L'Odyssée, ode à l'Institut de France

Le 8 mai 1815

Lucien BONAPARTE

L’ODYSSÉE,

ODE A L’INSTITUT DE FRANCE,

LUE A LA SÉANCE PUBLIQUE DU 8 MAI 1815

PAR LE PRINCE LUCIEN.

 

Sur le rocher d’Ithaque, au milieu des déserts
Autrefois si chéris de la sage déesse,
Taciturne, chargé d’une noire tristesse,
Quel vieillard est assis au bord des flots amers ?
De rayons immortels sa tête est couronnée ;
Sa lyre frémissante, aux vents abandonnée,
Du courroux poétique exhale les transports.
Privés des feux du jour, ses yeux sont immobiles
C’est le chantre divin, l’orgueil de tant de villes ;
C’est Homère ! prêtons l’oreille à ses accords :
Autour de moi pressés, trente siècles de gloire,
Contre le sort jaloux me défendent en vain.
L’infatigable envie, exhalant son venin,
Sous mille traits hideux s’attache à ma mémoire.
Des nuages du doute elle obscurcit mon nom.
« Hector, Priam, Hélène, Achille, Agamemnon,
« De vingt chantres divers lui paraissent l’ouvrage ;
L’ensemble d’Ilion échappe à son regard.
« Ce n’est plus que le fruit d’un aveugle hasard :
On déchire, on flétrit mon divin héritage !
Les Grecs dégénérés, languissant dans les fers,
Ont perdu dès longtemps le sceptre du génie ;
Les bords de l’Hélicon, les champs de Thessalie,
Ne retentissent plus d’harmonieux concerts.
Pour des climats lointains Minerve nous délaisse ;
Et l’étranger deN’ient le juge de la Grèce !
Le superbe étranger, riche de nos débris,
De nos tombeaux foulés insulte la poussière !
« Dans le Nord on dépouille, on méconnaît Homère !
Des antiques leçons tel est l’indigne prix.
« Des savants, enivrés d’une docte folie,
Enfantent chaque jour un système nouveau.
Ma gloire leur parait un pénible fardeau :
Ils veulent m’arracher mon Ithaque chérie.
A peine savent ils comment lire mes vers ;
Et, démentant l’aveu de vingt peuples divers,
Ils osent nie juger, d’un accent intrépide.
La terre trois mille ans encensa des erreurs
« Eux seuls sont éclairés ! Audacieux rhéteurs,
Ils séparent Ulysse et le fils d’IzEacide.
« île de Calypso ! symbolique Circé !
« Jardins d’Alcinoiis, oliviers du Nérite !
Vous, mânes évoqués des rives du Cocyte !
« Silencieux Ajax .au regard courroucé !
Mer, toujours entr’ouverte aux yeux de mon Ulysse !
Déesse des cœurs forts, Minerve protectrice !
Palais hospitaliers de Sparte et de Pylos !
Chaste fille d’Icare ! et toi, bonne Euryclée !
Laërte, ami des champs ! sage et fidèle Eumée !
Télémaque chéri, digne sang des héros !
Moitié de mon renom ! trésor de ma vieillesse !
Si le rapsode errant osa vous altérer,
« Ses profanes accords n’ont pu dénaturer
Les traits de feu lancés des rives du Permesse.
« L’Iliade chantée à la table des rois
Résonna rarement sous de vulgaires doigts.
Les peuples réunis préféraient l’Odyssée.
Souvent pour recueillir de grossières clameurs,
Ajoutant à nies vers des accents imposteurs,
Le rapsode sans frein flétrissait ma pensée.
« Mais qui du feu sacré nourrit le pur flambeau
Distingue les accords du rapsode et d’Homère.
Aujourd’hui cependant l’Europe téméraire
Ose troubler ma cendre au fond de mon tombeau.
« On dispute à ma gloire Ulysse et Télémaque.
Viens, Apollon vengeur ! protectrice d’Ithaque,
« Fille de Jupiter, écoute mes accents !
Si votre nom cent fois retentit sur ma lyre,
Descendez à ma voix du lumineux empire
« Accourez affermir mes autels chancelants. »
Le demi-dieu soupire ; sa tête puissante
Sur le roc d’Itliacus se penche tristement.
Les vagues à ses pieds en long mugissement
Amoncelaient des mers la surface ecuinaiite.
Un éclair est Parti du sommet d’Hélicon.
Le Nérite s’ébranle au souffle d’Aquilon :
Les oliviers sacrés qui couronnent sa tête
Agitent dans les airs leur feuillage tremblant.
Les nuages, la terre, et le flot menaçant,
L’un sur l’autre pressés, annoncent la tempête.
Jusqu’en ses fondements l’Univers tressaillit.
Le ciel, la mer s’entr’ouvre ; et l’Olympe s’abaisse.
Près du chantre divin tous les dieux de la Grève
Accourent à la fois ; Minerve les conduit :
Tous les dieux de l’Éther et des voûtes liquides,
Les dieux même du Styx, les chastes Piérides,
Entourent le vieillard, objet de leur amour.
Homère aperçoit tout des yeux de son génie ;
Il entend des neuf sœurs la sublime harmonie ;
Il se voit au milieu de la céleste cour.
Il voit auprès de lui les trois fils de Cybèle,
Et sous un voile épais le suprême Destin.
Calliope paraît, un sceptre d’or en main,
Et se lève au milieu de la troupe immortelle :
Interprète des dieux, dissipe ton effroi.
Tous les fils de Coelus descendent près de toi
« Jamais ta lyre en vain n’évoqua leur présence.
« Que peux-tu redouter des Zoïles nouveaux ?
« Les insectes rampants troublent-ils le repos «
 Du roc qui vers les cieux lève sa tête immense
Dans l’Europe aujourd’hui j’ai porté mes autels.
« Du Destin tout-puissant tel est l’ordre immuable.
« Tout marche, se succède : un cercle invariable
Ramène tour à tour la lumière aux mortels ;
Mais l’Europe pour nous a remplacé la Grèce.

« Vois autour de ton nom quelle foule se presse ;
« Vois du nord au midi ces nuages d’encens
S’élever chaque jour au pied de tes images ;
Rome, Londres, Paris, dans la suite des âges,
Admirent sans repos, et redisent tes chants.
« On te dispute Ulysse, et je te dois vengeance.
« C’est à moi de punir les Zoïles du Nord.
« Écoute mon arrêt : quel que soit leur effort,
« Ils resteront couverts d’un éternel silence.
« Moins coupable, Zoïle obtint quelque renom ;
« Mais pour eux, à l’oubli j’ai condamné leur nom ;
« Et le mépris vengeur s’attache à leur système.
« Charme à jamais, mon fils, et la terre et les cieux ;
Viens t’asseoir parmi nous à la table des dieux,
Et jouis en repos de ta gloire suprême. »