Funérailles de M. le baron Cuvier

Le 16 mai 1832

Victor-Joseph-Étienne de JOUY

FUNÉRAILLES DE M. LE BARON CUVIER

DISCOURS DE M. DE JOUY,
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE,

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES

DE M. LE BARON CUVIER.

Le mercredi 16 mai 1832.

 

MESSIEURS,

La mort nous ravit un homme puissant par la pensée, puissant par la parole ; un homme dont le génie avait rendu tributaires toutes les nations éclairées du globe. L’illustre Cuvier n’est plus. La France, l’Europe déplorent avec nous la perte immense que vient de faire le monde savant.

Elle est éteinte cette sublime intelligence qui sembla franchir les bornes de la nature pour lui dérober ses plus intimes secrets ! Elle est glacée pour jamais cette voix éloquente qui retentit encore à notre oreille.

À pareil jour, la semaine dernière, nous assistions à ses doctes leçons; au pied de cette tribune où se pressait la foule de ses élèves et de ses admirateurs, nous l’entendions converser avec les siècles passés, et remontant avec lui jusqu’au berceau de la science, nous la précédions dans sa marche, nous la devancions dans ses progrès. À pareil jour, la semaine dernière, il nous assemblait autour de sa chaire ; où nous rassemble-t-il aujourd’hui ? autour de sa tombe.

Ce n’est pas à nous, Messieurs, qu’il appartient d’assigner à M. Cuvier le rang qu’il doit occuper parmi ce petit nombre d’hommes de génie dont les travaux scientifiques ont agrandi le domaine de l’esprit humain ; contentons-nous de dire que cet émule des Fontenelle des d’Alembert, des Buffon, fut à la fois un savant du premier ordre et un littérateur distingué. C’est à ce dernier titre que l’Académie française s’honora de le compter parmi ses membres, et qu’elle exprime en ce moment, par ma voix, les profonds regrets qu’elle éprouve en voyant disparaître la plus éclatante lumière du siècle. Aussi remarquable par la multiplicité de ses connaissances que par leur étendue, cette haute intelligence n’avait pu rester étrangère à la science de l’homme d’état. M. Cuvier fut appelé successivement aux fonctions les plus importantes du gouvernement ; dans toutes, il porta cette force de conception, cette profondeur de vues, ces recherches lumineuses qui lui avaient révélé quelques-uns des mystères de la nature ; mais quels que soient les services qu’il ait pu rendre à l’état dans la carrière politique qu’il a parcourue, c’est le réformateur de la zoologie, c’est le fondateur du cabinet d’anatomie comparée, c’est l’auteur d’une création nouvelle qui exhuma, qui ressuscita des classes d’animaux disparues de la terre ; c’est l’homme de la science, en un mot, qu’attend la postérité.

Celui dont les travaux avaient immortalisé l’existence, vit arriver la mort avec une courageuse résignation : « Je suis anatomiste, disait-il aux doctes amis qui lui prodiguaient leurs soins : la paralysie a gagné la moelle épinière, vous n’y pouvez plus rien, mes amis ; et moi, je n’ai plus qu’à mourir. »

Hier M. Cuvier était baron, pair de France, conseiller d’état, grand officier de la Légion-d’honneur, secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, membre de l’Académie française et de presque toutes les sociétés savantes et littéraires du monde.

Aujourd’hui, Georges Cuvier perd tous ces titres pompeux, mais il reste en possession de cette vie intellectuelle qui n’a point de terme dans l’avenir, et son nom seul inscrit sur sa tombe proclame son immortalité.