Funérailles de M. Alexandre Soumet

Le 2 avril 1845

Henri PATIN

FUNÉRAILLES DE M. ALEXANDE SOUMET

DISCOURS DE M. PATIN,
CHANCELIER

PRONONCÉ AUX FUNÉRAILLES

DE M. ALEXANDRE SOUMET,

Le 2 avril 1845.

 

MESSIEURS,

Des pertes bien cruelles ont, en peu de jours, surpris et affligé l’Académie. Privée, par une mort prématurée, d’un des peintres de mœurs les plus spirituels et les plus élégants que lui eût donnés de nos jours la scène comique, elle se voit ravir, presque du même coup, un brillant représentant de la tragédie contemporaine, et à un âge, hélas ! qui promettait encore une longue et féconde inspiration.

Disons-le, cependant, cette carrière sitôt interrompue peut sembler complète, si l’on considère la constance des efforts, la continuité des succès, et la valeur durable de quelques œuvres d’élite, destinées à l’avenir.

Cette carrière, dont la gloire reculera le terme, s’était ouverte de bonne heure devant Alexandre Soumet. Né sous le ciel des troubadours, les vers furent pour lui comme une langue maternelle qu’il parla, presque adolescent, avec un éclat singulier, parmi les maîtres du gai savoir. Bientôt les couronnes de l’Académie française rappelèrent sur un plus vaste théâtre, où il se signala par des succès multipliés et divers.

Quand, il y a vingt ans on le vit prendre place dans le corps illustre dont je lui adresse les adieux, sa vie était encore peu avancée, et lui-même se comparait à ces jeunes combattants des républiques antiques couronnés avant le combat. Mais cette expression ingénieuse de sa modestie ne faisait oublier à personne quels titres lui avaient conquis une si hâtive adoption.

Par des élégies d’une grâce touchante, dont une, la Pauvre Fille, offre, en quelques vers, un chef-d’œuvre accompli de sentiment et de style, qui vivra autant que la langue, il venait d’égaler, de surpasser même le poète regrettable qui avait chanté sur un ton si attendrissant, avec un si douloureux pressentiment de sa fin prochaine, la Chute des Feuilles.

Dans une composition d’un autre ordre, d’un autre caractère, dans son poème de l’Incrédulité, il avait reproduit, mais avec un accent plus vif, plus animé, quelque chose de la gravité religieuse de Louis Racine.

Enfin, portant plus haut ses prétentions poétiques, il était entré en lutte avec le Grand Racine lui-même. Comme l’auteur de Phèdre et d’Athalie, il avait transporté, et presque à la fois, sur une double scène, habilement rajeunies par un mélange discret de traits modernes, quelques-unes des beautés les moins accessibles à limitation, de la scène grecque et de la Bible.

Les honneurs littéraires n’arrêtèrent pas l’activité de son esprit, le travail de son imagination. Il ne cessa, dans une longue suite d’ouvrages dramatiques, presque tous applaudis, de renouveler à des degrés divers l’éclatant succès de Clytemnestre et de Saül. En même temps il osait prétendre à cette palme de l’épopée si rarement cueillie, objet trompeur de tant d’honorables ambitions, mais qui, peut-être, n’aura pas abusé la sienne. Il la cherchait, tantôt à la suite de Milton, dans les régions divines, merveilleuses, fantastiques, où sa rêveuse pensée se plaisait à se perdre ; tantôt, comme le Tasse, plus prudemment, dans le champ de l’histoire, où l’attirait la noble figure d’une vierge inspirée, effroi de l’étranger, recours, orgueil de la France, à laquelle était encore due une réparation poétique.

Cette épopée de Jeanne d’Arc, si digne d’intéresser à la fois notre patriotisme et notre goût, Soumet en conçut l’idée dès les premières années de sa jeunesse ; elle a occupé ses dernières pensées ; elle était achevée, on aime à le croire, grâce à une héroïque persévérance et au zèle de la piété filiale, lorsque s’en est détachée, avec regret, sa main mourante, ainsi naguère, d’une autre main, d’une main auguste, tout à coup glacée par la mort, était tombé le ciseau créateur qui avait prêté des traits vivants et populaires à l’héroïne de Vaucouleurs.

Ce n’est pas ici qu’il convient de porter un jugement sur ces productions variées d’un génie fécond, de célébrer ce qui les recommande toutes, et en rachète partout les imperfections, la verve, la facilité brillante de l’exécution, un éclat de coloris quelquefois éblouissant, une audace de style heureusement aventureuse. Ces mérites trouveront ailleurs, dans un moment plus propre aux considérations littéraires, des panégyristes moins distraits de leur admiration par leur douleur.

Devant cette tombe et parmi les graves pensées auxquelles elle nous rappelle songeons plutôt, songeons à l’emploi honorable fait par Soumet de son rare talent, à l’ardeur désintéressée qui lui fit constamment poursuivre, sans préoccupations étrangères, le but élevé qu’il s’était proposé. Indifférent à la fortune, ne plaçant même le succès, si naturellement cher aux poètes, qu’au second rang de ses affections, il rechercha les lettres pour elles-mêmes, et ne leur demanda que le bonheur de les cultiver. Il était passionné pour les beaux vers ; il s’en enchanta toute sa vie, et dans ses propres œuvres, où ils abondaient et dans celles de ses émules, que lui rendait propres la vivacité de ses impressions. La gloire des autres lui était chère, et, par un juste retour, sa gloire, au milieu de la lutte animée des écoles rivales, des systèmes ennemis, fut protégée, par l’affection universelle que lui avaient conciliée les qualités les plus aimables. Les uns lui tenaient compte de son respect pour les traditions reçues, les principes consacrés; les autres de son goût très-vif pour la nouveauté hardie, de l’ardeur généreuse de ses tentatives ; tous l’accompagnaient de leurs vœux, le suivraient de leurs applaudissements, l’admiraient et l’aimaient. Il fut aimé : c’est une grande louange, et celle qui s’accorde le mieux avec la tristesse de ce jour. La nouvelle inattendue de son danger, en consternant ses amis et ses confrères, n’a trouvé nulle part de cœurs indifférents, et maintenant qu’il n’est plus, un tendre souvenir s’attache à son nom, que recueillera, parmi les plus illustres de notre âge, l’histoire des lettres.