Discours du président des cinq Académies 1917

Le 25 octobre 1917

Denys COCHIN

INSTITUT DE FRANCE

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE DES CINQ ACADÉMIES

DU JEUDI 25 OCTOBRE 1917

PRÉSIDÉE PAR

M. DENYS COCHIN
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

 

MESSIEURS,

Chaque année à pareil jour, l’Institut de France rappelle les noms des confrères qu’il a perdus et ces noms seuls évoquent le souvenir d’utiles et glorieux travaux. Des esprits ornés de dons différents, au cours de longues carrières — autant que peuvent être appelées longues les carrières des hommes — ont satisfait à leur vocation, ont accompli leur œuvre. Quelques-uns étaient nos aînés ; beaucoup nos compagnons dans la vie. Après la mélancolie des adieux il est aisé, il est doux de leur rendre hommage.

Mais dans l’exécution de ce pieux devoir une autre pensée nous hante et nous trouble. Devant ce passé qui se termine suivant la loi de la nature, nous songeons à l’avenir brisé par la guerre, et, devant des œuvres achevées, à d’autres œuvres rêvées, promises, conçues, ébauchées et qui ne verront pas le jour. Que de problèmes eussent abordés et résolus de jeunes savants, premiers de leurs promotions, à peine sortis de l’École normale et de l’École polytechnique, et qui ont couru, en un jour, donner toute leur vie ! Que de monuments déjà dessinés ne s’élèveront pas au-dessus de la terre ! Que de belles statues resteront enfouies dans les blocs de marbre ! Que de lumières nouvelles eussent apportées les recherches de jeunes historiens ! Et pour le service de l’État, pour le recrutement de nos Assemblées politiques, quel n’eût pas été le prix de cette prodigieuse somme de patriotisme, dépensée en quelques journées !

Célébrons des ouvrages terminés à loisir, qui désormais feront partie du patrimoine intellectuel de la France. Mais donnons aussi un souvenir, un salut à d’autres ouvrages attendus, existant en puissance, formés déjà en de généreux et ardents esprits, et dont le sacrifice, fait aux dépens de la postérité, a été exigé par les besoins immédiats de la Patrie. Ayons confiance en cette Patrie féconde. Nos confrères défunts n’auront pas vu le triomphe final de la France, mais pas un d’entre eux, à son dernier jour, n’en a douté.

M. le marquis de Vogüé avait tant vu et tant observé qu’il instruisait son interlocuteur en peu de paroles vives et claires. Il y a des gens qui se réjouissent de parler ; d’autres, comme M. de Vogüé, semblent hésiter à parler, avant le profond dédain de toute déclamation inutile. Il était allé tout jeune en Syrie, presque sur les traces de Lamartine ; il avait rapporté de belles aquarelles d’après les débris de l’architecture des Croisés, églises et châteaux ; et des copies d’écritures gravées sur le marbre en des temps plus reculés ; la langue araméenne était, je suppose, celle que parlait Zénobie, reine de Palmyre. Devenu en peu d’années l’un des plus habiles interprètes de ces signes mystérieux, il fut admis à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, après la mort de M. le duc de Luynes. Sa jeunesse érudite se consacra aux ruines du passé : son âge mûr se dépensa au service de l’État. Ambassadeur à Constantinople auprès du médiocre et infortuné sultan Abdul Aziz ; puis à Vienne, pendant les années d’actives négociations qui précédèrent le traité de Berlin, il passa à juste titre pour un de nos plus clairvoyants diplomates.

Rendu à la liberté par les changements de la politique et devenu historien de Villars, il a tracé de ce maréchal un portrait digne d’être placé à côté de ceux de Condé et de Maurice de Saxe, dont les auteurs furent M. le duc d’Aumale et M. le duc de Broglie. Combien d’autres travaux ont occupé sa vieillesse ! Il présidait, ou plutôt il dirigeait, tant sa présidence était active, la grande Compagnie industrielle de Saint-Gobain, la Société des Agriculteurs, le Conseil de la Revue le Correspondant. La guerre le surprit, à plus de quatre-vingts ans, président de la Société de Secours aux blessés : il ne recula pas devant une tâche immense. La variété, la précision de ses connaissances, acquises sans ostentation, utilisées sans pédanterie, surprenaient ses auditeurs. Il se montrait chimiste à Saint-Gobain, agronome rue d’Athènes, homme de lettres et historien au Correspondant, et, à la Croix- Rouge, fort au courant des méthodes pasteuriennes. Fidèle aux souvenirs de sa race, il composa, tout à la fin de sa vie, la monographie d’une famille noble du Vivarais, et rappela la mémoire d’une très longue série d’aïeux, qui tous ensemble, dans le cours des siècles, dans la totalité de leurs honorables et paisibles existences, n’avaient pas dû fournir une somme de labeur égale à celle de leur illustre descendant. Qui pourrait oublier, avant été reçu dans son cabinet de travail aux hautes bibliothèques, la grande taille, la noble figure, le loyal serrement de main de M. de Vogüé ? Dans la vaste maison construite par son père et lui au coin de l’Esplanade, leur vieil hôtel de la rue de Lille ayant dû céder la place au boulevard Saint-Germain , aucun objet ne laissait soupçonner la contrefaçon, la fausseté, ou, suivant l’expression moderne, le truquage : ni les tapisseries de Beauvais et les armoires de Boulle données par le roi Louis XV à M. de Machault, aïeul maternel, ni les pastels commandés à La Tour ou à Peronneau par des membres de la famille, ni les bustes ou les vases antiques rapportés d’Orient par notre confrère lui-même, après des fouilles faites sous ses yeux. Tout était sincère et vrai dans la maison de M. de Vogüé : et avant tout l’âme du maître.

Avec un peu moins de simplicité, un peu plus d’importance professorale, la belle et respectable figure de M. Liard occupe aussi une grande place dans nos souvenirs. Il avait écrit sur Descartes et la philosophie française un livre excellent. Mais son grand titre de gloire, ce sont les services rendus à l’Université, ou plutôt aux Universités. Il avait compris que pour assurer la vie intellectuelle et, la prospérité de ces grandes institutions, il est nécessaire de leur accorder un peu d’indépendance.

L’État, depuis une douzaine d’années, a prié des amis de venir en aide à ses finances parfois dépourvues d’élasticité, comme disent les rapporteurs du budget unis du Louvre ou de la Bibliothèque, prêts à acquérir un Botticelli authentique ou un manuscrit précieux ; amis du Muséum si quelque diplodocus inédit apparaît sur le marché ; amis de Versailles ou de Fontainebleau, précieux amis quand les conduites d’eau ont des fuites, ou les nymphes du Parc un bras cassé. On ne désespérait pas de trouver parmi les fervents amateurs de l’automobile des amis des ponts et chaussées. Mais les amis veulent savoir quel objet spécial va profiter de leur amitié ; il faut renoncer à rencontrer des bienfaiteurs de contributions directes. Les fondations ne se produisent, qu’en faveur d’institutions que l’on désigne. M. Liard le savait et a travaillé à développer dans les Universités l’autonomie. Il a été pour la Sorbonne un administrateur merveilleux. Ce philosophe, désintéressé de tout quant à lui-même, retrouvait, pour la Sorbonne ses instincts de Normand. Le grand établissement annexe situé entre la rue Saint-Jacques et la rue d’Ulm, fut sa création personnelle.

Il y avait là un couvent bâti sous Louis XIII, on avait vécu Mme de la Vallière ; et de pauvres religieuses extrêmement embarrassées. L’Instruction publique leur défendait d’enseigner ; leur pensionnat, seule source de revenus, était fermé ; les Finances n’en exigeaient pas moins le droit d’accroissement. Vendons nos terrains, disaient-elles, et allons-nous installer plus modestement dans la banlieue. Mais comme elles jouissaient de la reconnaissance d’utilité publique, l’Intérieur prenait leur défense contre elles-mêmes et refusait d’approuver un projet de vente ! Que faire ? — Mourir de faim rue Saint-Jacques, dans un jardin de trente mille mètres carrés. Il y eut là une négociation assez délicate à conduire. Comme il s’agissait à la fois de venir en aide à des religieuses et de bâtir des laboratoires de chimie, M. Liard, qui connaissait son monde, voulut bien me prendre comme complice.

Il me récompensa en me faisant entrer dans le Conseil d’administration des Amis de l’Université. « Mais, lui dis-je, je suis déjà Ami de l’Institut catholique et entends le rester. — Qu’importe, répondit M. Liard. La chaire de Moissan ou celle de Lippmann ne sont pas ennemies de la chaire de Branly. Aimons la science partout où elle se montre. Et l’enseignement partout où il se produit. » Langage digne de l’esprit large et libéral que nous avons toujours connu chez l’éminent vice-recteur de l’Université.

L’Université de Paris a subi une autre perte cruelle, en la personne de notre confrère M. Darboux, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences. Tout jeune, il avait suppléé dans leurs cours M. Chasles et M. Bertrand. Il était mathématicien comme le grand Henri Poincaré ; mais il n’eut pas comme celui-ci la condescendance d’écrire pour le vulgaire. Il savait cependant descendre de ces hautes régions et s’occuper de questions pratiques au profit de l’Institut Pasteur. Il présidait depuis longtemps le Conseil d’administration de cette maison, restée digne de porter le grand nom de son fondateur ; il s’était dévoué à l’Institut Pasteur autant que Liard à la Sorbonne.

L’envie, Messieurs, devient un sentiment excusable quand on a dépensé trop d’heures de sa vie dans les discussions furieuses que termine souvent le vote d’un ordre du jour pur et simple ; et que l’on songe à une existence toute remplie par de belles études d’art et d’histoire, telle que fut celle de M. Paul Meyer. Le nom seul de l’École des Chartes est pour moi une cause d’émotion ; j’ai vu de jeunes héros sacrifier tout à la Patrie et ne laisser échapper un mot de regret qu’en songeant à des travaux inachevés, entrepris dans les Archives. Celles de Tarascon avaient d’abord occupé M. Meyer. Il les mit en ordre, il y fit des découvertes, et résolut de consacrer ses travaux à toutes les contrées de langue d’oc. Il donna de nouvelles éditions de la Chanson de la Croisade contre les Albigeois, puis du Chant de Sainte-Eulalie. Ces titres seuls enchantent l’imagination et ressuscitent un monde disparu. Les œuvres magnifiques de ces siècles, dans lesquels M. Meyer avait reporté sa vie, les merveilles de Saint-Trophime et de Saint-Gilles, par exemple, ne vous inspirent-elles pas un certain mépris pour les énormes constructions laissées dans le voisinage par les Romains ? — Ces cirques disposés pour offrir à des foules de pitoyables spectacles ; ces trois modèles invariables de chapiteaux ; ces froids bas-reliefs ne vous semblent-ils pas être le produit d’un art impersonnel, administratif, officiel et monotone ? — La puissance appartient à l’État : mais à l’individu, le génie. D’autres hommes, a dit Virgile, seront habiles sculpteurs, orateurs excellents, poètes inspirés. Toi, Romain, tâche d’être un bon préfet, de ménager les amis du Gouvernement et, de mettre en déroute l’esprit d’indépendance. Jamais des commandes de l’État n’auraient pu faire naître le cloître de Saint-Trophime, ni, autour du portail les colonnettes appuyées sur des lions, ni les figures, saisissantes d’expression, d’ouvriers et de matelots devenus saints et apôtres, ni les foules d’élus et de damnés, ni ce fouillis d’animaux étranges, de singes, d’oiseaux, de léopards. On voit même un chameau et un centaure tirant des flèches, au portail de Saint-Gilles. L’initiative individuelle se donne carrière ; la fantaisie même fait irruption. On sent que le culte impérial est mort et qu’un monde nouveau fleurit sous le souffle chrétien. Dans ces provinces délivrées, M. Paul Meyer a fait de longs et fréquents voyages. Un fidèle compagnon de route, M. Gaston Paris, ne se séparait jamais de lui ; les Dioscures : c’est le nom que ces deux collègues de l’enseignement avaient donné à ces deux parfaits amis. Ils avaient fait choix d’un bon guide, moins érudit qu’eux-mêmes en fait de philologie romane, mais parlant la langue et animé de l’esprit de la vieille Provence : Mistral, le grand poète d’Avignon et du Rhône.

Notre aimable et respecté confrère, M. l’abbé Thédenat, si nous avions la joie de le voir parmi nous, me reprocherait, j’en ai peur, d’avoir légèrement parlé de l’art officiel propagé par les proconsuls de Rome dans les provinces. M. Thédenat avait été apprendre l’archéologie romaine à la source même : au Forum. Il a consacré à cette place publique si célèbre et si petite, un très savant livre. Son esprit curieux ne dédaignait pas les boutiques de la Suburra : il pénétrait chez les Pharmacopoles peu estimés d’Horace ; il a trouvé et décrit des séries de cachets d’oculistes, qui, à défaut de lunettes, offraient aux yeux fatigués des collyres infaillibles.

M. Henri Thédenat, fils d’un professeur de la Faculté de Poitiers, était entré dans la célèbre compagnie de l’Oratoire. Il avait enseigné à Juilly ; il s’était assis, auprès de l’étang, sous le tilleul de Malebranche. Ses amis se souviennent avec émotion de sa bonté et de son esprit charmant : il avait souvent écrit pour eux, et, une ou deux fois, laissé publier de fort jolis vers. Un jour, comme les autres prêtres de l’Oratoire, qui, cependant ne formaient pas à proprement parler une Congrégation, il fut invité par la police à quitter sa maison. Il ne trouva qu’un mot pour exhaler sa colère : « Je n’arrive pas à comprendre pourquoi l’intérêt public exige que je déménage. » Et doucement résigné, il reprit le cours de ses travaux, dans une autre demeure.

Le moyen âge français avait charmé et rempli la vie M. Meyer ; la Rome antique celle de M. l’abbé Thédenat. Maxime Collignon se consacra à l’art grec. Il fut l’historien de Phidias et étudia aussi les œuvres sur Lysippe de Scopas, de Praxitèle. Il visita, avec M. Pontremoli, l’architecte, les ruines de Pergame et rapporta une reconstitution du grand temple de Zeus. Mais surtout il a décrit, rebâti, en pensée, l’admirable Parthénon, dont les frises et les métopes sont à Londres et dont beaucoup de colonnes sont effondrées. N’est-il pas douloureux de songer que le Parthénon était à peu près intact en 1680, avant le siège de l’Acropole par Morosini, avant les bombes lancées par l’Allemand Koenigsmark ? Le Parthénon avait vécu plus de deux mille ans, respecté par les barbares eux-mêmes, ce sont les âges de civilisation avancée qui l’ont détruit. Cette triste réflexion peut ailleurs trouver sa place. Que de cathédrales, que de maisons de ville qui, avec leurs sculptures et leurs vitraux, avaient traversé des siècles de guerres et des révolutions, auront été à l’aurore du XXe siècle abattues par une très savante barbarie ! Encore les Turcs, avant fait du Parthénon un château fort et une poudrerie, avaient-ils fourni à Morosini quelque excuse devant l’histoire ; quel prétexte pourra invoquer l’Allemagne devant Reims ?

L’Académie des Inscriptions a perdu un associé étranger : M. Hendrik Kaspar Kern, né dans l’île hollandaise de Java en 1833. Il enseigna à l’Université de Leyde le grec et le sanscrit. Il revit son île natale et les Indes ; publiant à Calcutta les œuvres d’un brahmane astronome. Varaha Mihira ; réunissant les nombreux matériaux de son grand ouvrage de Philologie malayo-polynésienne. Nos savants confrères MM. Barth, Senart, Viollet, d’Arbois de Jubainville, à la mort de M. Ascoli, ont soutenu devant l’Académie les titres de M. Kern. Ce que nous devons tous savoir, c’est que ce grand érudit, quand la France fut victime d’une agression inique, prit hautement parti pour elle, et que cet associé étranger de l’Institut de France se souvint qu’il avait ici une autre patrie.

L’économie politique nous ramène en France et au temps présent. Les livres, les cours de M. Paul Leroy-Beaulieu ont été si célèbres qu’on est tenté d’ajouter à son nom celui d’une revue fondée et dirigée par lui : il fut lui-même L’Économiste français. Il avait eu pour maître son beau-père Michel Chevalier, émule jadis de Bastiat et disciple de J.-B. Say. Il appartenait comme eux à l’école libérale et, pour la conquête de la richesse, comptait sur le travail de l’homme et l’effet des lois naturelles plus que sur l’intervention de l’État. Il a écrit un livre sur le rôle de l’État moderne, un autre sur le collectivisme ; d’autres encore, qui sont renommés dans l’Europe entière. Il s’intéressait avec passion à notre essor colonial.

Il eut une ambition persistante : être député. Ce bon citoyen, muni d’une si rare somme de connaissances, croyait devoir offrir à nos assemblées son concours. Plusieurs candidatures échouèrent ; et quand il fut élu — car il le fut un jour, je le sais, ayant eu l’honneur de le défendre — il ne fut pas proclamé. À la loi qui déclare inéligibles les membres des familles ayant régné sur la France, ajoutez, dit alors Édouard Aynard : « Et la famille Leroy-Beaulieu. » Il est mort, peu de mois après son fils Pierre tombé devant Soissons, en héros.

Pendant que Paul Leroy-Beaulieu enseignait la science économique, Achille Müntz s’occupait de rendre abondante la meilleure source de la fortune française, l’agriculture. Cet Alsacien, élève de l’École polytechnique, dirigea des laboratoires de l’Institut agronomique, en habile chimiste. Mais ce n’était pas un chimiste confiné dans ses laboratoires. Il contemplait les champs, les bois, la terre sous son enveloppe atmosphérique ; et s’appliquait à comprendre, comme a dit un jour Pasteur, la chimie de la vie. Il voulut savoir comment se comportaient dans la nature les gaz nécessaires à la végétation ; comment l’acide carbonique était réparti en diverses régions de l’atmosphère ; comment l’azote (les quatre cinquièmes de l’air qui nous entoure) devenait un élément d’une matière solide et en même temps soluble, un nitrate, un engrais.

Or d’innombrables êtres microscopiques sont les agents de cette synthèse ; des vivants préparent l’aliment de la vie. M. Schloesing, le père, et M. Müntz, s’inspirant des idées de Pasteur montrèrent le caractère biologique du phénomène de la nitrification. Mettez dans des caisses des fragments de tourbe saupoudrés de craie : arrosez-les d’eaux ammoniacales ; jetez dans ce milieu de culture des semences de l’espèce microbienne propre à cet ouvrage ; maintenez la température à 25 ou 30°, car c’est là un travail d’été ; et du fond de la caisse s’écoulera une solution de nitrate de chaux. Imaginez maintenant que cette fermentation se propage dans l’immensité des plaines labourées sous le soleil d’août et de septembre.

L’azote n’est pas seulement un aliment de la vie. L’acide nitrique, essentiel élément des poudres et des explosifs, devient un instrument de mort. Quelle dépense d’acide nitrique depuis trois ans ! On le tirait des nitrates venus du Chili. Aujourd’hui la chimie le puise directement dans l’air. La mine est au-dessus de nos têtes, dans le ciel ; et il n’est plus de croisière, de ligne douanière, de blocus par le moyen desquels les belligérants puissent se disputer cette arme terrible Mais le soin d’opérer la synthèse de l’acide nitrique n’est plus confié alors aux ouvriers microscopiques de M. Müntz. Les agents de ce travail seront les eaux qui tombent du haut des montagnes, et les forces colossales de la houille blanche, canalisées dans les courants électriques. La force motrice tirée de cette mine nouvelle est inépuisable. L’hydraulique est devenue une science aussi précieuse pour l’industrie que l’a été la thermodynamique. Et c’est la raison pour laquelle l’Académie des Sciences a voulu compter parmi ses membres non résidants un éminent ingénieur, qui a contribué largement aux progrès de l’Hydraulique, M. Henri Bazin, de Dijon.

Cette Académie a perdu un autre ingénieur, mais plus purement mathématicien, M. Léauté, répétiteur de mécanique à l’École polytechnique. Vous dirai-je que notre éminent confrère avait trouvé une formule plus générale pour le théorème de Tchebytcheff ? Il me semble répéter les noms de grandes villes inconnues, sur la foi des voyageurs !

Messieurs, le progrès de la science et de ses applications pratiques n’est pas le seul objet des efforts de l’homme. Supposez-nous vêtus, logés, nourris, médicamentés, transportés, téléphonés, et même gouvernés, d’une manière parfaite et définitive ; supposez que tous les travaux utiles soient accomplis : que tentera désormais le génie de l’homme ? Que pourra-t-il entreprendre encore ? L’œuvre inutile, et la seule immortelle, quand elle mérite son nom, l’œuvre d’art ! Elle ne fleurit que sur des ruines ; elle ne s’élève qu’au milieu des débris d’une quantité d’essais malheureux. Quel enthousiasme quand la foule croit la voir apparaître ! Enthousiasme salutaire, même s’il arrive que le temps laisse éteindre en partie l’ardeur des premières admirations.

L’Italie, quand parurent les premiers ouvrages de M. Monteverde, le fameux monument de Jenner par exemple, se crut revenue aux beaux jours de Canova, et nomma le statuaire, sénateur. Et nous, je parle à ceux qui se souviennent des années qui suivirent l’autre guerre, vous rappelez-vous notre joie devant la petite statue d’un enfant, les cheveux enveloppés d’un foulard, la bouche fière et cruelle, repoussant du pied une tête de géant et remettant un sabre dans son fourreau ? — Nous nous prenions pour des Florentins devant un nouvel ouvrage de Donatello.

Peu après M. Mercié composa son groupe intitulé Gloria victis : belle inspiration née de la guerre de 1870. Il comptait sur la victoire, dans ses derniers jours ; car la mort le surprit travaillant à une Jeanne d’Arc. Parmi les belles œuvres de sa vie rappelons le monument funéraire de Madame Ferry.

Comme les grands artistes de la Renaissance il ne voulut pas cultiver la sculpture exclusivement ; la Vénus du Musée du Luxembourg témoigne de son talent de peintre.

En même temps que le David de Mercié, faisaient leur apparition dans les salons annuels de grands et brillants portraits, signés du nom d’un jeune peintre venu de Lille. Devant la Dame au gant, le nom de Velasquez fut prononcé hardiment : je ne crois pas d’ailleurs qu’en fait de dons naturels, M. Carolus Duran n’eût rien à envier à aucun autre coloriste. Son portrait, de M. de Girardin, plus tard son Joueur de mandoline mirent le sceau à sa réputation. Nous revenions des salons célébrant ces belles peintures avec l’ardeur de nos vingt ans, et approuvés par les gens d’âge et de sens rassis. Mais pourquoi nos cris d’enthousiasme en l’honneur du Bon Bock d’Édouard Manet n’étaient-ils point tolérés ? — Il paraît que le bon goût d’alors ne devait pas s’aventurer au delà de la Dame au gant, œuvre déjà jugée audacieuse.

M. Carolus Duran était, il y a peu d’années, directeur de notre École de Rome ; ce fut le digne couronnement d’une belle et féconde carrière. Il régna, en ses derniers étés, sur les incomparables jardins de la Villa Médicis, qui ont été peints par Velasquez.

Le génie des grands artistes met en lumière les beautés de notre planète. M. le général Bassot en prenait la mesure, et, relevant des erreurs de Delambre et de Méchain, dessinait un nouveau réseau de triangles entre Dunkerque et le Mont Canigou. Cette même planète M. Chauveau, M. Landouzy ont essayé de la purger des germes de maladies qui nous menacent. Vous vous souvenez, messieurs, des longs cheveux blancs, de la physionomie si intelligente et bienveillante de M. Chauveau, né sous le règne de Charles X. Il avait annoncé dès 1863 que les contagions étaient propagées par des corpuscules probablement vivants ; que peut-être des êtres de même nature, de virulence moindre, préviendraient cette action néfaste, et que le vaccin de Jenner ne serait plus le seul employé. — Il avait eu le pressentiment des découvertes futures de Pasteur. À l’École vétérinaire de Lyon, avec son élève M. Arloing, il avait affirmé l’identité de la tuberculose humaine et de la tuberculose bovine. Fait considérable qui obligea les gouvernements à édicter des règles sévères pour l’examen des bestiaux dans les abattoirs. Tout à coup, le fameux Allemand Robert Koch déclara les règlements inutiles, les microbes étant, d’après lui, différents, et la contagion impossible. Mais dans un Congrès tenu en 1902 à Washington, la thèse française, celle de Chauveau et d’Arloing fut soutenue contre Koch avec des arguments si solides et si puissants, qu’un beau jour le célèbre Allemand, à bout de réplique, disparut. On courut le chercher à l’hôtel : il voguait déjà sur l’Atlantique.

Et quel fut le principal artisan de cette victoire française ? Le docteur Landouzy. Ce grand médecin a exercé un rôle social ; poursuivant, dépistant, d’après le mot d’un de ses émules, ces maladies à évolution lente qui trompent par des répits de quelques mois, de quelques années même, et reprennent ensuite leur marche meurtrière : la tuberculose, la syphilis ; d’autres encore, le typhus hépatique, l’atrophie musculaire. Il prodigua ses secours aux blessés de la guerre et épuisa ses forces. Je le sais et je souhaite que ses parents, s’ils lisent ces lignes, y voient un hommage, et un remerciement.

M. Théodule Ribot, professeur au Collège de France, directeur de la Revue de philosophie avait débuté dans la vie en qualité de receveur de l’enregistrement. Il quitta au bout de deux ans cette carrière pour entrer à l’École normale, en 1862. C’était le temps où la méthode de l’expérience et de l’observation, méthode dite positive, inspirait une exclusive confiance. M. Ribot se voua aux études psychologiques, et se promit lui-même que ses recherches seraient objectives et désintéressées. Objectives, parce qu’il déclarait insuffisante l’observation intérieure. Réfléchir sur son moi est. disait-il, prendre une position artificielle qui en change la nature. Le vrai moi est celui qui sent, pense et agit sans se donner en spectacle à lui-même... Il observait donc en dehors de lui-même, et avec un intérêt particulier les accidents, les déformations, les maladies de la mémoire, les maladies de la volonté. Ce furent là les titres de beaux et bons livres, très clairs, et pleins de précieux renseignements. Tel un cristallographe replonge dans son eau mère un cristal fracturé, et regarde à l’aide du microscope comment la face endommagée se reforme.

Études désintéressées, disait aussi M. Ribot ; parce qu’il ne les destinait à soutenir aucun système, aucune foi philosophique. Dans les traités des facultés de l’âme, la vie future, l’idée de Dieu, les intérêts de la morale remplissent presque toutes les pages : il veut consacrer à ces facultés elles-mêmes le livre entier. C’est bien le moins : puisqu’on a consacré de gros livres à l’intelligence des abeilles et des fourmis.

Il se contentera de constater et de classer des renseignements positifs. Il n’a pas tout à fait renié son premier métier : l’enregistrement.

Matérialiste, ont crié les gens qui condamnent en un mot. J’ai connu des hommes dont la doctrine était matérialiste, et desquels toute la vie, intelligente, laborieuse et sévère, devenait, à nos yeux un argument puissant contre leur propre doctrine. C’est ce qu’on eût pu dire de la vie de Théodule Ribot, s’il eût été matérialiste. Mais Émile Beaussire et Paul Janet se sont portés à cet égard ses garants : il n’était qu’un observateur très clair, très sincère et très indépendant ; et il a, toute sa vie, dirigé la Revue philosophique avec autant de science que d’impartialité.

Cependant observer ne saurait satisfaire l’esprit d’un philosophe s’il n’essaye aussi de classer et de définir.

Les classements quelquefois rapprochent coûte que coûte les uns des autres des phénomènes qui nous semblaient différents par nature, et ne seraient différents, d’après la science positive, que par plus ou moins de complexité. Les définitions proposées par cette science s’appliquent de préférence aux phénomènes les plus simples. Par exemple, M. Ribot donne un jour au Collège de France une leçon sur ce sujet : Les tendances. Subtile et délicate question de morale ou de critique littéraire. « Je m’en vais, déclare le professeur, débarrasser immédiatement ce mot de tout ce qu’il pourrait avoir de vague et de mystérieux. Qu’est-ce qu’une tendance ? C’est un phénomène moteur. On peut la définir ainsi : « La tendance est un mouvement ou un arrêt de mouvement à l’état naissant. »

Je ne crois pas quand nous arriverons à la lettre T que la Commission du Dictionnaire se contente de cette définition. On aura beau faire, le même concept ne peut pas réunir les penchants des âmes et les pentes des ruisseaux.

« John Stuart Mill, a dit M. Ribot, est un des principaux représentants de cette école anglaise qui par James Mill, Hume, Berkeley, Hartley rejoint Locke et s’est toujours proposé le même but plus ou moins clairement avoué, faire de la psychologie une science positive fondée sur l’expérience et vérifiée par elle-même, faire rentrer la psychologie dans la famille des sciences naturelles, et avec elle, la logique et la morale qui sont comme les rameaux dont la psychologie est la tige. »

Avec sa franchise et sa clarté habituelles, il expose sa méthode. Mais peut-on, sans un paradoxe positif, affirmer que les grands prédécesseurs dont il cite les noms ont suivi pas à pas la même méthode ?

Chaque génération met en usage les instruments de travail préférés en son temps. Théodule Ribot figure avec honneur dans l’équipe de travailleurs qu’ont illustrée Taine, Herbert Spencer, John Lubbock, Darwin.

La manière de Stuart Mill avait été fort différente et encore plus différentes celles de Berkeley et de Hume.

Et, longtemps déjà avant la mort de Ribot, William James a ouvert aux recherches de la psychologie des voies toutes nouvelles : le Pragmatisme supplantait le Positivisme. Les procédés de recherche sont différents : le progrès de la science est continu.

Pourrait-on cependant imaginer une culture uniforme et définitive, propre à tous les esprits, à toutes les connaissances, à tous les temps, universelle panacée contre la faiblesse humaine, et promettant aux privilégiés qui la possèdent la supériorité et surtout la domination ? Je crois que l’idée de cette culture souveraine n’a jamais fleuri qu’en Allemagne. La culture allemande est gouvernée par l’État. Le génie français, pour fleurir, n’a besoin que de l’initiative individuelle, et de la liberté.

Ces lignes étaient écrites et imprimées quand nous parvint une douloureuse nouvelle : un accident avait mis en danger les jours d’Albert Dastre. Une automobile militaire, un de ces tanks de l’arrière qui paraissent vouloir, dans nos rues, se donner l’illusion de charger l’ennemi, le renversa au sortir de l’Académie de médecine. Il est mort avant-hier à la Charité. Ce disciple de Claude Bernard, ce successeur de Paul Bert à la Sorbonne, et de Maret à l’Académie des sciences, savant illustre comme ses maîtres, fut aussi un écrivain de grand talent. Avec la clarté de son esprit, et, on peut le dire, avec la bienveillance de son caractère, il prit la peine de nous expliquer depuis quarante ans toutes les questions dont le seul énoncé éveillait notre curiosité. Prenez une table de ses articles de la Revue des Deux Mondes : pas une n’est oubliée. Ni la phagocytose, quand Metchnikoff devina le rôle si utile des globules blancs ; ni la cryoscopie lorsque Raoult montra l’abaissement égal du point de congélation d’une solution saline quelconque, pourvu que le nombre d’atomes du sel dissous fût égal ; ni la théorie des Ions lorsque van t’Hoff vint l’exposer à la Sorbonne ; ni le four électrique, à l’aide duquel Moissan fabriqua le diamant et obtint tant d’autres résultats imprévus ; ni la présence, dans notre atmosphère, de gaz jusqu’alors inconnus, l’Argon, le Néon, le Crypton. En 1874, alors que personne n’y songeait encore, il signala les ravages de l’alcoolisme.

Mais gardons-nous de laisser croire que Dastre se fût seulement appliqué à faire connaître la science ; il a voulu et su la faire progresser ; ses travaux sur les nerfs vaso‑moteurs, sur le foie, sur les anesthésiques, ont apporté à la physiologie des découvertes et des idées nouvelles.

Ce maître illustre était demeuré à soixante-douze ans simple et gai comme un écolier. J’entends encore dans des réunions où j’avais souvent la joie de le rencontrer sa voix toujours jeune et mordante, ses amusantes reparties, ses réflexions sur l’événement du jour, pleines de bon sens et d’esprit. La mort de Dastre est un des notables chagrins subis en ces années qui en ont tant vu naître. Il laisse après lui dans l’âme de ses amis, comme un lumineux sillage, le souvenir d’une science profonde, d’une puissante intelligence et d’une grande bonté.