pourquoi ? parce qu’il donne tout, et ne demande rien.

Voilà ce que m’a dit cet album photographique, et ce sont, certes, là de fort bons conseils : mais, lui aussi, il aurait besoin de quelques avis : quand on dit aussi sincèrement la vérité aux autres, il faut permettre qu’on vous la dise. La photographie a un grand défaut ; comme tous les portraitistes, elle défigure souvent les visages qu’elle reproduit ; je sais plus d’une photographie qui est une calomnie. D’abord, il y a des figures antiphotographiques, des modèles dont le soleil n’attrape jamais la ressemblance. Pourquoi ? On pourrait peut-être en donner plus d’une raison scientifique, mais la principale, c’est que la photo­graphie ne nous reproduit qu’immobiles, condamnés à l’immobilité, et par conséquent plus ou moins défigurés par la contraction. Peu importe que la reproduction matérielle des traits soit exacte, notre visage n’est pas tout entier dans la charpente osseuse, il est aussi dans notre physionomie, dans le jeu des mouvements de notre cœur et de notre esprit, dans ce dedans enfin dont je parlais tout à l’heure et qui est bien pour quelque chose dans le dehors, quand il fait briller nos yeux, quand il fait palpiter nos lèvres, quand il enfle nos narines, quand il relève nos chairs, quand il répand enfin sur nos traits le feu de la colère, l’éclat de la joie, la lumière de l’intelligence ou de l’âme. Tout cela, c’est nous aussi ; or, que devient tout cela dans la photographie ? Que devient, par exemple, un homme d’imagination, quand le photographe lui lance sort affreux : « Ne bougez plus ? » Ne bougez plus ! À ce seul mot, les traits se tirent, les regards se troublent, les yeux pleurent, le sang vous bat au cœur et vous bout au cerveau avec violence, vous n’êtes plus vous-même : il ne faut donc accepter la ressemblance photographique que sous bénéfice d’inventaire ; elle nous abuse quelquefois par son exactitude même. Ainsi j’apercevais dans cet album le portrait d’un illustre octogénaire de notre temps ; ce portrait est un chef-d’œuvre, mais un chef-d’œuvre trompeur. Ce front labouré de rides, ces joues creusées, ces lèvres affaissées, ces yeux recouverts par la paupière, forment sans doute une image admirable de vérité, mais d’une vérité toute matérielle, tout extérieure, et qui par conséquent n’est que la moitié de la vérité. Reproduire la vieillesse du visage humain comme celle d’un monument, c’est l’altérer. Ceux qui ont vu et entendu causer cet illustre vieillard savent qu’il y a un autre lui que ce portrait, un lui plein de feu, de vie, de grâce même, et du visage duquel s’envolent, comme par enchantement, quinze ou vingt années aussitôt, qu’il parle. Je n’ai donc là sous les yeux que la moitié de sa médaille, et la moins exacte, le revers.

L’art photographique abonde en erreurs de ce genre. Comment corriger ces impressions fausses ? Comment compléter, au moins en partie, ces témoignages insuffisants ? J’en sais, je crois, un moyen. Il faudrait, dans un tel album, ajouter à l’image du modèle quelques lignes de son écriture. On se moque volontiers des gens qui prétendent juger du caractère sur l’écriture, on a tort. L’écriture aussi est un portrait, comme la démarche, comme les gestes, comme la voix, comme tout ce qui émane de nous. Je suis bien désintéressé en parlant ainsi, car j’ai une écriture abominable. Ah ! c’est que, si je voulais, j’expliquerais bien en quoi cet affreux grimoire me ressemble ; mais j’aime mieux ne pas le dire. Ce qui est certain, c’est qu’on aurait grand intérêt à compléter la photographie par l’autographie. Une seule phrase de cet illustre vieillard, écrite au bas de son portrait, suffirait pour nous faire comprendre que cette image ment ! La main protesterait contre la figure, et, grâce à cette écriture si ferme, si droite, d’un dessin si arrêté, soudain, derrière la façade altérée du temple, luirait à nos yeux la lampe du sanctuaire, c’est-à-dire l’éternelle jeunesse de l’intelligence, du caractère et de l’âme.

Je livre mon idée aux collectionneurs d’albums. Ils y trouveront un moyen de plus de satisfaire à la passion de notre temps, la plus universelle, la plus commune à toutes les classes, à tous les âges, et aux deux sexes, la curiosité. Car, en parlant des personnes curieuses, on dit toujours : les filles d’Ève. Et ses fils donc ?

Je ne veux pas finir cette causerie sur l’art photographique par un desideratum, quand il a encore tant d’autres mérites dont je n’ai rien dit. Comment, par exemple, ne pas parler de lui à titre de compagnon de voyage ? Quel merveilleux auxiliaire dans toutes les grandes expéditions scientifiques ! Avec quelle puissance il fait revivre à nos yeux, dans leur originalité saisissante, les monuments gigantesques de l’Orient Quelle résurrection des peuples évanouis, que cette évocation de leurs temples, de leurs statues, de leurs dieux, de leur terre, de leur ciel, je dirai presque de leur soleil, car la puissance des ombres révèle la puissance de la lumière. Il est pourtant un autre bienfait de la photographie, qui dépasse de bien loin celui-là, et tous ceux que j’ai vantés.

Autrefois les inventions scientifiques étaient trop souvent des curiosités de laboratoire, des trésors de sanctuaire. Aujourd’hui, la condition première des conquêtes du génie, c’est de ressembler au soleil, de luire pour tout le monde. La photographie a ce glorieux privilége. Loin de haïr et d’écarter le profane vulgaire, c’est pour lui qu’elle est créée. Elle a mis à la portée des plus humbles cette joie immense, réservée jadis aux classes privilégiées, la joie de posséder l’image de ceux qu’on aime. Grâce à elle, le pauvre paysan, qui part pour l’armée, emportera dans sa giberne, non pas un bâton de maréchal de France, mais ce qui est plus facile et non moins doux, le portrait de sa mère à qui il laissera le sien. Grâce à elle, pas un humble logis qui ne puisse désormais posséder, comme les châteaux aristocratiques, sa galerie de portraits de famille, sa collection d’ancêtres... car enfin, nous avons tous des ancêtres, et ces généalogies de bourgeois, de commerçants, d’artisans, d’ouvriers, ne seront ni moins glorieuses ni moins utiles pour leurs fils, que ne l’était pour les descendants de la noblesse, toute une longue suite d’ambassadeurs, de généraux et de ministres. Si les uns représentent la race, les autres représenteront la famille ; si cette succession d’uniformes brillants, de décorations éclatantes, entretenait, dans l’esprit des enfants nobles de justes sentiments d’orgueil, les métamorphoses graduées du sarreau en veste, de la veste en habit, de l’habit en toge d’avocat-ou de juge, parleront, aux fils des classes obscures, de courage et d’espérance. Les uns apprenaient de leurs pères comment on ne déchoit pas, les autres apprendront des leurs comment on s’élève.

Ai-je tout dit ? Non ; la photographie a un dernier titre à notre reconnaissance.

Quels parents n’ont fait souvent cette triste réflexion, qu’en réalité nous perdons nos enfants tous les ans ? Même quand Dieu nous les laisse, le temps nous les dispute. Chaque jour qui s’écoule nous enlève quelque chose d’eux, alors même qu’il les embellit. L’enfant d’aujourd’hui n’est pas semblable à l’enfant d’hier, et différera à son tour de l’enfant de demain. Les âges en se succédant se dévorent les uns les autres, l’adolescence absorbe l’enfance pour disparaître bientôt elle-même dans la jeunesse, de façon que, quand notre fille arrive à sa pleine floraison, nous avons perdu tout ce qui a précédé et amené son épanouissement, nous avons perdu ses quinze premières années ! notre mémoire, si fidèle qu’elle soit, ne les possède qu’en bloc ; le charmant jour à jour nous a échappé. Hé bien ! cette perte cruelle, la photographie la répare. Ce que le temps nous arrachait, elle nous le rend. Demandons-lui chaque année une image de nos enfants, et soudain nous reconquérons cotte suite de métamorphoses par où ils ont passé, nous retrouvons avec toutes leurs transitions de visage toutes leurs transformations d’intelligence ou de caractère, nous sentons du même coup renaître en notre cœur toutes les joies, toutes les craintes, toutes les espérances que nous a données chacune de ces crises : ce ne sont pas eux seuls qui revivent devant nous, c’est nous qui revivons à nos propres veux, en face de leur image, et qui revivons, pour qui... ? encore pour eux ! Chacun de ces portraits n’est pas seulement une joie, c’est une leçon. Chacune de ces images nous rappelle un écueil que nous leur avons évité, un défaut que nous avons combattu en eux ; ce coup d’œil, qui embrasse toute la carrière qu’ils ont parcourue, nous apprend à les guider dans la carrière à parcourir ; et enfin, si Dieu nous frappe du plus horrible malheur que connaisse cette triste terre, si nous voyons mourir avant nous ceux qui devaient nous aider à mourir,... hé bien ! au moins nous restera-t-il la consolation de conserver d’eux tout ce que la providence nous en avait donné. Leur avenir nous est ravi, mais leur passé nous appartient tout entier !

Je ne puis songer à tant de bienfaits sans m’indigner de notre injustice envers celui à qui nous les devons. L’homme qui a eu la première idée de cette grande invention, l’homme qui l’a réalisée sous sa première forme, était un Français, et nous avons effacé son nom de sa découverte ; nous en avons fait une invention anonyme. L’anonymat,... que ces murs me pardonnent ce barbarisme ! l’anonymat est une de nos ingratitudes. La vaccine, la vapeur, le chloroforme, la télégraphie électrique, qui devraient nous rappeler à chaque moment les grands hommes qui en ont doté le monde, n’éveillent en nous qu’une idée de puissance physique ou de force matérielle. Nous avons exproprié le génie de ses œuvres, et nos bienfaiteurs de leur bienfait ! Tous les jours, à toute heure, des milliers d’entre nous sont guéris par eux, éclairés par eux, charmés par eux, enrichis par eux, soulagés par eux, et nous ne savons pas leurs noms ! Je ne connais que deux exceptions à cette règle d’oubli : l’une pour Améric Vespuce, qu’il a nommé l’Amérique sans l’avoir découverte, l’autre pour le malheureux docteur Guillotin, qui est mort de chagrin, dit-on, de voir son nom attaché à la guillotine.

Il est trop tard, hélas ! pour réparer note injustice envers notre compatriote, M. Daguerre. Il y a ainsi dans ce monde mille choses qu’on peut détruire, mais qu’on ne refait pas. Du moins, si nous n’avons pas respecté l’inventeur, respectons l’invention. Que cet art qui a pour mission d’éclairer, de charmer, de consoler, ne soit pas employé à corrompre ! Le premier siége de Paris, auquel l’histoire rendra un jour justice, a eu un grand honneur : par la seule influence des sentiments virils et purs qu’il entretenait dans les âmes et qui étaient comme l’atmosphère de la cité, il avait fait disparaître de nos murailles ces honteuses photographies qui insultaient à la pudeur publique. Si elles osaient se reproduire encore, que tous les honnêtes gens se lèvent pour les faire chasser ! Songeons que, pour une population ardente et fiévreuse comme la nôtre, de telles images sont plus qu’une honte, c’est un péril ! Songeons que, quand la foule se presse autour d’elles, c’est du poison qu’elle boit par les yeux, et ne déshonorons pas un noble et bel art en le condamnant à nous montrer ce qu’il y a de plus immonde ici-bas, le vice, reproduit par ce que Dieu a reproduit de plus pur, la lumière !