Réponse au discours de réception de Claude Gros de Boze

Le 30 mars 1715

André DACIER

REPONSE de M. DACIER Secrétaire perpétuel de l’Académie, au Difcours prononcé par M. Gros de Boze, le jour de fa reception.

 

MONSIEUR,

La joye que nous avons de vous voir parmi nous eft d’autant plus grande, que la place que vous y venez occuper eft une de celles que nous avions craint de voir encore vuides, même après les avoir remplies. Aurions-nous jamais ofé nous flater de réparer fi heureufement les pertes que nous venons de faire ? M. l’Archevêque de Cambray, à qui vous fuccédez, étoit un de ces génies fupérieurs qui font honneur à l’homme & qui font rares dans tout les tems. Tout ce que la Nature peut donner, tout ce que le travail & l’étude peuvent acquérir & perfectionner, fe trouvoit en lui, fcience, délicateffe de goût, Eloquence gracieufe & forte, beauté d’imagination, folidiré, agrément. Ces qualitez étoient accompagnées de mœurs aifées, pleines de douceur & de dignité, & toujours conduites par une piété folide, qui eft l’œil des vertus, & fans laquelle les talens de l’efprit font toujours inutiles ou dangereux, fouvent même funeftes. C’eft cette piété éclairée, toujours accompagnée de foumiffion, qui rendit humble & docile cet efprit vafte & élevé, que fes talens auroient pu rendre fi fuperbe. L’Eglife parle & il fe foumet, perfuadé que la grandeur de l’efprit ne fe mefure ni par l’étenduë, ni par les reffources qu’il trouve en lui-même pour foutenir fes fentimens, mais par la vérité & par la certitude de fes opinions.

 

Les qualitez de fon cœur n’étoient ni moins grandes ni moins eftimables. Quelle humanité ! quelle charité, quelle nobleffe ! L’homme n’a point de moien plus fûr de fe rendre femblable à Dieu que de faire du bien. L’Archevêque de Cambray a paffé fa vie dans cet exercice, qu’on doit appeler divin. C’eft peu dire qu’il a fait du bien à des particuliers, il en a fait à des nations, à des armées entiéres. Dans les malheurs de la Guerre, amis & ennemis ont eu part à fa générofité, & en faifant tout le bien qui étoit en fa puiffance, il étendoit encore fur tous les autres hommes fes défirs bienfaifants. Auffi quels fentimens de refpect & de vénération n’a-t-il pas excitez dans toutes ces Légions oppofées ? mille & mille Officiers & un million de Soldats font devenus fes panégyriftes, & raviffent peut-être à l’Académie l’avantage de le bien loüer.

 

Sa pieufe ambition de faire du bien à tous les hommes avoit heureufement réuffi par l’éducation des princes que le Roi lui avoit confiez, & que nous regardions comme les ancres facrées de ce Royaume. Celui qui inftruit & qui forme des Rois, prépare le falut des Etats, ou leur perte. L’Archevêque de Cambray profitant des nobles difpofitions que donnoit à ces jeunes Princes leur Augufte Naiffance, & appuié par un Gouverneur plein de fageffe & de piété, avoit jetté les fondemens du bonheur de plufieurs Royaumes. Qu’il me foit permis de rappeller ici les merveilles qu’on découvroit dans celui des trois Princes qui, fi nos fouhaits avoient été exaucez, auroit régné fur nos neveux & continué pour eux la félicité de ce Régne. On y découvroit toutes les vertus dont une ame Royale doit être ornée ; piété fincére ; grands principes de juftice ; maximes de Gouvernement toutes conformes à la Loi de Dieu, bonté, vérité, fidélité, ce qui eft rare, fur tout dans les Princes, & qu’on ne voit guéres que fur le Trône où il devoit être affis, amour des hommes. Voilà les fruits des préceptes de l’Archevêque de Cambray, de ces préceptes animez par les exemples domeftiques qu’il avoit devant les yeux & qui feroient feuls capables de former un grand Prince. Flateufes efpérances qu’êtes-vous devenuës ? L’Epagne feule a profité du travail de cet homme fage. La France a perdu les tréfors qu’il lui avoit préparez.

 

Ce que nous poffédons nous empêche de fentir la grandeur de cette perte, & nous empêchera de la fentir pendant que Dieu, felon fon infinie miféricorde, voudra nous le conferver.

 

Ce qu’Homere dit de la valeur, que c’eft une infpiration divine, que c’eft la force d’un Dieu qui remplit le Heros, qui l’éleve au deffus de lui-même, qui le multiplie en queque forte & lui fait exécuter des exploits fur-naturels, eft encore plus vrai de la charité, qui eft la valeur du Héros Chrétien : c’eft véritablement un feu divin, c’eft l’efprit de Dieu même qui s’empare de l’ame, qui l’embrafe, qui rend agiffantes toutes fes vertus, & qui augmentant à l’infini fes forces, la rend capable de fournir à une infinité de foin & de devoirs, dont elle étend même les bornes. Defcendre dans tous les détails d’un grand Diocéfe ; exercer l’hofpitalité ; inftruire les peuples ; confoler les affligez ; fortifier les foibles ; fecourir les malades ; affifter les mourans, & leur ménager falutairement la frayeur & la confiance ; éteindre dans les familles le fue de la divifion ; fe faire tout à tous ; fe montrer fidéle oeconome de Dieu, foutenir la faine Doctrine ; édifier d’une main & combattre de l’autre, voilà ce que la charité opéroit tous les jours dans l’Archevêque de Cambray, & la mort l’a furpris dans ces occupations fi faintes.

 

Rapprochons-le de nous. Ses ouvrages de belles Lettres marquent qu’il poffédoit dans un éminent degré les talens d’un parfait Académicien. Tous les tréfors de notre Langue lui étoient ouverts, & il avoit un art merveilleux de les employer avec force ou avec délicateffe. Quelles études n’avoit-il point faites ? Il avoit pris l’efprit des plus grands Poëtes & des plus excellents Orateurs, il s’étoit rendu propres toutes leurs beautez & toutes leurs graces. Il s’étoit fur-tout attaché à Platon, pour lequel il avoit une admiration particuliére. Me pardonnera-t’on cette expreffion ? il avoit mis fon efprit à la teinture de la plus faine antiquité. De-là cette force, cette grace, cette légereté, cette ame qui éclattent dans fes Ecrits. Tout vit dans fa profe, & s’il y a quelque défaut, c’eft peut-être un brillant trop continu & une prodigalité de richeffes.

 

Son éloignement a privé nos Affemblées du fecours de fes lumières. Mais il aimoit toujours l’Académie, & un de fes derniers Ouvrages eft un Avis fur fes travaux : Avis où il exécute ce qu’il confeille, au moins il nous ouvre le moyen de l’exécuter.

 

Le bonheur de l’Académie, MONSIEUR, s’eft encore foutenu en cette occafion. Dans l’abbattement où cette derniére perte nous avoit replongez, l’Académie des Médailles, qui nous a déjà donné d’excellens Sujets, & qui nous devoit cette reconnoiffance pour ceux qu’elle a reçûs de nous, vous a offert à nos yeux & relevé nos efpérances.

 

Les travaux de ces deux Compagnies font différens, mais ils fe réüniffent par leur objet. Pendant que nous travaillons à perfectionner la Langue & à cimenter les véritables régles de la Poëfie & de l’Eloquence, vous vous occupez à graver fur le métal plus durable les événemens de ce Régne : ces évenemens où les miracles fe fuivent de prés, & qui fourniront éternellement de riches Sujets à l’Eloquence & à la Poëfie. Votre Compagniea déjà élevé à la gloire du Roi le monument le plus fuperbe qui ait jamais été fait pour aucun Prince. Monument où le bon goût, la fimplicité, la nobleffe le difpenfent à l’antique, qu’elle a imité, où la vérité paroît avec tous fes traits, & qui a porté jufqu’aux bouts de la terre la preuve des exploits que la Renommée y avoit déjà publiez. Je fuis le moidre de ces premiers Académiciens qui ont eu part à ce grand travail, mais je me fuis réjoui de l’honneur qu’il fait & qu’il fera toujours à mes illuftres Confréres. Vous allez le continuez, & vous, MONSIEUR, qui tenez la plume de cette célébre Compagnie, & qui la tenez fi dignement, vous aurez la principale part à cet Ouvrage.

 

Les malheurs de la derniere Guerre n’empêcheront pas que vous ne trouviez encore une manière auffi grande & auffi riche que la premiere. Je parle avec tranfport de vos riches matériaux qui font auffi les nôtres. Vous trouverez des batailles gagnées, des Villes prifes, des Couronnes raffermies fur la tête de l’héritier légitime. Vous trouverez un Prince que l’adverfité n’a jamais abatu, & qui a toujours tiré de fa profonde fageffe, ou plûtôt, ce qui eft beaucoup plus glorieux, du fecours du Ciel, de nouvelles reffources dans fes difgraces. Vous verrez une Nation véritablement digne de l’Eloge qu’un grand Capitaine[1] donnoit aux Romains, une Nation qui comme un grand arbre qu’on a taillé, a tiré de nouvelles forces de fes pertes & de fes bleffures ; une Nation qui plongée dans des abîmes, en eft fortie plus terrible, a défait glorieufement des armées victorieufes, & a entraîné la fortune par la valeur. Enfin vous verrez la Paix plus d’une fois déterminée par la victoire.

 

Ce font, MONSIEUR, des circonftances que vous ne manquerez pas de relever. La réputation de votre Compagnie & le grand goût que vous vous êtes formé fur l’Antique, feul modéle du bon & du beau, nous affûrent que la fuite de cet Ouvrage répondra à ce que l’on a déjà vu.

 

Quel vafte champ s’ouvre ici, MONSIEUR, pour votre Eloge ! mais il fuffit de dire que la protection dont vous honore une grande Princeffe[2], plus refpectable encore par fes fublimes vertus, que par le haut rang qu’elle tient dans ce Royaume, & par tout l’éclat qui l’environne, n’a point déterminé notre choix. Ravis en toute occafion de lui marquer notre profond refpect & notre obéiffance, dans celle-ci nous n’avons pu que nous applaudir de ce que nos vües & nos intérêts avoient prévenu fes défirs. Nous nous fommes félicitez d’avoir jugé de vous comme une Princeffe fi éclairée, & fon fuffrage très-glorieux pour vous & pour nous, n’a fervi qu’à nous fortifier dans l’eftime que nous avions conçûe pour votre mérite.

 

Les Differtations que vous avez données au Public ont fait voir l’étendue & la folidité de votre Sçavoir, & les Eloges que vous avez fait des Académiciens que votre Compagnie a perdus, & celui que vous venez de faire de M. l’Archevêque de Cambray, ont montré ce que vous pouvez dans l’Art que nous cultivons, & combien vous êtes digne de la place que nous vous avons donnée.

 

Nous efpérons, MONSIEUR, que vous ne contribuerez pas moins à la réputation de cette Compagnie, que vous contribuez à celle de l’Académie des Médailles. Venez donc nous apporter toutes vos richeffes ; venez défendre avec nous le bon goût qu’on ne fe laffe point d’attaquer ; venez foutenir l’honneur de la Compagnie ; venez nous aider à faire connoître à toute l’Europe que l’Académie Françoife profcrit ces faux principes de Poëfie que des Auteurs peu inftruits ont voulu rappeler, malgré la cenfure de tous les fiécles, cenfure fi clairement expliquée par tant de raifons folides, & rendue encore plus fenfible par le métrpis qu’on a toujurs eu, & que l’on a encore pour les Ouvrages où on les a fuivis. Venez témoigner que les feuls Ouvrages qu’elle approuve font ceux où les mœurs & les fentimens répondent à la vérité des caracteres ; où la nobleffe de la diction égale la Majefté des Sujets, & n’eft point défigurée par des pointes & par des antithéfes, qui deshonorent la raifon ; où l’enflure ne prend point la place de l’embonpoint, ni le fard celle des couleurs naturelles, & où les vaines gentilleffes, que Ciceron appelle inepties, ne tiennent point lieu des véritables graces, de ces graces nobles qui fortifient le fens en ajoûtant l’agrément au folide. Enfin venez publier qu’elle enfeigne que ce n’eft point en méprifant les anciens & chicanant fur leurs titres, qu’on peut parvenir à les égaler, ou même à les furpaffer, mais en les eftimant, en les méditant & en les prenant pour modéles.

 

Les bons Ouvrages, vous le fcavez M0NSIEUR, c’eft un grand maître qui nous l’apprend, les Ouvrages fûrs de fur-monter le torrent des fiécles font ceux qui en fortant des mains de l’Ouvrier ont une beauté, une force qui tient de l’antique & qui en vieilliffant confervent une fraicheur, une fleur de grace & de nouveauté que le tems ne peut ternir. On diroit que comme la nature, dont ils font la fidelle image, ils ont en eux-mêmes un efprit toujours rajeuniffant & une ame exempte de vieilleffe.

 

Tels font les Ouvrages anciens & modernes que nous admirons, & tels font fur-tout les Poëmes d’Homere.

 

Exhortons donc nos jeunes Poëtes à étudier fes Poëmes immortels, & à y puifer ce feu divin fans lequel toute Poëfie eft foible, languiffante, morte. Tâchons qu’il fe forme un Homere ; il y a ici plus qu’Achille[3]. Ce n’eft point un Héros qui n’inftruit que par fes vices, qui ne reconnoît point les Loix, qui attend tout de son épée, un Héros emporté, violent, implacable que nous avons à célébrer ; c’eft un Héros qui inftruit par fes vertus, un Héros doux, humain, bienfaifant, qui reconnoît en tout les Loix de la raifon & la juftice, & qui n’a jamais accordé à fes armes que ce que l’on a refufé à fes juftes droits.

 

La paix vient de fuccéder aux fureurs de la Guerre. Les Nations voifines, guéries de leur ancienne jaloufie & de leurs obmrages, font calmes, & la fageffe du Roi, comme on le dit autrefois du plus jufte & du plus pacifique des Rois de Rome[4], fera une riche fource d’où la modération & la juftice couleront dans l’efprit de tous les peuples, & y répondront la même tranquillité qui regne dans le fien.

 

Les Mufes, qui ne font que rire des vains complots que des hommes peu initiez dans leurs myftéres ont formez depuis cinquante ans contre leurs plus beaux chefs-d’œuvres, vont profiter de ce tems favorable, & raniner leurs concerts. En attendant qu’un nouveau Poëte, qu’elles daigneront favorifer, s’éleve à la hauteur d’Homere, & vienne répandre fur les actions de notre AUGUSTE PROTECTEUR l’éclat que la Poëfie fçait donner, rendons tous les jours à fes vertus de nouveaux hommages. Sur-tout redoublons nos vœux pour la confervation d’une vie fi précieufe d’une vie qui peut feule remplir tous nos défirs & toutes nos efpérances ; d’une vie fi néceffaire non feulement à la France, mais à tous les Etats voifins, mais à l’Europe entiére ; car un Roi véritablement grand, c’eft-à-dire un Roi pieux, jufte, modéré, fidéle, généreux, magnanime n’eft pas le bonheur de fes feuls Sujets, c’eft le bonheur de tous les hommes.

 

[1] Annibal dans Tite Live, & dans Homere, Ode IV, I, 4.

[2] S.A.R. Madame.

[3] Ce font les traits de caractere d’Achille, qu’Horace raffemble d’après le portrait qu’Homere en a fait.

[4] de Numa.