Discours sur les prix de vertu 1851

Le 28 août 1851

Paul de NOAILLES

Discours sur les prix de vertu

de M. le duc de Noailles
Directeur de l’Académie française

Lu en séance le 28 août 1851

 

 

MESSIEURS,

L’Académie vient d’honorer et d’encourager à la fois les divers essais qui lui ont été soumis, et par les récompenses qu’elle a distribuées avec son discernement accoutumé, et par l’éloquent rapport qui, en les proclamant, y a joint l’éclat d’une critique savante et lumineuse, commentaire habituel et toujours heureux de vos décisions.

Mais l’Académie n’a pas achevé sa tâche. L’homme vénérable qui a fait un si bel emploi de sa fortune en faveur de l’humanité M. de Montyon a voulu que la vertu simple et obscure reçût aussi de vos mains son titre à la reconnaissance et à l’admiration publiques. En chargeant le corps littéraire le plus illustre d’être l’exécuteur de sa volonté, il semble avoir eu l’intention de rappeler que la vertu ne doit jamais être séparée du talent, que la véritable source du beau est dans la morale, et que la définition que l’antiquité a faite de l’éloquence n’a pas cessé d’être vraie : Vir bonus, dicendi peritus.

Mais il semble qu’il ait voulu davantage. On dirait qu’il a pressenti que la classe inférieure et pauvre deviendrait bientôt le point de mire de ceux qui rêvent le bouleversement de la société, et qu’à l’aide de théories perfides on s’efforcerait de la révolter contre sa destinée, et d’ébranler par ses mains l’ordre social, qui l’écraserait elle-même sous ses débris. Tout prend un caractère grave, Messieurs, tout porte à de sérieuses pensées dans le temps où nous vivons. M. de Montyon, en tournant ses regards vers le peuple, y attire les nôtres ; il le relève à ses propres yeux par le spectacle de ses vertus, il excite notre émulation par son exemple, il appelle notre attention sur ses misères en nous chargeant de récompenser ses belles actions, et nous forçant de remonter, par l’étude même des intéressants dossiers où elles sont consignées à ce qui presque toujours en est la véritable origine, la religion et la foi, il nous montre, en présence des dangers qui nous menacent, le remède qui est an milieu de nous.

On s’épuise en effet en combinaisons chimériques pour guérir les maux d’une société ou, quoi qu’on fasse, ils seront toujours trop nombreux ; on s’en prend à sa constitution même, et, après avoir successivement renversé les divers remparts qui la défendaient, on voudrait en déraciner les bases, sans s’apercevoir que la pensée vitale manque à tous ces projets, que c’est l’homme lui-même qu’il faut réformer pour apte la société soit meilleure, et que le véritable instrument de cette réforme est trouvé depuis longtemps. En agissant sur l’âme humaine, et en exerçant leur empire sur tous les rangs, les préceptes sublimes de la morale évangélique ont seuls le secret de corriger, par le perfectionnement de l’individu, ce que les sociétés ont d’imparfait, sans les troubler ni les dissoudre d’y assurer en même temps le progrès et le repos, d’en adoucir les maux et d’y répandre le bien-être, autant que le comporte toutefois la triste condition de humanité. Quoi qu’imaginent les hommes, la philosophie de l’Evangile fournira toujours les messieurs éléments de la théorie sociale. Qu’on suive partout ses leçons, et il n’est plus besoin de rien innover dans la langue ni dans les lois ; le socialisme n’est pas nécessaire, la charité suffit.

Aussi, Messieurs, est-ce la religion elle-même qui aujourd’hui, et comme pour rappeler ces grandes vérités, paraît en personne, pour ainsi dire, sur le premier plan du tableau que j’ai à tracer devant vous. Chaque année on soumet à votre jugement, et on recommande à l’estime générale, une série d’actes choisis parmi un grand nombre, qui révèlent l’existence d’une foule de vertus Ignorées, presque toujours inspirées par la religion. Cette fois, c’est Ci la religion même que nous rendrons un hommage direct, dans la personne d’un de ses ministres, M. l’abbé Bertran, curé de Peyriac-Minervois, département de l’Aude, qui, entouré des bénédictions d’un pays tout entier, pratique avec le plus utile dévouement la charité qu’il a mission d’enseigner.

Il lui a fallu, Messieurs, conquérir en quelque sorte la contrée dont il est à présent la providence par ses bienfaits. Envoyé en 1834 dans cette paroisse de mille cinq cents âmes, où de graves désordres avaient éclaté, il en fut repoussé par presque tous les habitants, et n’y put pénétrer qu’à l’aide de la force publique, au milieu des cris menaçants d’une population divisée entre elle, et ameutée contre lui. Son premier acte fut de demander la liberté de ceux qui avaient été arrêtés à son occasion, et ses premières démarches empreintes d’une douceur évangélique qui aurait dû faire tomber toutes les préventions, Il lui fallut néanmoins deux années de patience et d’abnégation pour vaincre toutes les résistances ; puis cet heureux ascendant qui appartient à la vertu éprouvée et reconnue rétablit partout la paix et la concorde, qui depuis ne furent plus troublées un seul jour, pas même dans les moments les plus critiques de la dernière révolution.

Sûr alors de son terrain, il ne mit plus de bornes à son zèle. Je ne parle pas de ce pieux et infatigable empressement à soigner les malades, à consoler les affligés, à soulager les malheureux, vie commune à tant de pasteurs de nos villes et de nos campagnes. Mais, possesseur d’un petit patrimoine, il résolut de le consacrer entièrement au bien-être de ses paroissiens. où-seulement il fit restaurer à ses frais l’église, le presbytère, et le cimetière dévasté par une inondation, mais il eut la pensée de fonder un grand établissement où la pauvreté, la vieillesse et l’enfance trouvassent soulagement et abri. Il acheta un terrain dirigea lui-même les travaux ; et son intelligente activité vit bientôt s’élever un édifice où soixante jeunes filles de Peyriac trouvent en ce moment, sous la direction de pieuses sœurs de charité, dans une école et un ouvroir, une éducation gratuite et chrétienne, appropriée à leur condition. En même temps, cinquante enfants de trois à six ans y sont gardés dans une salle d’asile par d’autres sœurs, et peuvent laisser ainsi leurs pauvres familles vaquer à leurs travaux. Enfin une vaste salle, dite la Crèche, destinée à recueillir quarante enfants de dix mois à trois ans, rend aux parents un service analogue, tout en assurant à ces petits êtres les soins qu’ils pourraient attendre de la vigilance maternelle. En outre, huit places sont réservées dans la maison pour huit orphelines du canton ; et, sans parler des premiers secours qu’y trouvent à tout instant les malades, il s’y prépare encore un local, habilement disposé, pour recevoir les vieillards des deux sexes.

La charité paternelle et prévoyante peut-elle s’étendre plus loin ? Tous les âges de la vie ne trouvent-ils pas à Peyriac, sous le même toit, et dans cette touchante sollicitude du pasteur, les secours que leurs besoins réclament ? C’est à cette belle œuvre que le curé de Peyriac a consacré toute sa fortune ; il y a dépensé 70,000 francs, et a pu assurer 4,000 francs par an pour soutenir la maison. Mais il s’y est ruiné, et ne possède plus rien ; il est devenu pauvre lui-même.

L’Académie, sur l’attestation et les vives recommandations de l’évêque, du préfet, des autorités locales, du conseil général, de la voix publique enfin l’Académie n’a pas hésité à décerner, en une médaille de 3,000 francs, le premier prix à M. l’abbé Bertran. Non-seulement son généreux désintéressement le mérite, mais elle a voulu rendre hommage en sa personne au clergé tout entier, dont les nombreux actes de bienfaisance, se confondant avec sou devoir, échappent presque toujours à la publicité. Ce que l’abbé Bertran a pu faire avec éclat, le clergé le fait en détail chaque jour, sous d’autres formes et sans bruit. Que de bonnes œuvres et d’utiles fondations n’a-t-il point inspirées ? Que de dévouements inconnus, et de bien accompli par son Intervention personnelle et directe ! Qui le nierait, Messieurs ? le clergé français, si célèbre de tout temps par sa science et ses lumières, et à la gloire duquel les jours terribles de la révolution ont ajouté la palme du martyre ; le clergé se rend aujourd’hui plus respectable nue jamais par sa régularité, son application exclusive à sa mission sainte, son abnégation et sa charité. Rendons-lui ce témoignage, et applaudissons-nous de pouvoir saisir sur le fait, pour ainsi dire, une de ces vertus évangéliques, dénoncée en quelque sorte par la renommée, pour honorer en elle toutes celles que nous ignorons.

C’est, Messieurs, le même sentiment de foi religieuse qui a inspiré à la demoiselle Julie Camet la pensée de consacrer sa vie tout entière à l’enfance et au malheur, et qui chaque jour fait faire a sa tendresse pour les pauvres de vrais miracles. Qui croirait que dans la petite ville d’Upie, arrondissement de Valence, elle ait pu fonder, il y a près de trente ans, sans aucune autre ressource que son zèle et les dons qu’elle à la mendier, un asile destiné à de jeunes filles abandonnées ou indigentes ? Une vieille maison louée, un pende paille ramassée de droite et de gauche, quelques meubles d’emprunt, tels en furent les commencements. Vingt jeunes filles, puis quarante, et aujourd’hui quatre-vingt-quatre, sont logées, nourries et instruites dans cette maison, qu’on a pu agrandir d’une maison voisine. L’éducation qu’elles y trouvent est toute religieuse l’active et pieuse directrice ne cherche qu’à en faire de bonnes chrétiennes et de bonnes ouvrières ; et la ville d’Upie et les environs sont déjà remplis de ses élèves mariées ou établies, recherchées dans toutes les familles, et qui toutes donnent par leur conduite les meilleurs exemples dans le canton. Parmi les maîtresses qui secondent ses efforts, il en est trois qu’elle recueillit et qu’elle apporta elle-même dans son tablier à l’âge de deux ans, et qui en ont vingt-huit aujourd’hui. Mais il ne faut pas s’imaginer que Julie Carnet ait, pour soutenir son établissement, d’autres moyens que ceux qui lui ont servi à le fonder : le miracle subsiste. Elle va sans cesse, sans compter ses infirmités et ses fatigues (elle a soixante-sept ans !), sans se soucier de l’intempérie des saisons, sans se rebuter des refus qu’elle éprouve ; elle va de tous côtés quêter le blé de la semaine, le linge et les vêtements de ses enfants, sans jamais douter du secours de la Providence et la Providence ne lui a jamais manqué. Et cependant tant de peines et de soins n’absorbent et n’épuisent pas son zèle ; il lui en reste pour secourir d’autres infortunes. Elle a l’œil sur toutes celles du pays. Elle panse les plaies des malades, secourt les infirmes et les indigents, les visite dans leurs plus misérables réduits, les en tire quelquefois et les recueille dans sa maison où elle trouve encore de quoi les soulager et les nourrir. Nombre de faits de cette nature se trouvent consignés dans les pièces qu’on nous a transmises, comme un délassement de la grande entreprise à laquelle elle s’est consacrée.

Tels sont les prodiges que la charité, inspirée par la foi, fait accomplir a une pauvre femme dénuée de toutes ressources personnelles. L’Académie lui décerne un prix de 2,000 francs, et sait qu’elle ne fera par là que s’associer à ses bonnes œuvres.

Deux prix de 2,000 francs seront également accordés à Bernard Poujade, éclusier en Tarn-et-Garonne, et à Jean-Baptiste Prat, du département de l’Isère, pour leur dévouement et leur courage : le premier, honoré déjà de trois médailles du gouvernement, en témoignage de l’intrépidité avec laquelle sans se lasser, depuis l’année 1825, il affronte également les flammes et les eaux, quand il s’agit de sauver ses semblables ; le second, honoré aussi de deux récompenses publiques, et auquel quatre personnes qui se noyaient ont dû la vie, par le mépris qu’il fit de la sienne. À ces belles actions, inspirées par l’élan spontané d’une âme généreuse, Jean-Baptiste Prat a joint le mérite persévérant et réfléchi d’avoir recueilli, nourri et élevé chez lui, depuis quatorze ans, deux orphelins restés, à la suite d’une épidémie, dans un dénûment absolu ; et cependant il est pauvre lui-même, il n’a que son travail pour vivre, et se trouve chargé de cinq enfants que ni lui ni sa femme ne traitent avec plus de soin et d’affection que ceux qu’il a si charitablement adoptés.

Il est, Messieurs, un ordre de vertus qui occupe une assez grande place dans la touchante nomenclature qui se déroule ici devant vous, et auquel l’Académie se plaît à accorder ses éloges c’est le dévouement et la fidélité d’anciens domestiques. Les mœurs patriarcales, qui faisaient autrefois regarder comme étant de la famille les serviteurs de la maison, ce qui établissait entre eux et les maîtres un lien plus sûr et plus relevé que celui du salaire, ces mœurs se sont fort effacées avec tout ce qui s’est effacé du passé mœurs regrettables, où le respect et le dévouement d’un côté, les soins et l’affection de l’autre, adoucissaient la différence des conditions et ennoblissaient les services. Toutefois, ces traditions ne sont pas éteintes dans toutes les âmes ; il en est où elles revivent par le noble instinct qui porte homme à se dévouer a son semblable, et qui l’attache à lui en proportion même des soins qu’il lui rend.

Élisabeth Princet peut en être citée comme un modèle. Agée aujourd’hui de soixante et seize ans, elle sert depuis cinquante ans les mêmes maîtres et depuis trente-cinq, depuis que des pertes commerciales, et plus tard celle du peu de capitaux qu’ils avaient conservés, les eurent privés de toutes ressources, elle les sert gratuitement, passant les jours et souvent les nuits à travailler pour eux, se privant des choses les plus nécessaires et quelquefois de nourriture, afin que sa vieille maîtresse, la seule qui ait survécu, infirme et aveugle aujourd’hui, ne manque point de ce qui lui est indispensable. Tant d’années passées dans l’abnégation !a plus complète, dans des privations continuelles, et dans un dévouement de chaque jour, sans se lasser jamais, et sans avoir eu un seul instant la pensée de quitter ceux dont elle ne pouvait rien attendre, c’est de la part d’Elisabeth Princet un exempte de persévérance et d’attachement que l’Académie ne croit pas trop récompenser par un prix de 2,000 francs.

À sa suite viennent Julie Benoît, de Bordeaux, qui, après avoir servi ses maîtres dans l’aisance, a continué aussi à les servir dans la détresse, leur livrant ses épargnes, travaillant aussi pour eux, et n’en ayant été séparée que par la mort au bout de trente-trois ans, dont vingt-quatre s’étaient écoutés sans qu’elle eût reçu d’eux aucun salaire ; Victoire Lamy, d’Argentan, qui, pendant de longues années, a donné le même exemple de fidélité ; Marie Jamois, du département de la Sarthe, qui, outre son travail pour subvenir aux besoins de ses maîtres, leur a abandonné toutes ses économies, son petit mobilier, et une rente viagère de 200 francs qu’elle possède. L’Académie accorde à chacune d’elles une médaille de 1,000 francs, et 500 francs à Solange-Ségelle et à Françoise Sure pour des mérites semblables, mais éprouves par une moindre durée.

Il est encore un genre de dévouement qui n’est à la vérité qu’un devoir, mais dont on ne saurait trop rappeler le caractère sacré c’est celui qu’imposent les liens de la famille. Qui eût jamais pensé que les saintes lois de la famille seraient un jour attaquées ? Qui eût pu croire que ces trois fondements de toute société humaine, la religion, la famille, la propriété, ces trois grands principes véritablement de droit divin, comme on l’a dit, puisque sans eux aucune société ne saurait exister, et que l’homme, créé pour elle, n’aurait plus sa raison d’être ; qui eût jamais cru que ces grands principes sociaux seraient hautement méconnus ? C’est ce dont pourtant nous avons été témoins, et ce dont le monde a été effrayé. Non, assurément, qu’il y ait à redouter de voir ces efforts sacrilèges prévaloir contre les lois éternelles de la Providence mais on ne saurait nier ce que de pareilles aberrations jettent de désordres dans les esprits, combien elles affaiblissent dans les âmes le sentiment des devoirs. N’est-il pas consolant néanmoins, pendant que la famille elle-même se trouve exposée à de tels outrages, n’est-il pas consolant de découvrir dans la classe indigente de pauvres gens qui la défendent par leurs exemples, qui protestent par leurs vertus, et qui montrent qu’on ne déracine pas du cœur humain les sentiments que Dieu lui-même y a mis ?

Élisa Sellier avait quinze ans ; elle était l’aînée de neuf enfants, et travaillait comme ouvrière dans une filature à Villers-Écalles, département de la Seine-Inférieure. Sa mère meurt ; son père, entraîné par la débauche, oublie tout, et abandonne sa maison. Que vont devenir ces neuf malheureux enfants, dont quelques-uns sont encore au berceau ? Qui va les secourir, les nourrir, les soigner ? Déjà la charité publique s’en émeut ; mais au milieu d’eux la jeune Élisa se lève, essuie ses larmes, console ses frères, et, sans s’effrayer de sa jeunesse, leur dit : « Adorons la main de Dieu qui nous frappe, et ayons confiance en lui ! C’est moi qui vous servirai de mère ; Dieu me protégera, et m’en donnera la force. » De ce moment, cette jeune fille de quinze ans se met à la tête de la maison. Avec un courage, une volonté, une intelligence au-dessus de son âge, elle pourvoit à tout, soigne les plus petits, se fait aider des plus grands, veille sur tous ; et, malgré le faible gain de sa journée, elle suffit, à force d’ordre, d’économie et de travail, a l’entretien de toute la famille, sans vouloir recourir à personne c’est là sa gloire et son orgueil. Non-seulement elle pourvoit à leurs besoins, mais elle songe à leur éducation. Élevée dans la piété par une mère vertueuse, elle leur inspire les sentiments religieux qui sont dans son cœur, leur inculque les principes les plus sévères de l’honnêteté et de la morale, les conduit elle-même à l’église, les envoie à l’école, les habitue à travailler. Aujourd’hui Elisa Sellier a vingt-six ans ; et ses frères et sœurs, dont elle a été la Providence, pénétrés à son égard d’une confiance aveugle et si bien méritée déposent chaque jour entre ses mains les fruits que leur labeur commence à leur donner. C’est elle qui en dispose dans l’intérêt de tous ; et, malgré tant de charges, elle n’oublie pas qu’elle a un père, quoique ce père les ait tous si durement oubliés ; et de temps en temps, lorsqu’elle le peut, elle lui fait parvenir une petite part de ses modiques économies.

Tout le pays a été ému de ce touchant tableau. Quatre cents signatures, à la tête desquelles celle du patron d’Élisa Sellier, puis celles des curés et desservants du canton, des autorités municipales, des propriétaires et industriels, des ouvriers et ouvrières, attestent les éloges universels donnés à la belle conduite de cette jeune fille, citée d’ailleurs comme un modèle d’exactitude laborieuse et de régularité exemplaire, et qui a déjà reçu comme récompense, de la Société libre d’émulation de Rouen, une médaille d’or et un livret de caisse d’épargne de 50 francs. L’Académie y ajoute un prix de 1,000 francs, et joint ses éloges à tous ceux qu’Élisa Sellier a déjà recueillis.

Ici, Messieurs, vous verrez un spectacle plus déchirant, mais un dévouement non moins méritoire. La ville de Loudun compte au nombre de ses habitants trois sœurs, pour lesquelles la nature s’est montrée avare de ses moindres bienfaits. L’une, née en 1786, est épileptique et idiote ; l’autre, née en 1792, est épileptique et aveugle ; la troisième enfin n’est qu’estropiée et infirme. Ces trois malheureuses femmes avaient un père, Pierre Charton, décédé en 1838, à l’âge de quatre-vingt-sept ans, qui, atteint lui-même par l’affreux mal qu’il a légué à ses enfants, ne pouvait depuis longtemps pourvoir à la subsistance de sa déplorable famille. Peut-on imaginer plus d’infortune accumulée au sein de la misère ? C’est, Messieurs, la moins infirme des trois sœurs dont l’âme généreuse sentit de bonne heure que c’était à elle qu’était dévolu le soin de secourir les deux autres ; elle ne les a jamais abandonnées, et s’est dévouée à elles avec un courage qui ne s’est pas démenti un instant. Pendant cinquante ans, elle a prodigué avec une touchante affection ses soins à son malheureux père et à ses sœurs, allant de l’un à l’autre, et souvent ne sachant où porter ses premiers secours ; pouvant à peine se traîner elle-même, et ne trouvant que dans sa piété et dans sa foi la force nécessaire pour remplir avec tant de persévérance un si pénible devoir. L’œil vigilant de la charité n’a pas été longtemps, sans doute, à découvrir l’asile de tant de malheur et de la vertu qui s’y cachait. On est venu en aide à ces trois êtres infortunés, auxquels ne peut suffire le travail assidu, mais faible et restreint, de Jeanne Charton. Cependant elle ne mendie pas cette assistance charitable, et soutient sa vie et celle de ses sœurs autant qu’elle le peut par elle-même. C’est sa constance, son abnégation, sa résignation courageuse et active dans une position si lamentable, vertus unanimement attestées par le clergé, la magistrature et l’administration municipale, que l’Académie a résolu de récompenser par une somme de 1,000 francs.

Nous aurions à citer d’autres exemples de ces devoirs de famille religieusement remplis. Antoine Pessoulé, simple faucheur dans les Hautes-Pyrénées, fils aîné d’un père infirme, et frère de sept filles ou garçons tous maladifs, sourds-muets, rachitiques, incapables de gagner leur vie, a soutenu depuis douze ans par un travail excessif, bien qu’ayant lui-même une femme et deux enfants, toute cette famille si misérable et si nombreuse.

Césarine Besqueyt, ancienne institutrice dans la Haute-Loire, après avoir recueilli un de ses parents qui mourut chez elle, et avoir aidé de tous ses moyens, pendant quinze ans, la veuve de ce parent, a refusé de grands avantages, quoiqu’elle n’eût presque rien à elle, afin de se dévouer à sa sœur et a ses six enfants, qui dans leur dénûment sont venus se jeter dans ses bras.

Anne Petit, du département de la Dordogne, s’est honorée parie dévouement le plus absolu, pendant les dix-huit dernières années, envers sa sœur et ses nièces infirmes, n’ayant que le produit de ses faibles journées pour les faire subsister.

Jeanne Collin, de la Haute-Marne, âgée de soixante et douze ans, finit une vie employée tout entière à faire le bien, et vouée particulièrement à l’instruction religieuse et gratuite des pauvres, en se consacrant depuis vingt-quatre ans a son père et a sa sœur, frappés tous deux de paralysie et elle a quitté une place qui lui promettait un heureux avenir, pour s’acquitter exclusivement de ce pieux devoir.

Nous pourrions, Messieurs, vous entretenir encore longtemps d’actes semblables. Soins assidus donnés aux pauvres malades par d’humbles femmes, que ne rebutent ni ce que les maladies ont de plus repoussant, ni ce qu’eues ont de plus contagieux, dévouements exemplaires dans des épidémies dangereuses, victimes arrachées aux flots ou à l’incendie par de généreux courages, orphelins recueillis et élevés par des individus n’ayant presque aucune ressource pour eux-mêmes, pauvres secourant des pauvres, vies entières passées dans l’exercice d’une charité persévérante, d’une abnégation incontestable et longtemps éprouvée tels pourraient être les sujets de nouveaux récits qui prendraient place dans ces archives de la vertu que nous voyons avec bonheur se grossir chaque année. Ils feraient retentir à vos oreilles les noms, pour un moment célèbres, d’Anne Parmentier, ouvrière ; d’Auguste Denisart, mégissier ; de Henri Janssoone, éclusier près de Dunkerque de Marie Benezet, institutrice ; d’Ursule Loret, fileuse ; de la veuve Fournelle, blanchisseuse ; de Joseph Gérard, cordonnier ; d’Anne Lecadre ; de Philibert Lefebre ; de Jean Meut, charpentier ; et de Thérèse Coquart, ouvrière ; personnages simples et modestes, qui ne font le bien que pour lui-même, ignorant l’éclat qu’on leur donne aujourd’hui, et qui recevront, les trois premiers, 1,000 francs, et les autres, 500 francs, en récompense de leur conduite.

Vous le voyez, Messieurs, le bien se fait partout : chez les pauvres où il est si méritoire ; chez les riches où il est si abondant et pendant longtemps nous l’avons vu se répandre de plus haut encore, avec une libéralité que l’exil et le malheur, quelle que soit leur date, n’ont point tarie. J’ai vu, loin de la France, des mains royales travailler pour les pauvres de France, et ne conserver, dans le soin d’abondantes aumônes, que cet attribut de leur ancienne grandeur, et que ce lien touchant avec la patrie. Rendons grâce à tous. Messieurs, et faisons-nous les interprètes de la reconnaissance publique pour tout ce bien accompli à tous les degrés de l’échelle sociale, l’opposant comme un faisceau aux calomniateurs de la société, et l’offrant comme un exemple à ceux qui veulent la défendre et l’améliorer en la sauvant.