Réponse au discours de réception de Jean-Baptiste Massillon

Le 23 février 1719

Claude FLEURY

RÉPONSE

De M. l’abbé FLEURY, confesseur du Roi, et alors chancelier de l’Académie,
au discours de M. l’évêque de Clermont.

Le 23 février 1719

 

DE LÉLOQUENCE CHRÉTIENNE.

 

Il étoit donc dans l’ordre de la providence que comme vous remplissez si dignement le siége épiscopal, auquel avoit été destiné votre illustre ami, M. l’abbé de Louvois, vous prissiez aussi la place qu’il a laissée vacante parmi nous, réparant avantageusement notre perte. L’usage de la compagnie, et mon inclination particulière, m’engageroient à faire ici son éloge, mais vous m’avez prévenu en le faisant beaucoup mieux, et s’il me restoit quelque chose à dire, ce seroit de son père et de son aïeul, qui tiendront une si grande place dans l’histoire du dernier règne. Ce digne chancelier qui sut toujours se conduire avant tant de sagesse et de modération, même dans les temps les plus difficiles, et qui finit ses jours dans une heureuse vieillesse, avec la consolation de fermer la porte à l’hérésie, en scellant la révocation de l’édit de Nantes ; son fils, ministre habile et vigoureux, fut en son temps un des principaux instrumens des conquêtes de Louis-le-Grand, et des autres merveilles de son règne : Hardi dans ses entreprises, prévoyant et ingénieux pour l’exécution, d’une application infatigable dans le travail, d’une justice et d’une fermeté singulières dans la distribution des châtimens et des récompenses.

C’est le fils de ce grand homme dont nous regrettons aujourd’hui la perte. Ce fils, dont le beau naturel avoit été cultivé par les meilleurs maîtres, et qui, étant parvenu à la maturité de l’âge, nous a été enlevé lorsqu’il étoit prêt à employer ses grands talens utilement pour l’église. C’est l’occasion qui procure à l’Académie françoise l’honneur qu’elle reçoit aujourd’hui, Monsieur, en vous mettant au nombre des siens ; mais elle voit en même temps avec douleur que ce ne sera qu’un honneur pour elle ; et que cette acquisition si avantageuse ne lui produira pas l’utilité qu’elle avoit droit d’en espérer, si vous étiez assez tôt entré dans son sein, pour avoir le temps de prendre part à ses travaux, et de lui communiquer vos lumières.

Maintenant nous voyons, hélas ! que nous allons vous perdre, et que le devoir indispensable de la résidence va vous attacher pour toujours à cette chère épouse, à laquelle vous venez d’être uni par de si sacrés liens, et sorte que nous ne pouvons plus espérer de voir nos assemblées honorées de votre présence, que quand quelque affaire fâcheuse vous arrachera malgré vous à votre église.

Cependant, vous arroserez l’heureuse province qui va vous posséder, de ce fleuve d’éloquence chrétienne que vous faites depuis tant d’années couler parmi nous, et vous la rendrez aussi fertile en biens spirituels, qu’elle est naturellement féconde en fruits terrestres. Vous y trouverez d’excellens esprits semblables à la bonne terre de l’évangile, qui n’a besoin que de culture, et vous y répandrez abondamment la semence de la parole céleste qui produira au centuple.

Car vous savez, Monsieur, que c’est le premier devoir des évêques. On vous a dit à votre sacre, vous mettant l’évangile en main : allez, prêchez au peuple qui vous est confié ; et dans les premiers siècles l’évêque prêchoit en cette même cérémonie de son ordination, pour prendre possession de cette partie si importante de son ministère. Il nous reste plusieurs sermons des pères, prononcés en ces occasions ; aussi le sauveur donnant aux apôtres leur mission, commence par leur dire : allez, instruisez.

L’étude de l’éloquence s’est formée chez les Grecs et les Romains par ceux qui parloient en public des affaires qu’ils estimoient les plus grandes ; c’est-à-dire, des affaires communes de l’état ; car ignorant la véritable religion, ils ne savoient pas que ce qui est le plus important à chacun des hommes, est de devenir le meilleur qu’il est possible, et le plus agréable à Dieu. Socrate, et peut-être quelques autres philosophes, à force de réflexions et de méditations, avoient aperçu cette grande vérité, et s’efforçoient par de longs raisonnements d’en persuader ceux qu’ils en jugeoient capables. Pour nous, graces à Dieu, nous n’avons plus à chercher ; l’autorité de la religion nous découvre d’abord ce grand principe de toute la morale, et l’éloquence de la chaire, consiste à le bien mettre en son jour, et en tirer des conséquences nécessaires, qui soient les règles de toute notre conduite.

Or, Messieurs, qui est l’homme, je ne dis pas chrétien, mais raisonnable, qui ne convienne que son plus grand avantage est de devenir meilleur de jour en jour, c’est-à-dire, plus sage, plus juste, plus docile à la droite raison ? Qu’est-ce que les richesses et les plaisirs en comparaison d’un si grand bien ? Tel est donc l’objet de l’éloquence chrétienne, et l’usage de la parole le plus digne, et par conséquent cette éloquence ne peut être trop solide. Il est honteux que Démosthènes et Cicéron aient parlé plus sérieusement des affaires de leurs républiques, que nous ne parlons du royaume des Cieux et de l’affaire de notre salut ; j’en vois toutefois la cause : c’est, dira-t-on, que les vérités de la religion ne sont pas sensibles, et que notre imagination n’y trouve point de prise. Mais c’est aux orateurs chrétiens à y suppléer, en faisant toucher au doigt, pour ainsi dire, ces importantes vérités, par des exemples singuliers et des images sensibles ; en faisant connoître aux hommes la grandeur de Dieu, par la magnificence de ses ouvrages, sa justice et sa bonté, par sa conduite à l’égard du genre humain. Il ne faut qu’imiter le style de l’écriture, particulièrement de l’évangile, où l’on ne voit point de ces expressions générales, par lesquelles nous prétendons ennoblir le discours, et qui ne forment en effet que des idées confuses ; mais on y voit des objets particuliers qui frappent vivement l’imagination.

Or, entre les prédicateurs de l’évangile, les pasteurs, tant du premier que du second ordre, sont les plus propres à l’annoncer utilement. Ils connoissent leur troupeau mieux que tous les autres prédicateurs, et ils lui donnent la pâture convenable, soit pour les choses, soit pour la manière de les dire, qui sont, comme dit Platon, les deux points essentiels pour persuader : connoître parfaitement le sujet dont on parle, et les dispositions de ceux à qui on en parle ; aussi, dans les premiers siècles, la prédication étoit réservée aux seuls évêques, et quand ils commencèrent à confier à des prêtres cette importante fonction, ce fut à des hommes d’un mérite singulier, comme un Origène, un Saint Augustin.

Ces pasteurs, occupés de tant d’autres fonctions, n’avoient pas le loisir de composer des discours étudiés et arrangés avec soin, suivant l’art des rhéteurs de profession ; et c’est pourquoi les discours ecclésiastiques se nommoient en Grec homilies, et en latin sermons, car l’un et l’autre signifient un entretien familier ; d’où je conclus que cette manière de parler naturellement et simplement, comme un père à ses enfans, est la vraie éloquence de la chaire, puisque c’est la seule qui convienne à ceux qui sont essentiellement obligés à prêcher ; et qu’on ne dise point que les pasteurs n’ont pas tous le talent de la parole ; ceux qui ne l’ont pas, ne doivent donc point être pasteurs, comme celui qui n’a pas le courage de marcher dans l’occasion à la tête de sa troupe, ne doit pas être capitaine.

Pour vous, Monsieur, il y a long-temps, graces à Dieu, que vous avez fait vos preuves, et le grand Prince qui nous gouverne avec tant de sagesse, a fait voir, en vous plaçant sur le chandelier, son discernement pour choisir les plus dignes sujets, et son amour pour l’église. Vous avez montré que vous connoissez toutes les parties de l’orateur chrétien ; la pureté de la doctrine, la solidité des pensées, la force et la noblesse des expressions, les graces extérieures ; enfin, vous avez fait voir combien vous savez vous accommoder à votre auditoire, dans les sermons du carême dernier, composés exprès pour notre jeune Roi ; il semble que vous ayez voulu imiter le prophète qui, pour ressusciter le fils de la Sunamite, se rapetissa, pour ainsi dire, mettant sa bouche sur la bouche, ses yeux sur les yeux, ses mains sur les mains de l’enfant, et l’ayant ainsi réchauffé, le rendit à sa mère plein de vie ; de même vous avez su proportionner vos discours, et pour la matière et pour le style, à la capacité du jeune Prince, véritablement grande pour son âge ; vous avez su nourrir et augmenter ce feu divin qui commence à éclairer son esprit et à embraser son cœur, et qui nous donne de si grandes espérances de voir revivre en lui les lumières et les vertus que nous admirions dans le Prince son père, et que nous lui proposons continuellement pour modèle. Mais la place que j’ai l’honneur d’occuper auprès du Roi, ne me permet pas de m’étendre sur ce sujet.

Je reviens à vous, Monsieur, et je dis que vous donnerez à tous les pasteurs un illustre exemple de se régler sur la portée de leur auditoire, et de dire à chacun ce qui lui convient ; de s’abaisser jusqu’aux moindres des fidèles, par une simplicité toujours noble et digne de la religion ; de réserver l’élégance et les pensées plus relevées pour les auditeurs éclairés et délicats, retranchant toujours néanmoins les ornemens inutiles ou affectés, les questions curieuses, les subtilités de l’école ; en un mot, tout ce qui est plus propre à flatter la vanité de celui qui parle, qu’à instruire ou toucher l’auditeur. Ainsi, vous travaillerez pour l’Académie françoise, même étant absent, puisque vous lui donnerez d’excellens modèles, pour composer quelque jour une rhétorique également solide, utile et agréable.