Funérailles de M. Henry Houssaye

Le 27 septembre 1911

René DOUMIC

DISCOURS

DE

M. RENÉ DOUMIC

MEMBRE DE L’ACADÉMIE

AU NOM DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES

 

MESSIEURS,

La mort d’Henri Houssaye est un deuil pour nous tous, dans cette Société des Gens de lettres où il y avait trente-cinq ans qu’on avait pris l’habitude de l’aimer.

C’est Victor Hugo et Edmond About qui nous l’avaient amené. En 1896, nous le choisîmes pour président. Il était alors dans le plein de sa réputation ; ses livres passionnaient des milliers de lecteurs ; l’Académie française venait de l’accueillir. Il n’avait pas besoin de nous et nous avions besoin de lui : c’est pour cela qu’il se rendit à notre prière.

Ce qu’il fut pour nous pendant trois années, vous le devinez, vous tous qui l’avez connu et qui savez quels étaient l’agrément et la sûreté de son commerce. Avant tout, je veux dire le charme de sa personne, sa courtoisie exquise, son amabilité toujours prête, son désir de plaire, et la grâce avec laquelle il obligeait. Il semblait qu’on lui rendit un service, chaque fois qu’on venait lui en demander un. Vous le revoyez dans sa haute taille et dans l’élégance de sa silhouette, au seuil de ce cabinet de travail où les bibliothèques de pur style Empire regorgeaient de livres précieux et de portefeuilles bourrés de notes. Il vous accueillait les mains tendues. Au sourire qui illuminait son fin visage et se jouait parmi le flot de sa barbe blonde ; on devinait le cœur de l’homme : il était toute bonté.

Le seul titre qu’il ait ambitionné, c’est celui d’homme de lettres. Il en réalisa le type avec cette souveraine distinction qu’il mettait en toutes choses. Pas plus de pédantisme que de morgue. À le coudoyer dans les salons, dans les milieux aristocratiques, dans les fêtes parisiennes, on l’aurait pris pour un mondain. Ce mondain, qu’on rencontrait partout, trouvait le moyen de travailler dix heures par jour, tous les jours. Il était l’hôte assidu des bibliothèques et des archives, le patient chercheur de la vérité à travers les documents arides. Il a donné ce grand exemple de s’enfermer vingt-cinq années de sa vie dans une œuvre unique et de lui consacrer tout son effort. Mais il estimait qu’on peut être très savant et très sociable, et que, sa journée faite, l’écrivain honnête homme doit secouer la poussière des livres, relever la tête, dérider son front et causer librement avec ses amis.

De l’homme de lettres il avait le trait dominant : la passion pour la littérature, le respect de sa dignité, la confiance dans son efficacité. La partie de son œuvre laquelle nous pouvons, à coup sûr, promettre la durée, c’est son histoire de 1814 et de 1815. La façon dont il en conçut le dessein montre bien comment, chez lui, l’homme ne se séparait pas de l’écrivain et la pensée venait du cœur. En 1870, le lieutenant de mobiles Henry Houssaye, décoré sur le champ de bataille, avait subi les angoisses de l’année terrible. Désormais s’éveilla en lui, pour la France, cet amour— le vrai — celui qui naît d’avoir vu souffrir. Cette question l’obséda, de savoir par quel prodige le pays avait pu déjà traverser des crises pareilles et en sortir triomphant. Son histoire de la campagne de France et de Waterloo est la réponse à cette question que se posait son patriotisme.

Il voulut recréer, à force de précision minutieuse, la vision exacte et intense de la défaite, de l’invasion, de l’anarchie. Et c’est au sortir de ce cauchemar historique qu’il fait un acte de foi dans la vitalité de la patrie et dans son avenir. Telle est la leçon de toute son œuvre : ainsi s’en dégage une âme de noblesse et de bienfaisance.

Ai-je besoin de dire quels services il a rendus par son exemple à la cause des lettres ? Il a prouvé avec éclat ce que doit être l’histoire : non pas le divertissement morose de quelques érudits, mais une lecture et un enseignement pour tous. Il lui faut, pour réaliser son objet dans sa plénitude, le vivant concours d’une forme littéraire. On voit assez à quoi sert la littérature, comprise de cette manière, en conformité avec notre tradition : c’est à faire de nous de meilleurs Français.

Ainsi le souvenir d’Henry Houssaye restera parmi nous honoré, respecté. À l’hommage que je lui apporte au nom de tous ses confrères, je joins le mien, devant cette tombe, — encore une tombe qui s’ouvre ! Les douleurs se pressent à ce tournant de la vie, d’où l’on ne regarde plus que derrière soi. Alors on habite dans le passé. Cher Henry Houssaye, ami délicat et fidèle compagnon de temps heureux, c’est du fond de ma détresse que je t’envoie ce suprême adieu.