Le petit lac (poésie)

Le 25 octobre 1893

Henri de BORNIER

INSTITUT DE FRANCE.

LE PETIT LAC

PAR

M. LE VICOMTE HENRI DE BORNIER

MEMBRE DE L’INSTITUT, DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Lu dans la séance publique annuelle des Cinq Académies
du 25 octobre 1893.

 

 

Le poète est rêveur, presque triste... Sa vie
Fut pourtant sans remords, sans haine, sans envie ;
La lutte dans son cœur n’a laissé rien d’amer ;
Il ressemble au marin, assis près de la mer,
Qui peut penser, à peine échappé du naufrage,
Que nul péril n’était plus grand que son courage.
Pourquoi donc sa tristesse ? Il n’avait pas rêvé
Plus de gloire et d’honneurs que ce qu’il a trouvé ;
L’ombre du soir prochain le charme ; il touche à l’heure
Où le calme est plus doux, la retraite meilleure,
Et si le tentateur, toujours prêt et subtil,
Lui disait : « Que veux-tu ? » — « Rien ! » lui répondrait-il.

 

Est-ce vrai ? Non hélas ! Un désir le tourmente,
Nouvelle passion, invisible et dormante,
Espoir mystérieux, mais que rien ne défend,
Car il est humble et pur comme un rêve d’enfant !
Il a des champs, un parc, des platanes, des hêtres,
Un cèdre, des tilleuls, qu’ont plantés ses ancêtres,
Puis, c’est là son chagrin, tout près de sa maison,
Une vaste pelouse où jaunit le gazon ;
Il jaunit chaque jour ; le soleil, implacable,
Depuis trois mois entiers, de ses flèches l’accable ;
Pas de source alentour, avare est l’eau du ciel,
Et la pelouse meurt sous l’azur éternel !

 

Tout poète d’un rien souffre, un rien le console :
La folle du logis n’est pas toujours si folle !
— « L’eau manque à ma pelouse : eh bien ! j’en trouverai,
Dit-il. Si je n’ai pas de sources à mon gré,
Un puits artésien remplacera la source ;
Pour cela, fort gaîment, je viderai ma bourse :
Des gens très fins, ayant vingt Banques à choisir,
Y perdent leur fortune avec moins de plaisir !
Quand j’aurai trouvé l’eau, car la chose est certaine,
J’arrangerai ces blocs de rochers en fontaine,
Et je ferai creuser — traçons-en le dessin —
Au milieu du gazon, un large et long bassin,
Un petit lac, avec une île ou deux couvertes
De vigne vierge, et des collines d’herbes vertes ! »

 

Son rêve en était là, quand parut à ses yeux
Son ami le meilleur, ou du moins le plus vieux.
Cet ami, d’un esprit narquois et peu folâtre,
Avait été longtemps directeur de théâtre ;
C’est lui qui, sans pitié, mais sans nulle hauteur,
Refusa le premier drame de notre auteur.
— Oh ! Oh ! quel oiseau noir vole par ta cervelle ?
Que fais-tu là ? Le plan d’une pièce nouvelle ?
— Oui, mon maître. — Adieu donc ! — Reste : tu recevras
Ma pièce cette fois ! — Les auteurs sont ingrats !
Je connais ton talent, je t’estime, je t’aime ;
Je ne t’ai pas joué, dans ton intérêt même,
J’ai refusé ton drame imprudemment offert
Tu ne sauras jamais ce que j’en ai souffert !
Ton ancien drame ? Il eût révolté l’auditoire ;
Je t’ai sauvé ! Voyons, raconte ton histoire. »

 

Le poète naïf — presque tous ils le sont,
Et s’ils ne l’étaient pas, ils vaudraient moins au fond —
Le poète naïf, sans crainte du sarcasme,
Expliqua son projet avec enthousiasme ;
Il alla jusqu’au bout sans perdre son élan
Et cria : qu’en dis-tu ?
— « Mauvais plan ! Mauvais plan !
Répond le directeur en secouant la tête ;
Ton idée est touchante et part d’une âme honnête,
Mais elle est peu pratique et coûterait trop cher :
On ne trouve pas l’eau comme le vin, mon cher !
Le terrain est trop sec, la place est mal choisie ;
Enfin, tranchons le mot : c’est de la poésie !
Tu fais le jouvenceau, moi je reste barbon ;
Ton gazon doit vieillir, et je trouve fort bon,
Quoiqu’en fait de couleurs j’aime que l’on soit sobre,
Qu’étant vert en avril, il soit jaune en octobre !
— C’est égal ! répliqua le poète, bientôt
J’aurai mon petit lac. — Je n’en crois pas un mot ;
Mais si tu réussis à trouver ta naïade,
Tout ne sera pas fait ! Adieu, mon camarade ;
Creuse bien ! »
Il creusa, se fiant au hasard.
Le bonheur, d’habitude, aux poètes vient tard ;
Mais, cette fois, il vint en se hâtant : la sonde,
Perçant sable et calcaire, entre dans l’eau profonde ;
Soudain la source, gaie et vivante, jaillit,
Dans l’aride gazon cherchant déjà son lit,
Et bientôt la première hirondelle l’effleure.

 

Le poète, ravi, ne perdit pas une heure ;
On creuse le terrain, on trace les contours
Du lac qui se remplit et s’achève en huit jours.
Le poète, plus fier qu’en un soir de Première,
Voulut mettre sa joie et son œuvre en lumière ;
Il invita l’ami qui l’avait raillé tant ;
Mais le bon directeur : « Je ne suis pas content !
Dit-il pour commencer, ton bassin est trop large,
Pas assez long surtout ; ce rocher le surcharge ;
L’ombre est noire à l’excès, que les arbres y font ;
Lac, si tu veux ; ce n’est qu’une cuvette au fond !
Enfin, il se dessine en courbes trop exactes ;
C’est correct, mais c’est froid comme tes premiers actes !

 

Ainsi le directeur brusquement prit congé.

 

Le poète resta seul et découragé :
On peut avec raison se plaindre, je soupçonne,
Quand on a fait un lac, qu’il ne plaise à personne !
Le poète attristé regarde vaguement
Le frais bassin qu’hier il trouvait si charmant,
Et soupire...
Il a tort ! Voilà que, sur les branches
Des platanes voisins, glissent les ailes blanches
Ou noires des oiseaux qu’attire la fraîcheur,
Tourterelle, bouvreuil, pinson, martin-pêcheur :
— « Est-il vrai que mon lac ne soit qu’une cuvette ?
— « Il ne m’en faut pas plus ! » gazouille une fauvette ;
Un joyeux merle ajoute en voyant l’eau grandir :
Je siffle, mais c’est là ma façon d’applaudir !
Un rossignol chanta : « Si tu n’as pas la gloire
D’être le rossignol, tu lui donnes à boire ! »
Un cygne au ciel passait. Le poète se dit :
« Il ne descendra pas ! » Le cygne descendit :
— « Je suis celui qui va, fendant l’éther sonore,
Visiter les penseurs dont le monde s’honore ;
Je ne dédaigne pas les humbles, et je mets
Une blancheur de plus sur les hautains sommets,
Puis je reprends mon vol. Toi qui sur ce rivage
Fais jaillir ce flot pur pour le cygne sauvage,
— Je m’arrête un instant dans mon chemin sacré —
N’en demande pas plus ! Un jour je reviendrai. »

 

— « Oiseaux du ciel, merci, colombes et mésanges ;
Dieu donne les oiseaux à qui n’a pas les anges !
Mon labeur à présent m’est plus cher et plus doux :
En travaillant pour moi je travaillais pour vous !
Vous me devez bien peu, passereaux, hirondelles ;
Il est petit, mon lac ; mais soyez-lui fidèles
Pour lui faire un printemps qui ne finisse pas !
Seulement, quelquefois, frères, chantez plus bas
Quand, au déclin du jour, aux heures langoureuses,
Les amoureux viendront avec les amoureuses !
Ils écouteront mieux, rayonnants et vainqueurs,
Cet autre oiseau divin qui chante dans les cœurs ;
Que leur ombre en passant dans mon lac se reflète,
Et c’est un beau succès à payer le poète ! »

 

Il fut payé pourtant — peu d’auteurs me croiront —
Par un second succès qui fut même assez prompt :
Au village voisin, qui sait, voit et surveille,
On parla de son lac comme d’une merveille ;
On y vint : les vieillards, les jeunes femmes, puis
Les travailleurs des champs qui tiraient l’eau du puits,
Estimant que, malgré la critique revêche,
Tout réservoir est beau lorsque la source est fraîche !

 

Il était populaire à la fin de l’été,
Et l’on disait bien haut : « nommons-le député ! »
Certains qui sont élus n’ont pas fait davantage,
Mais le prudent poète eut peur du ballottage !
On imagina mieux : autour du lac béni,
Un matin, il trouva le peuple réuni ;
Jeunes filles, bouquets, chansons, discours du maire
Sans politique et sans offense à la grammaire,
Rien ne manqua ! L’ami, ce directeur bourru,
À l’odeur du succès est lui-même accouru ;
Il prend donc la parole, essuyant une larme :
— « Mesdames et Messieurs, ce triomphe me charme !
Une part me revient dans des succès pareils ;
L’auteur de cet ouvrage a suivi mes conseils !
Sa modestie en fait un poète exemplaire,
Et, puisque notre lac chez lui semble vous plaire,
Chez moi j’en veux créer un semblable demain ! »

 

Le poète sourit et lui tendit la main.