Allocution à l'Assistance mutuelle des Veuves de la Guerre 1919

Le 7 décembre 1919

René BOYLESVE

ALLOCUTION

PRONONCÉE

le 7 Décembre 1919
à l’Assemblée générale annuelle

de

l’Assistance mutuelle des Veuves de la Guerre

PAR

M. René BOYLESVE
de l’Académie Française

PRÉSIDENT D’HONNEUR

 

 

MESDAMES,

Lorsque votre digne Président m’a chargé de l’honneur de vous adresser cette année quelques mots, j’ai voulu posséder des notions précises sur votre société. C’est alors que de Frédéric Masson lui-même, j’ai recueilli cette définition concise et magnifique, après quoi il était bien inutile de chercher de nouvelles lumières : « C’est une société sortie de la mort comme une fleur de pitié et de patriotisme ».

Cela me suffisait. Je vous connaissais ; je savais tout votre prix ; je vous vénérais ; je vous étais tout dévoué. Et j’admirais en même temps mon grand ami de qui la modestie avait négligé d’ajouter que c’était à son beau zèle et à ses capacités d’organisateur qu’était due cette sorte de miracle : tirer de la mort quelque chose de vivant, et mieux que quelque chose de vivant : une fleur prospère et épanouie.

Que mon illustre confrère se rassure : je ne m’apprête à le traiter ni de magicien ni de thaumaturge ! L’historien qui est en lui, — sous l’homme de bien, et peut-être confondu avec lui, — sait trop que l’œuvre accomplie ici par l’esprit d’initiative, par l’intelligence, par la patience, par la volonté et aussi par le cœur, est conforme simplement à l’ordre des événements humains ; elle est, en un raccourci remarquable, l’image d’un des phénomènes à la fois les plus communs et les plus mystérieux qu’exige, je ne dis pas le progrès, mais la marche à pas lents du monde vers son but inconnu. L’orage, la dévastation de la foudre, le débordement des fleuves ; puis la réapparition du soleil ; l’herbe croît à nouveau plus drue dans les prairies, et les moissons se dressent mieux fournies. Des hécatombes monstrueuses, des flots de sang inondant la terre jusqu’en ses profondeurs ; puis une éclosion d’êtres animés d’un surprenant appétit de vie, mus par de plus vastes espérances ! Voilà le rythme de la procession pathétique que nous suivons tous, portant chacun à la main un cierge de cire qui se consume et qui, lui, ne sera jamais renouvelé.

Non, le pauvre troupeau humain n’avance plus sur une route aplanie par les ingénieurs, ni abritée des surprises. Un destin cruel lui tend d’espaces en espaces des embûches inouïes. Dans ces chocs, l’éternel chemineau perd invariablement les meilleurs des siens ; après quoi il lui faut repartir et reformer des hommes meilleurs que ceux qu’il a perdus, car si quelque chose est certain dans cette pérégrination si peu sûre, c’est que les difficultés à vaincre le lendemain sont plus ardues que celles que la veille a surmontées.

Je n’osais pas, il y a un instant, prononcer le mot progrès. Le progrès, cependant, j’y crois. Mais dans quel sens ! Il ne consiste pas dans un accroissement de ce qu’on appelle communément le bonheur, mais dans l’implacable nécessité où nous nous trouvons de prouver une toujours plus grande vertu. J’entends par vertu le courage, l’audace, l’ingéniosité, la maîtrise de soi, la patience sans limites, le désintéressement, par-dessus tout le sacrifice de soi-même à quelque chose de plus grand que soi. Quand donc les hommes ont-ils jamais souffert des supplices comparables à ceux de ces quatre terribles dernières années ? Et quand ont-ils plus virilement souffert ?’Quand donc a-t-on vu d’aussi nombreuses assemblées de femmes en larmes qu’on en a vu partout, et qu’en voici ? Et il a fallu des siècles de labeur et d’application passionnée des esprits les plus généreux pour nous amener là !...

Le progrès ? il est dans la soumission sans réplique au commandement qui nous est fait d’accroître de jour en jour nos qualités morales.

Ne tirons pas de ces constatations un motif de pessimisme ni même un prétexte à nous attrister. Ceux que vous avez vus accomplir les plus durs travaux, ceux que vous avez vus supporter même le martyre, quand ils n’y ont pas succombés sont revenus moins sombres que n’étaient les témoins inactifs.

Vous avez été, Mesdames, à la hauteur des hommes que vous pleurez.

La portion de l’humanité digne de ce nom, appelée dernièrement, sur son chemin ardu, à faire face à la plus redoutable rencontre de voleurs qui se soit jamais présentée, s’est montrée noble à tel point que nous ne savons plus aujourd’hui si, de la mêlée, c’est l’horreur ou bien la pure beauté qui se dégage. De l’énormité du cataclysme, c’est un immense bien qui peut naître, si nous nous en remettons à cette déconcertante loi de mouvement et de compensation qui régit l’univers et qui, de tout temps, a juxtaposé, comme la cause et, l’effet, le barbare sacrifice et la renaissance radieuse à la vie.

Or, de la rive de la mort à celle de la vie nouvelle, si nous cherchons à imaginer un lien concret, une passerelle, nous ne pouvons point ne pas penser à vous.

De tout ce qu’on s’est efforcé d’inventer pour parler à nos yeux des héros à qui la France doit d’être debout, il n’y a rien d’aussi efficace que votre vue, et aucun cénotaphe n’est capable de toucher nos cœurs autant que le peut faire la réunion de seulement une vingtaine d’entre vous. Vous vous êtes arrachées au royaume des ombres et vous accourez en troupe vers celui de la lumière ; vous avez touché des lambeaux sacrés et vous tenez entre vos bras des enfants innocents et charmants : quel rôle que le vôtre !

De ces rives que vous avez dû quitter, à la vie où vous abordez à présent, Mesdames, vous apportez certainement quelque chose. Vous apportez la dernière pensée des générations sacrifiées, et vous l’offrez, ayant traversé le pont, aux générations qui vont faire l’avenir. Et cette pensée, quelle est-elle ? Votre Président, qui vous connaît bien, a dit de vous que vous étiez une fleur de patriotisme. Je m’en rapporte à son jugement qui est bon. Et je veux croire que c’est de cette fleur-là qu’il nous faut vous voir toutes ornées, en cette traversée du pont.

Il n’a pas peur des grands mots, votre Président. — il n’a pas peur de grand’chose, — et je crois qu’il nous donne là un bel exemple.

On se moque volontiers, chez nous, des grands mots. En France, où l’on parle beaucoup, les meilleurs termes s’usent, et quand ils sont passés de mode on les met au grenier. On en a fait autant des meubles de nos grand’mères que l’on va rechercher aujourd’hui parce que le moindre d’entre eux contient une petite fortune. Je pense qu’il est absurde et déplorable d’en être venus à redouter de prononcer hautement certains mots et parmi eux, ceux de Patrie et d’Honneur. Comme les chefs-d’œuvre, devenus rengaines à force de popularité, mais qui survivent à toutes les innovations, ils ont montré que, loin d’être vides, ils étaient pleins de sens.

Sans doute, vous avez entendu dire, comme moi, que beaucoup d’hommes ont accompli les plus belles actions sans obéir à aucune idée ; et c’est très exact ; mais il est non moins vrai que, dans ces terribles moments, nombre d’entre eux ont pensé à leur mère et que ceux à qui leur mère avait su inculquer une idée élevée et féconde en ont reçu un important secours.

Je viens vous exprimer le désir, Mesdames, que ces mots, ces grands mots, tout retrempés dans le sang qui fut mêlé au vôtre, vous appreniez aux enfants, aux jeunes gens, à les prononcer, quand il le faut, sans respect humain comme sans forfanterie, mais en pensant au beau sacrifice de leurs pères. La jeunesse pourrait, en effet, être portée à croire qu’une si formidable guerre a bouleversé toutes choses et renversé toutes les valeurs ; mais si, à la vérité, beaucoup d’idées devront être révisées, il en est une qui s’impose plus que jamais, c’est celle-ci :

Ce qui convenait à nos intérêts, à notre dignité, à notre salut, avant la guerre, c’était le patriotisme ; ce qui nous est plus que jamais indispensable après la guerre, c’est un plus ardent patriotisme.

Semez vos fleurs, Mesdames ! ornez-en les berceaux, ornez-en la boutonnière des jeunes gens et des hommes nouveaux. Nul ne peut craindre chez nous les dangers du chauvinisme : nous n’avons plus de revanche à prendre ; mais il faut toujours redouter qu’un vaincu ne la prenne. Tous les peuples du monde, si fortement alliés qu’ils puissent être, se serrent, chacun autour de son drapeau. C’est la loi de conservation naturelle. Celui qui s’en écarte s’avance niaisement vers l’esclavage : il ne peut y avoir pour le nier que les sophistes, les criminels ou ceux qu’on pourra appeler les aveugles d’après-guerre…

Semez vos fleurs, Mesdames ; exigez qu’on les recueille respectueusement, et appelez-les bien haut par leur nom : ce sont nos vieilles cocardes tricolores !