Discours sur les prix de vertu 1852

Le 19 août 1852

Louis, dit Ludovic VITET

Discours sur les prix de vertu

de M. Vitet
Directeur de l’Académie française

Lu en séance le 19 août 1852

 

 

MESSIEURS,

En instituant deux concours unis entre eux dans sa pensée, M. de Montyon n’a malheureusement pas voulu qu’un même rapporteur put vous en rendre compte. Il vous prive ainsi du plaisir d’entendre une fois de plus cette éloquente voix qui vous charmait tout à l’heure. C’est celui qui parle si bien des bons livres qui devrait vous parler des bonnes actions. Les bons livres sont la semence, les bonnes actions les épis. Consolante moisson que notre sol, Dieu merci, s’obstine encore à produire, malgré les germes corrupteurs dont il est empoisonné. Ces actes de courage, de charité, de dévouement, accomplis autour de nous, nous fortifient et nous se rassurent. C’est un spectacle encourageant auquel M. de Montyon nous convie chaque année, et que je dois essayer de mettre encore une fois sous vos yeux.

Rien n’étonne et ne réjouit la conscience publique comme un trait de brillant héroïsme ; mais l’abnégation sans faste et sans éclat, la constance dans le bien, le dévouement persévérant, s’ils excitent une admiration moins bruyante, n’ont pas moins de droits an respect qu’un effort plus sublime et souvent passager. Aussi l’Académie donne-t-elle sans hésiter sa première récompense à une pauvre femme septuagénaire qui, depuis près de quarante ans, se dévoue et se sacrifie. Françoise Bultez, avant 1816, était servante à Valenciennes dans une famille honorable et aisée. Elle y avait déjà passé vingt-trois années, lorsqu’un désastre commercial frappa le chef de la maison. La ruine était complète plus de pain, plus d’asile pour le mari, la femme et les enfants. Alors Françoise se présente à ses maîtres, non pour leur dire adieu, mais pour leur demander de partager leur misère. Elle veut les servir toujours, continuer ces soins du ménage dont elle seule dans la famille a la rude habitude elle veut plus encore, les aider, les secourir. Économe et prévoyante, elle a pendant vingt-trois ans mis de côté quelques épargnes ; cet argent va servir aux besoins les plus pressants. Mais bientôt il s’épuise ; Françoise alors se souvient qu’elle possède, en commun avec sa sœur, un petit champ, une chaumière, seul héritage de ses parents. La chaumière et le champ sont vendus, et la part qui revient à la pauvre fille soulage encore pendant quelque temps ceux dont elle est devenue la mère et la bienfaitrice.

Cependant le chef de la famille travaillait à réparer sa ruine ; la fortune allait lui sourira, qu’elle tombe malade et meurt. Ce nouveau coup n’ébranle point Françoise ; elle n’a plus rien à elle, que quelques vêtements, un peu de linge, son trésor le plus cher le linge qu’une Flamande amasse pour ses vieux jours, elle y tient comme à la vie ; mais sa maîtresse manque de tout, ses jeunes enfants n’ont plus de bardes ; elle donne avec joie son trousseau, gardant pour elle les hainous. Il ne lui restait plus que son courage et ses bras a force de travail, aux dépens de son sommeil, elle trouve le secret de faire vivre tout son monde, et les faibles secours qu’elle obtient du bureau de bienfaisance ne lui donnent que plus d’ardeur, car elle entrevoit l’espoir de procurer quelque bien-être à sa maîtresse, quelque instruction a ses enfants. Et cela dure depuis 1816 ! Allez à Valenciennes, dans une petite rue voisine de la place Verte, on vous fera voir deux pauvres femmes presque aussi vieilles et aussi infirmes l’une que l’autre : c’est Françoise et son ancienne maîtresse qui maintenant se dit sa sœur, mais sœur toujours respectée, et affranchie, comme il y a quarante ans, de tout travail rebutant ou pénible.

Dans ce chétif logement, naguère encore ces deux femmes étaient seules. Les enfants élevés par Françoise s’étaient peu à peu procuré, loin de leur mère, le moyen de gagner leur vie ; une d’elles avait épousé un cultivateur des environs. Mais le malheur attaché à cette famille ne devait pas se démentir un incendie vient mettre en quelques heures les jeunes époux à la misère. Que feront-ils de leur enfant ? Françoise est encore là, elle recueille la petite-fille à côté de la grand’mère, et la nécessité de pourvoir aux besoins de cet hôte nouveau semble avoir ranimé ses forces épuisées. L’Académie veut aider ce généreux effort, elle veut surtout honorer la noble vie de Françoise Bultez en lui donnant un prix de trois mille francs.

Un autre prix de même valeur ira, loin de la France, mais sur un sol français récompenser un dévouement peut-être encore plus rare, bien que moins ancien et soumis à moins d’épreuves. Vous savez qu’il y a quatre ans, l’abolition de l’esclavage, bienfait depuis longtemps attendu, mais auquel il importait de préparer avec sagesse ceux-là même qui devaient en jouir, faillit, par sa brusque apparition, entraîner la ruine des colonies françaises. En peu de jours, presque toutes les habitations furent désertes. Les noirs, dans les premiers transports de leur joie, se dispersaient, les uns pour fuir tout travail, les autres pour fonder çà et là de petits établissements où ils devaient enfouir d improductifs efforts. Le Parterre, une des habitations les plus florissantes de la Guyane, n’échappa point au sort commun. Des soixante-dix noirs qui l’avaient cultivé jusque-là, un seul, Paul Dunez, ne voulut point partir ; il promit à sa maîtresse, car l’établissement appartenait à une veuve, qu’il resterait fidèlement sur cette terre, où, par sa bonne conduite et son travail assidu, il était devenu contre-maître. D’abord il essaya de recruter quelques travailleurs libres ; mais, ne pouvant fixer leur humeur vagabonde, il entreprit presque seul, aidé de sa femme, courageuse négresse, de cultiver quelques parties de l’habitation, et surtout d’en prévenir la ruine.

Cette propriété, située dans les basses terres, exposée deux fois par mois à l’invasion des hautes marées, n’était protégée que par des digues qui demandaient un continuel entretien. C’est là que Paul dirigea ses efforts. Non-seulement il travaillait le jour à fortifier les digues, mais, à chaque quinzaine, il passait deux ou trois nuits le long du rivage, surveillant les désordres causés par la mer, et les réparant à propos. Pendant trente-deux mois cette vigilance arrêta le danger ; mais, en mars 1851, à la grande marée d’équinoxe, faute de bras pour fermer les brèches qui s’ouvraient de toutes parts, les digues furent emportées, et cette habitation, naguère si belle, devint un grand lac d’eau salée.

Paul travaillait encore à réparer le désastre, lorsqu’il apprit avec surprise que sa noble conduite excitait à Cayenne l’admiration générale, que le gouverneur venait de lui décerner un prix comme au plus méritant travailleur de la colonie, et qu’à ce prix était attaché, en vertu du décret d’émancipation, le droit de faire élever un de ses fils, comme boursier, dans un collége. Aussitôt la pensée lui vint de faire tomber cette faveur, non sur son propre enfant, mais sur le fils de celle qu’il appelait encore sa maîtresse et que depuis trois ans il servait sans salaire. Ce n’est pas tout connaissant la détresse de cette famille, il demanda que le trousseau du jeune élève fût payé avec les six cents francs auxquels lui donnait droit le prix qu’il avait obtenu. Faire un si noble usage de cette récompense, c’était s’en montrer deux fois digne. Aussi l’Académie, sur les instances du gouverneur et de toutes les autorités de la Guyane, décerne-t-elle un prix nouveau au lauréat de la colonie. Ce n’est pas seulement pour nos possessions d’outre-mer qu’il est utile et opportun d’honorer de tels actes, l’exemple en est bon partout. Cet affranchi de la veuve a trouvé dans son cœur une science que n’apprennent pas toujours ceux-là même qui ont reçu de leurs pères le noble don de la liberté. Il a compris qu’en l’émancipant, on ne l’exemptait point d’être fidèle, laborieux, reconnaissant. Il n’est sorti de la servitude que pour s’élever au devoir ; il y en a tant qui laissent là le devoir pour descendre aussi bas que la servitude !

Nous venons de voir, aux deux extrémités du monde, des actes de même nature chez ces deux serviteurs, le dévouement est un sacrifice exclusif qui se concentre, pour ainsi dire, sur quelques personnes d’affection mais cette forme n’est pas la seule que revêt le dévouement. Parfois il semble aspirer à se répandre sur l’humanité tout entière. Laissez-nous vous montrer quelques-uns de ces cœurs qui, sans acception des personnes, se dévouent au malheur et à la souffrance.

Depuis vingt ans, Catherine Desprez est la sœur hospitalière d’un bourg du département de la Somme (Warloy-Baillou), ou elle habite avec son mari, Ferdinand Canapé, ouvrier tisserand. Elle a en cinq enfants, en a conservé quatre, les a tendrement élevés, sans autres ressources que les salaires de son mari ; et pourtant que d’infortunés, que de malades, que de mourants n’a-t-elle pas trouvé le temps de secourir ou de consoler ! Elle est aux ordres de tous ceux qui souffrent Infirmière, sage-femme au besoin, rien ne la fatigue, rien ne la rebute, ni les plaies les plus dégoûtantes, ni ces fléaux contagieux qui font fuir les moins timides. En l846, son courage éclata dans une épidémie qui frappa la contrée ; puis vint plus tard le choléra, qui la mit à plus rudes épreuves. Seule elle osa d’abord assister les malades, en sauva quelques-uns, et, charitable jusqu’au bout, rendit à ceux qui succombaient des devoirs qu’ils ne pouvaient attendre ni de leurs parents ni de tours amis. Faut-il vous dire que dans cette commune le nom de Catherine est béni ? Tout le monde la vénère ; mais elle a si bien donné, surtout aux pauvres gens, l’habitude de réclamer ses services, que quelques-uns les croient obligatoires ; et, faute d’avoir le don d’être partout en même temps, souvent il faut qu’elle s’excuse auprès de ceux qu’elle oblige. L’Académie prend à son compte leur dette de reconnaissance, et s’acquitte moins par un prix de deux mille francs que par le remercîment qu’elle y attache.

Des médailles de première classe sont attribuées à d’autres femmes, sur les traces de Catherine, égalant presque son courage, ont consacré leur vie au soulagement des malheureux.

L’une d’elles, Antoinette Lacassagne, fait des miracles de charité, au fond du département du Lot, dans la petite commune de Bétaille. Sans cesse au chevet des malades, elle ne leur porte pas des soins et des consolations seulement malgré sa pauvreté, elle les pourvoit de tout, fournit les aliments, les vêtements, les remèdes. Comment ? C’est son secret. Elle mendie pour les autres. Mais quand ? On la voit jour et nuit à son poste de prédilection. Activité prodigieuse ! Le peuple croit qu’un ange lui a prêté ses ailes ; cet ange est son bon cœur. Il n’y aurait, qu’un moyen de compter ses saintes œuvres, ce serait d’avoir le tableau des maladies et des décès de tous les pauvres du canton.

Mademoiselle Leclouerce, fille d’un ancien notaire de Pluviguer, en Bretagne, eut aussi dans son temps ces trésors d’activité charitable son grand âge a brisé ses forces, mais ce qui lui en reste u est encore dépensé que chez de pauvres malades. Elle fit son apprentissage il y a plus d’un demi-siècle, après la journée de Quiberon. Les malheureux paysans sortis des prisons de Vannes avaient répandu le typhus dans tout le voisinage, et jusqu’à Pluviguer. Mademoiselle Leclouerce connut alors sa vocation. A peine sortie du couvent, elle mit en pratique les leçons des bonnes sœurs qui l’avaient élevée ; elle affronta la mort, et lui arracha bon nombre de victimes. Ce qu’elle fit ce jour-là, elle l’a recommencé pendant cinquante années Dans sa misère d’aujourd’hui, comme dans son ancienne aisance, vieille et infirme, comme à ses dix-huit ans, elle poursuit sa mission, et ne la quittera que lorsque Dieu lui fera quitter ce monde.

Quant à mademoiselle Victorine Aubry, elle aussi visite ceux qui souffrent, et ferait au besoin bon marché de sa vie, car elle est de ces âmes d’élite qui ne font cas que de la vie des autres ; mais sa vocation véritable est de servir de mère aux enfants qui n’en ont plus. C’est saint Vincent de Paul qu’elle a pris pour modèle. Une petite fille abandonnée, trouvée le soir dans la rue, et recueillie par elle, lui à sentir les joies de la maternité d’adoption. Ne voulant pas s’exposer à en connaître de plus douces et de plus exclusives, elle s’est vouée au célibat, comme au plus sûr moyen d’augmenter indéfiniment sa famille. Peu à peu, sa charité allant toujours croissant, elle se trouve avoir fondé un véritable asile, ou seize enfants sont élevés par ses soins. Tout ce qu’elle possédait s’est bientôt absorbé dans son œuvre ; par bonheur, elle n’a pas manqué de secourables associés. Ajoutons que la reconnaissance publique ne lui a pas fait défaut non plus, car c’est, pour ainsi dire, la ville de Vesoul tout entière qui demande pour mademoiselle Aubry cette médaille, que l’Académie se plaît à lui donner.

Cinq autres médailles de première classe sont encore décernées, et toujours à des femmes, ce qui n’étonnera personne, puisqu’il s’agit de dévouement. Ces médailles sont données à de dignes émules de Françoise Bultez, à de fidèles servantes s’attachant plus tendrement à leurs maîtres, a à mesure qu’ils sont plus malheureux. L’une, Marie Surmulet[1], prolonge par artifice les jours d’un vieillard impotent, également hors d’état de vivre sans se faire servir et de payer pour être servi. Marie ne l’abandonna point quand il perdit d’un même coup sa santé et sa faitude, et depuis vingt ans elle en prend soin comme d’un enfant au berceau. Des services non moins touchants, quoique moins indispensables, sont rendus à leurs anciennes maîtresses par Catherine Raffy[2], par Jeanne Guillaume[3], par Jacqueline Archambaud[4]. Ces pauvres filles ne sont pas seulement des modèles d’abnégation, donnant gratuitement leurs peines et leur temps, refusant obstinément les offres qui leur sont faites de bonnes et lucratives conditions ; elles vont jusqu’à ruiner leur santé à des travaux d’aiguille, ou à de plus durs ouvrages, pour en tirer quelque salaire, c’est-à-dire quelque adoucissement aux souffrances de leurs maîtresses.

Une d’elles, Marie Bruyère[5], a poussé plus loin peut-être ce laborieux sacrifice ; elle s’est donné de nouveaux maîtres. Ceux-là, depuis quatorze ans, lui payent exactement ses gages, ou, pour mieux dire, ils font une pension à la seule personne dont les misères préoccupent Marie, à celle qu’elle avait servie pendant vingt ans, qu’elle aimait comme une mère, mais qui, conservant dans sa ruine des enfants en âge de lui donner des soins, pouvait à la rigueur se passer d’elle. Pour mieux la secourir, il fallait la quitter. Marie se console de ne la plus voir, en lui envoyant tout ce qu’elle gagne ; elle oublie que bientôt elle aussi aura soixante-dix ans, et que les infirmités la menacent : heureusement M. de Montyon y a pensé pour elle.

Indépendamment des trois prix et des huit premières médailles dont je viens de faire mention, l’Académie décerne encore seize médailles de seconde classe. Elle n’aurait pu sans déni de justice être moins large dans ses récompenses, mais je ne saurais, sans abuser de votre attention, donner même carrière à mes récits. Ce n’est pas que, dans cette nouvelle série de bonnes et belles actions, il en soit une seule qui ne méritât d’être racontée je craindrais seulement qu’eues vous semblassent presque toutes, part quelques circonstances accessoires et le changement des noms, un souvenir affaibli de celles que vous venez d’entendre.

Ainsi trois de ces médailles[6] sont le prix de cette active compassion pour les malades, dont nous avons déjà vu de si touchants exemples ; quatre sont attribuées à de simples journaliers[7], dont le plus riche a deux cents francs de rente[8], et qui n’en recueillent pas moins les uns de pauvres orphelins, les autres des êtres infirmes et abandonnés ; hospitalité charitable que nous admirions tout à l’heure chez la généreuse fondatrice de l’asile de Vesoul. Cinq autres de ces médailles viennent augmenter le nombre des récompenses accordées déjà aux serviteurs fidèles et bienfaisants envers leurs maîtres[9]. Ne vous étonnez pas que l’Académie honore ce genre de dévouement avec une sorte de prédilection. Le lien de parenté qui, dans nos vieilles mœurs, unissait le maître et le serviteur, n’est-il pas à moitié détruit ? Faut-il manquer une occasion de le renouer, s’il est possible ; de relever à leurs propres yeux ceux qui donnent leurs services autrement qu’à loyer, qui s’annexent et se greffent en quelque sorte à la famille, pour ne plus s’en séparer ni dans les bons ni dans les mauvais jours ? Voilà ce qu’encourage l’Académie ; mais elle a besoin d’être aidée : les bons maîtres font les bons serviteurs ; point d’association dans ce monde, si chacun n’y met un peu du sien.

Quant à la famille elle-même, en sommes-nous réduits, pour soutenir ses saintes lois, à donner des récompenses ? Pas encore, Dieu merci ; mais si c’est un devoir pur et simple, qui n’a pas même droit à l’éloge, que de rendre à son père, à sa sœur, à ses neveux, des soins tendres et dévoués, il est des circonstances ou l’observation de ce devoir prend un caractère d’héroïsme et se transforme en vertu. C’est ainsi que trois médailles sont accordées à des actes d’un dévouement exceptionnel, accomplis au sein même de la famille[10].

Enfin, reste encore une médaille qui, cette année, contrairement à la coutume, est seule de son espèce ; elle est décernée au brave patron de la barque-poste du canal du Midi[11], qui six fois s’est exposé à une mort presque certaine, pour ramener à la vie des voyageurs qui se noyaient.

La juste répartition de toutes ces récompenses est pour l’Académie, vous devez le comprendre, Messieurs, un sujet de vive sollicitude. Bien que dans un tel concours il n’y ait pas de rangs, pour ainsi dire ; bien que la reconnaissance publique s’attache également à tous les noms qui sont ici proclamés, l’Académie n’en est pas moins sévèrement attentive à ne fonder que sur de justes motifs la hiérarchie de ses récompenses. Mais ce qui la préoccupe par-dessus tout, c’est de ne placer qu’en de dignes mains aussi bien la plus modeste médaille que le prix le plus beau. Si je vous disais les précautions, les soins, les soupçonneuses enquêtes qui précèdent ses jugements, son inflexible rigueur contre tout candidat qui lui paraît avoir le plus léger soupçon de sa candidature, vous auriez bientôt fait justice de ces prétendues chances d’erreur qu’on se plaît à grossir. On peut citer, dit-on, en trente années un ou deux lauréats dont la vertu s’est démentie. Mais l’Académie ne peut trop le redire, ce ne sont point des brevets de vertu qu’elle donne. Elle n’a pas la prétention de changer la fragilité humaine ; ses couronnes ne sont pas des talismans contre les chutes et les faiblesses. Tel peut donc justement être récompensé par elle, qui plus tard sera justement puni. Ce n’est pas tout : quels que soient ses scrupules, ses investigations ; de quelque façon qu’elle s’éclaire par le concours de l’administration, toujours soigneusement invoque, ses jugements, après tout, ne certifient que ce qu’elle voit, c’est-à-dire, des actes et non des intentions. Celui-là seul connaît et juge les intentions à qui les consciences sont ouvertes. Si donc, par exception, une fois entre mille, des actes charitables, trompant tous les regards, ont caché de honteux desseins, que faut-il en conclure ? Que la misanthropie a quelquefois raison, sans que pour cela M. de Montyon ait eu tort. Et rassurez-vous, Messieurs, ces occasions d’erreur elles-mêmes ne peuvent se multiplier ; car, dans les actes que nous glorifions, il faut presque toujours payer de sa personne ; c’est un jeu dangereux. Trouve-t-on beaucoup de gens qui par hypocrisie se jettent dans les flots, s’exposent à la mort ? De cette fausse vertu-là, s’il en existe, donnez-nous-en ce monde en ira mieux, puis les comptes se régleront dans l’autre.

Il est vrai qu’on nous arrête ici devant une objection plus haute : « Vos concours, vos récompenses, le bruit de vos louanges, sont des profanations ; vous troublez les bonnes consciences sans être bien certains d’amender les mauvaises. Le véritable homme de bien n’a pas besoin de vos couronnes s’il y prend goût, il compromet ses droits aux récompenses éternelles. Laissez donc conduire les hommes à la vertu par qui ne leur en parlent qu’à l’oreille, avec Dieu seul pour témoin ! »

 

Messieurs, l’Académie, qui sait et qui proclame qu’elle n’est pas juge des intentions, sait à plus forte raison qu’elle n’engendre pas la vertu. L’émulation, la renommée, la récompense, tous ces moyens humains dont elle dispose, ne créent point ce qui plaît à Dieu. S’il s’agit du salut des âmes, l’Académie se tait et se retire. Mais dans quel monde sommes-nous ? Voulez-vous courir la chance de lutter contre le mal, armé comme vous le voyez, avec le seul secours du bien accompli pour lui-même dans le calme désintéressé de quelques nobles consciences ? Si nous vivions, non pas à l’âge d’or, non pas même dans un siècle de foi et de croyance, mais sous l’empire d’institutions depuis longtemps assises, protégées par les mœurs ; si la simple notion du droit, cette base de toute société, était comprise et respectée à tous les étages de la nôtre, on comprendrait cette confiance. Mais, vous le savez bien, vous n’en êtes pas là. Aux grands maux, tous les remèdes, même les petits. Nous sommes trop malades pour négliger ces vulgaires recettes que la science dédaigne. Laissez-nous donc continuer d’innocentes expériences si nos rémunérations, nos sympathiques éloges adressés aux plus pauvres de nos concitoyens ne font pas germer la vertu dans les cœurs, nous sommes au moins certains qu’ils ne l’étouffent point. Nous en acceptons une épreuve. Visitez dans quelques jours un de ces villages on nous sommes allés chercher nos modestes lauréats voyez comment seront accueillis ces honneurs, ces récompenses quels sentiments éclateront sur les visages ; voyez, étudiez ; puis, entrez au presbytère, et demandez à celui qui l’habite s’il redoute pour son troupeau la contagion de ces exemptes, s’il croit qu’il en sera plus rebelle à ses leçons ? Sa réponse, nous la savons d’avance : il bénira, comme nous, la mémoire de M. de Montyon.

 

 

[1] De Saint-Pierre de Cornières, département de l’Eure.

[2] De Tichey, département de la Côte-d’Or.

[3] De Cirfontaines en Arzois, département de la Haute-Marne.

[4] D’Issoire, département du Puy-de-Dôme.

[5] A Paris, boulevard du Temple, n°11.

[6] Ces trois médailles sont décernées :

A Marie-Jeanne Villechervé, demeurant à Morlaix (Finistère) ;

A Jeannette Weil, veuve Abraham, demeurant à Lauterbourg (Bas-Rhin) ;

A Marie-Jeanne Papin, demeurant aux Aubiers (Deux-Sèvres).

[7] Aux époux Lenoir, demeurant à Saintry (Seine-et-Oise). – Aux époux Cramette, de la commune de Villiez-lez-Cagnicourt (Pas-de-Calais). – A la veuve Dauphin (Rose Portier), demeurant à Ernée (Mayenne).

[8] La veuve Auber (Marie-Victoire Guillotin), demeurant à Neauphle-le-Vieux (Seine-et-Oise).

[9] Ces cinq médailles sont données à Catherine Regreny, à Saint-Martin île de Ré (Charente-Inférieure).– A Rosalie Bouget, à la Flèche (Sarthe).– A Marie Lanes, à Rieux-Minervois (Aude). -A Louise Nujasson, à la Chapelle-en-Serval (Oise). – A Jean Descorps (Boutet), à la Réole (Gironde).

[10] A la veuve Tabourel (Marie Delamare), demeurant au Port-en-Bessin (Calvados).– Aux époux Lalaire, demeurant au Pas (Mayenne).– Aux demoiselles Aimée et Euphrosine Morand, demeurant à Duclair (Seine-Inférieure).

[11] Louis Dortis, demeurant à Toulouse (Haute-Garonne).