Funérailles de M. Émile Gebhart

Le 24 avril 1908

Pierre de SÉGUR

FUNÉRAILLES DE M. ÉMILE GEBHART

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

ET DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES

Le vendredi 24 avril 1908.

DISCOURS

DE

M. LE MARQUIS DE SÉGUR

AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

En venant, au nom de l’Académie, rendre un suprême hommage à la mémoire d’Émile Gebhart, j’éprouve une émotion profonde, faite de tristesse devant le deuil qui nous atteint et aussi d’inquiétude à me sentir inégal à la tâche. De même que l’an dernier, et à la même époque, celui que le suffrage affectueux de ses confrères venait de désigner pour présider à leurs débats tombe frappé brusquement, léguant à l’un des derniers venus dans notre Compagnie une douloureuse mission, à laquelle il craint bien d’être imparfaitement préparé. Si prompte qu’elle ait été, cette chute dans le grand repos de la tombe n’a pas été cependant une surprise pour ceux qui virent notre cher Directeur le jour — et la seule fois, hélas ! — où, au retour d’une courte absence, il prit place à notre bureau. En l’espace de quelques semaines, l’impitoyable mort avait inscrit sur son visage ce signe mystérieux, dont souvent, à l’avance, elle marque ses victimes, et que ceux qui le portent sont, la plupart du temps, les seuls à ne point voir. Il avait tenu cependant à inaugurer ses fonctions, en dépit des atteintes du mal, avec sa vaillance ordinaire, parce qu’il était de ceux pour lesquels tout honneur se double d’un devoir, et aussi parce qu’il aimait l’Académie d’une tendresse singulière, dont il donna une preuve touchante presque à la veille de l’heure suprême.

La dernière fois — il a quelques jours à peine — qu’il prit la plume, de sa main déjà défaillante, ce fut pour défendre la Compagnie, dans un brillant article de journal, contre les reproches de lenteur qu’on lui adresse injustement au sujet de son Dictionnaire. Il apportait à cette défense tant de verve et, d’ardeur, de vivacité spirituelle et d’entrain juvénile, qu’en lisant ces lignes alertes on se reprenait à l’espoir, et qu’il ne semblait guère possible qu’une voix encore si animée fût proche de l’éternel silence.

Et voilà pourtant qu’aujourd’hui nous sommes autour de son cercueil. Éteints, ces yeux pétillants de malice, sous l’épais buisson des sourcils ; glacées et scellées pour jamais, ces lèvres d’où coulaient tant d’aimables récits et de descriptions pittoresques, et qui s’ouvraient si volontiers au rire et aux propos joyeux ; immobile et raidie, cette main toujours tendue pour une chaude et loyale étreinte. Nous ne l’entendrons plus, cet incomparable causeur, ni bruyant, ni loquace, ennemi de la faconde vulgaire, mais, au contraire, subtil et délicat. tout en nuances et en demi-teintes, plein d’ironie légère et de finesse narquoise, que tempérait une vraie bonté, une bonté un peu brusque et qui ne se faisait bourrue qu’a l’instant de rendre service, comme pour prévenir le remerciement et couper court à l’effusion outrée de la reconnaissance.

Et quelle mémoire intarissable ! Comme il savait par le menu, avec quel art il évoquait les événements, les mœurs et les physionomies de l’Italie, du moyen âge, les drames sombres et terrifiants, les aventures inouïes, toute l’épopée enfin de l’époque la plus tumultueuse, la plus touffue et la plus ténébreuse, la plus belle et la plus atroce, qu’on connaisse dans l’histoire du monde ! Et comme aussi, dans cette mêlée, où le crime coudoie la sainteté, où les monstrueux attentats sont proches des sublimes héroïsmes, il appréciait les actes et les gens avec une douce lucidité, une indulgence sereine, également éloignée de l’indifférence du sceptique et de l’intolérance du sectaire, en homme qui avait étudié tant de choses, fait le tour de tant d’opinions, perçu tant de nuances mitoyennes entre le bien et le mal absolu, entre ce qu’on appelle erreur ou vérité, que, par amour de l’équité, dans la plupart des cas, il se retenait de juger pour se contenter de comprendre !

Je ne puis, devant ce cercueil, suivre Gebhart pas à pas dans sa carrière longue et remplie, et je dois me borner à en retracer les grandes lignes. Alsacien de naissance, mais Lorrain d’adoption, il avait tout d’abord songé à la magistrature ; c’est au conseil d’un de ses maîtres de Nancy, maintenant l’un de nos plus aimés et vénérés confrères, qu’il dut de s’orienter vers le professorat et de suivre la voie où il illustrerait son nom. La ville où se décida sa carrière et qui fut le berceau de ses premiers succès lui fut toujours chère entre toutes. Il y enseigna quatorze ans les littératures étrangères, et ce fut là qu’il contracta ces solides amitiés qu’il garda dans le cours de toute son existence et qu’il retrouva par la suite au Palais Mazarin., car, à l’Académie, la Lorraine, à vrai dire, forme comme une petite province, une province ardemment française et chaleureusement patriote.

Mais le jeune professeur avait l’humeur trop vagabonde pour restreindre son horizon aux belles plaines mollement onduleuses qua célébrées éloquemment notre confrère Maurice Barrès. Il semble que, dès sa jeunesse, un irrésistible penchant l’ait attiré vers les régions de la lumière et du soleil, vers les pays où, à chaque détour du chemin, se lèvent les souvenirs légendaires et les images grandioses. Après un court séjour à Nice, il cingle vers Athènes et, quatre années durant, avec une ferveur d’amoureux, emplit ses yeux des visions de ce sol sacré : « Vous courez à la fenêtre de votre chambre, — lui rappellera-t-on par la suite ([1]), — vous découvrez de là l’Hymette, les oliviers de Platon, la N’oie sacrée d’Éleusis, l’Acropole, le golfe de Salamine, et un grand ravin dont vous n’inscrivez pas s’il est rouge, jaune d’ocre ou gris terreux, mais (nuance suprême à votre regard ébloui), qu’il est celui par où passa Thrasybule. » Et, sans doute, est-ce à ces contemplations qu’il dut le don précieux qui caractérise sa manière, le sentiment de la ligne, cette grâce sobre et décente, cette pureté de contours qui sont, à proprement parler, les fleurs naturelles de l’Attique.

La Grèce l’avait séduit ; quelques années plus tard, l’Italie l’enivra et, ce qui est plus rare et plus beau, le retint. Dans la seconde moitié de sa vie, d’après son témoignage, il franchit plus de cinquante fois les Alpes, appelé par le charme invincible qui se dégage de la Ville Éternelle, de la cité du Dante, ou du berceau de saint François d’Assise, et peut-être que nul n’a aussi fortement goûté la volupté, douce ou tragique, des blonds paysages de l’Ombrie, des collines bleutées de Toscane, des rouges et âpres solitudes de la campagne romaine.

Toute passion désintéressée porte avec soi sa récompense. Cette Italie, qu’il aimait tant, lui livra ses plus beaux secrets et lui inspira la plupart de ses meilleurs ouvrages, son Italie mystique, ses Conteurs florentins du moyen âge, et le premier de ses écrits qui lui acquit, auprès du grand public, cette notoriété éclatante que, malgré son talent exquis, ses précédentes études n’avaient encore pu lui valoir : je veux parler d’Autour d’une tiare, qu’on peut citer comme le modèle des romans historiques, car « l’histoire, selon l’expression d’un bon juge, y est belle comme un poème épique, et le roman gracieux, délicat, pur de lignes, comme un roman grec ».

Ce n’est ici le lieu ni le moment d’analyser les vingt ou vingt-cinq volumes d’histoire de l’art, d’histoire de la littérature, d’histoire des mœurs et des milieux, où la plus forte érudition, la plus sûre à la fois et la plus dénuée de pédantisme, s’allie à l’imagination la plus ailée, à la plus libre fantaisie, à l’expression la plus aisée et souvent la plus poétique. Le trait commun de tous ces délicieux ouvrages, c’est qu’ils ressemblent à l’auteur et qu’à les lire, on invoque malgré soi l’originale physionomie de celui qui les mit au monde. On revoit ce visage solide, qui tenait à la fois du militaire et du bénédictin; on entend cette voix un peu sourde, à l’accent un peu bref, s’harmonisant si bien avec l’art sobre et discret du causeur. On se rappelle surtout comment, en ce Lorrain, né en Alsace, nourri et imprégné du suc le plus savoureux d’Athènes, de Florence et de Home, tant d’éléments divers aboutissent à former un Français de bonne race, un vrai type d’bonnète homme, dans le plein sens du terme, dont la vie tout entière offre le caractère de la plus belle, de la plus harmonieuse unité.

Après son magnifique labeur, Émile Gebhart a bien droit aujourd’hui de s’acheminer, d’une âme tranquille, vers la postérité. Il s’y achemine, son œuvre à la main, par une avenue large et droite, bordée de chaque côté par d’illustres statues, blanches effigies de ceux dont il a rajeuni ou ressuscité les figures. Voici Rabelais, Panurge, Ulysse, Boccace, Sandro, Botticelli, Michel-Ange, Buonarotti, dont il achevait l’histoire quand la mort est venue le prendre ; et voici également de plus édifiants personnages, une théorie de moines et de nonnes d’autrefois, qui, dans leurs robes flottantes, sourient, sur son passage, à l’ami bienveillant, dont la tendre curiosité se pencha sur leurs âmes mystiques ; au premier rang, sont saint François d’Assise, le docteur séraphique, et sainte Catherine de Sienne, la sage et subtile raisonneuse : tous deux, en agitant leurs palmes, semblent lui faire accueil au seuil du mystérieux séjour que des promesses, auxquelles il avait foi, réservent, par delà la tombe, aux hommes de cœur vaillant et de bonne volonté.

 

[1] Réponse de M. Paul Hervieu au discours de M. Gebhart à l’Académie française.