Rapport sur les prix de vertu 1891

Le 19 novembre 1891

Victor CHERBULIEZ

RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

Lu dans la séance publique annuelle de l’Académie française
du 19 novembre 1891

PAR

M. CHERBULIEZ

DIRECTEUR

 

MESSIEURS,

Un habitué de vos séances publiques, qui venait d’apprendre que vous m’aviez chargé de vous présenter cette année le rapport sur les prix de vertu, me demandait, il y a quelque temps, si le sort m’avait favorisé, si j’aurais à raconter aujourd’hui quelques traits extraordinaires de dévoûment, de courage ou de bienfaisance. Je lui répondis étourdiment que non. Je n’avais pas encore étudié de près les dossiers qui m’ont été remis par le secrétariat de l’Institut. Je les ai étudiés depuis, et je regrette ma réponse, je me reproche mon étourderie.

La plus humble des vertus a toujours quelque chose d’extraordinaire, car elle ne va jamais sans des sacrifices qui nous coûtent : nous devons prendre sur nos goûts, sur nos aises, sur notre moi qui nous est si cher et nous paraît toujours si intéressant. L’ordinaire, c’est d’adopter pour règle de notre conduite nos inclinations naturelles ou les mœurs communes, les maximes et les pratiques de la foule, de ceux que les Grecs appelaient les nombreux, et les nombreux peuvent avoir leurs qualités, mais ils ont peu de goût pour les sacrifices : entendons-nous, ils trouvent très naturel qu’on leur en fasse, mais ce qui leur semble tout aussi naturel, c’est de n’en faire eux-mêmes à personne.

Vous ne vous chargez pas, Messieurs, de décerner des prix à tous les genres de vertu. Ce que les généreux donateurs qui vous ont choisis pour leurs mandataires entendaient surtout récompenser par vos mains, ce sont les œuvres de miséricorde. Il semble que la miséricorde soit un mouvement de l’âme plus naturel que l’amour de la justice, par exemple, que dans tout cœur qui n’est pas absolument pervers il y ait un autel élevé à la sainte pitié. Consultez cependant les explorateurs du continent noir, ils vous diront que le sentiment le plus répandu dans la vaste Afrique est le respect de la force triomphante et le mépris du malheur. Et ce n’est pas seulement en Afrique qu’à peine le vent a-t-il jeté l’arbre à terre, chacun accourt pour y faire du bois. Ce n’était pas non plus un Pahouin ou un Bambara que ce riche banquier qui disait : « On m’a souvent demandé comment j’avais fait fortune. Je m’étais fait une loi de ne fréquenter que ans gens heureux. » Comme les Africains, les nombreux ont une vive admiration pour le bonheur ; c’est un bel exemple qu’ils se promettent de suivre. Comme les Africains encore, ils ont pour l’infortune un mépris instinctif, accompagné d’une crainte superstitieuse ; ils la tiennent pour un mal contagieux, ils sont tentés de croire que cela se prend.

Est-il besoin d’ajouter que la miséricorde à laquelle vous décernez des prix n’est pas une sensibilité vague et oisive ? Le XVIIIe siècle faisait trop de cas peut-être des cœurs sensibles : tel homme qui a la larme facile n’est qu’un vilain égoïste, difficile à vivre, insupportable à tout ce qui l’approche. La seule pitié qui ait droit à vos récompenses est la pitié agissante, et la charité que vous distinguez entre toutes est celle du pauvre pour le pauvre. L’effet le plus habituel des grandes misères est d’endurcir aux maux d’autrui, et on excuse facilement les malheureux qui, par un sentiment d’âpre et inexorable justice, se disent : « Nous avons payé notre dîme au destin ; que chacun l’acquitte à son tour ! » Mais il est des âmes sur lesquelles le vent du malheur peut souffler longtemps sans les dessécher ; rafraîchies par une mystérieuse rosée, elles ne se transformeront jamais en d’arides solitudes. Un cœur blessé qui reste accessible à toutes les généreuses tendresses, un indigent qui plaint et secourt un autre indigent, une pauvreté qui devient la consolation et la ressource d’une pauvreté encore plus dénuée qu’elle-même, un homme qui n’est rien, qui n’a rien et qui aspire insolemment à la gloire de répandre des grâces et de faire des heureux, c’est un spectacle aussi étonnant que de voir fleurir le désert.

Ce n’est pas tout encore. Il ne vous suffit pas que la compassion se manifeste par des sacrifices ; vous lui demandez d’être persévérante et à l’épreuve du temps comme des défaillances. Vous ne vous intéressez qu’aux œuvres de longue haleine et aux vertus qui ont porté le poids du jour. Qui n’a jamais eu de bons mouvements ? qui n’a rêvé une fois ou l’autre de s’atteler à une bonne œuvre ? Trop souvent hélas ! à peine attelé, on a hâte de dételer. C’est surtout en matière de bienfaisance que les commencements ont un attrait de nouveauté, une fraicheur de goût qui nous séduit ; tout semble facile, l’imagination s’exalte, on est content des autres, content de soi. Mais on ne tarde pas à découvrir que toutes les affaires de ce monde sont fort compliquées, que les volontés les plus sûres d’elles-mêmes doivent compter avec des résistances imprévues, qu’on n’a jamais atteint la terre promise sans traverser des landes et des sables. Aux désenchantements s’ajoutent les amertumes. Les bienfaiteurs s’aperçoivent bientôt que les obligés sont d’habitude une race aussi ingrate qu’exigeante, qu’ils regardent tout ce qu’on fait pour eux comme leur dû et qu’à leur sens on n’en fait jamais assez, que souvent ils en veulent moins à ceux qui leur ont tout refusé qu’à ceux qui, après leur avoir beaucoup accordé, se voient contraints de leur refuser quelque chose.

Tel méchant ne s’est jamais repenti de ses noirceurs ; tel homme de bien s’est plus d’une fois repenti de ses meilleures actions. Certaines âmes divinement patientes sont seules capables de dévorer tous les dégoûts ; elles ne connaissent ni les lassitudes du cœur ni ces mauvais repentirs dont je parlais. Ce que vous récompensez de préférence, c’est ce sublime entêtement que rien ne rebute, que rien ne déconcerte, que rien ne décourage. Il y a une aristocratie du bien qui du haut en bas de la société se recrute dans toutes les classes. Si humble que soit leur condition, vos lauréats appartiennent à ce patriciat des bienfaisants, et le registre où vous inscrivez leurs noms est un véritable livre d’or.

Oui, Messieurs, on se sent petit en méditant la touchante histoire de beaucoup de ces petits dont vous couronnez les obscurs et silencieux dévoûments. Ne parlons tout d’abord que de ces vertus d’ordre commun qu’on appelle quelquefois les vertus naturelles. Mme Marie Lasne et Mlle Camille Favre ont institué l’une six médailles de 300 francs, l’autre vingt-sept médailles de 500 francs destinées à récompenser les plus beaux exemples de piété filiale. Vous avez décidé avec raison que la piété filiale ne mérite d’avoir part à vos prix que dans certains cas exceptionnels. Ces cas abondent. Il ne tiendrait qu’à moi den aller chercher près d’ici, dans la rue du Four Saint-Germain, au quai de la Tournelle ou dans la rue Linné. Mais comme ils vous le répètent chaque année, vos rapporteurs ne peuvent tout dire ; ils sont condamnés à faire leur choix et à choisir presque au hasard.

Sortons de Paris, allons à Thevet-Saint-Julien, bourg du département de l’Indre ; nous y trouverons une femme de cinquante-cinq ans, qui en avait vingt-deux lorsque sa mère, devenue percluse de tous ses membres, fut déclarée incurable. Il y a trente-trois ans que Silvaine Lemort soigne cette incurable, et quels soins ! On s’étonne autour d’elle qu’elle ait pu résister à tant de fatigues. En pareille matière, les détails ont du prix. Bien qu’il y ait deux lits dans la maison, Silvaine couche à côté de sa mère. Comme l’écrivait M. le curé de Thevet : « Les nuits d’hiver sont particulièrement affreuses pour la garde-malade. Les membres de la paralytique, repliés sous elle par le mal et ne pouvant s’étendre, empêchent le drap et les couvertures de reposer sur le corps de Silvaine, obligée au surplus de se relever sept ou huit fois pour les soins à donner à la malade. Cette admirable fille m’avouait, il y a peu de temps, qu’elle n’avait pu se réchauffer de tout l’hiver. » Et il y a trente-trois ans que cela dure ! La paralytique a l’humeur aigre et se plaint sans cesse ; Silvaine Lemort ne s’est jamais plainte.

Transportez-vous du département de l’Indre dans le Calvados, et vous trouverez à Cintheaux, commune de l’arrondissement de Falaise, un pauvre cultivateur, nommé François Bisson. Sans autre ressource que son gain de journalier, il entretient son vieux père aveugle et infirme, une sœur depuis longtemps abandonnée par son mari, trois nièces épileptiques, dont l’une a un enfant naturel. Comment s’y prend-il pour nourrir tant de bouches ? Il s’impose d’année en année de nouvelles privations et dîne souvent d’un morceau de pain et d’un verre d’eau. Il donne tout ce qu’il a, et son père qui, tombé en enfance, lui reproche de ne pas donner assez, a levé un jour son bâton sur lui. Dévoré par les siens, martyr de son devoir, il y a longtemps, paraît-il, qu’on n’a vu sourire François Bisson. Vous lui avez accordé sur la fondation Montyon un prix de zoo francs. Je serais heureux de savoir qu’il a presque souri en le recevant.

Dieu me garde de médire de notre siècle ! Il a d’incontestables et précieux mérites. Jamais il n’y eut tant de douceur dans les mœurs, jamais certains bonheurs ne furent plus également distribués et plus à la portée des petites bourses ; jamais non plus la loi ne fut à la fois si équitable et si humaine, jamais le législateur ne s’occupa tant de pourvoir à la défense du faible contre les abus de la force. Mais tout progrès s’achète. Dans le temps où les individus sentaient le besoin de se défendre contre l’injustice des lois, les groupes naturels dont se compose la société acquéraient une puissance de cohésion qui nous étonne. On se soucie moins aujourd’hui de rester unis ; s’unir, c’est se gêner, et l’homme moderne ne hait rien tant que la gêne. Chacun se croyant capable de se suffire à lui-même, chacun tire de son côté. Adieu les vertus patriarcales ! La solidarité morale de tous les membres d’une famille est un sentiment qui va s’affaiblissant tous les jours. Quelqu’un qui ne mâche pas ses paroles me disait : « J’aime mon père, ma mère et mes enfants, quand ils sont sages ; mais l’étranger commence pour moi à l’oncle et au neveu. » Sans doute il n’avait pas d’oncle à héritage.

Tout autre est la façon de voir d’un facteur rural des Côtes-du-Nord, Louis Corniquel, né à Mûr en 1839, amputé d’un bras en 1848. Dans les premières années, bien qu’il eût à faire trois distributions locales, le traitement de Corniquel ne montait qu’à 150 francs par an, et il soutenait ses deux frères. En 186o, son traitement fut doublé, et désormais il se crut tenu d’assister trois vieilles tantes, qui ont été depuis inhumées à ses frais. La dame veuve Coquillat, à Rians, département du Var, a recueilli cinq neveux et nièces ; Marie-Annette Faure, à Monistrol-sur-Loire, en a recueilli douze ; Anne-Marguerite Charpy, ouvrière en soie à Lyon, en a élevé et nourri quatre, dont elle a fait d’honnêtes ouvriers.

Comme Marguerite Charpy, comme Marie Faure, comme Louis Corniquel, comme tant d’autres que je voudrais nommer, Marie Sanet, dite la petite Myette, a reçu de vous une médaille de 500 francs. Pourquoi l’avait-on surnommée la petite Myette ? À cause de sa petite taille et de son air chétif et souffreteux. Les apparences étaient trompeuses ; dans ce corps qu’on croyait débile logeait une de ces âmes fortes à qui les sévérités de la vie fournissent l’occasion de montrer tout ce qu’elles valent. La petite Myette était née en 1815 dans le Lot, à Lablenque, canton de Salviac, et elle avait douze ans lorsqu’un désastre obligea ses parents à démembrer un petit domaine dont le produit suffisait à la subsistance de la famille. Les pauvres gens étaient consternés. « Je travaillerai, leur dit cette petite fille, et avec l’aide de Dieu, je vous sauverai. » Elle a tenu sa téméraire promesse. Elle était devenue bonne couturière, courait par tous les temps la ville et la campagne, et son aiguille a fait vivre tous les siens. Après la mort de ses parents, elle a servi de seconde mère aux trois enfants de sa sœur. Elle a aujourd’hui soixante-seize ans ; elle est encore alerte et vigoureuse, sa vue est excellente, ses cheveux noirs n’ont pas un fil d’argent. Cependant cette petite femme accorte et proprette a ses chagrins ; elle est rongée par l’inquiétude de devenir infirme. « Mon Dieu, faites-moi mourir l’aiguille à la main ! » Telle est sa prière de chaque jour. Dans ces derniers temps, elle a rassemblé sou par sou le prix de son cercueil ; elle l’a fait faire et le garde dans son grenier. Elle a payé d’avance aussi ses frais d’enterrement, « afin, dit‑elle, de ne rien coûter à ceux qu’elle aime ni pendant sa vie ni après sa mort. » Les 500 francs que vous lui donnez, je crains bien qu’elle ne les donne ; il faut l’excuser : à l’âge qu’a la petite Myette, on ne se corrige plus de ses défauts.

Vous avez accordé le prix Robin de la valeur de mille francs à une repasseuse de Maroué (Côtes-du-Nord), la dame Després, mère de cinq enfants, qui a recueilli dans sa chaumière transformée en hospice sa mère âgée de soixante-seize ans, son beau-père octogénaire, sa belle-mère qui le sera bientôt, tous les trois infirmes, et vous avez donné le prix anonyme de la même valeur à une jeune Picarde fort méritante, née dans la Somme, à Laforest, canton de Combles. Fille de cultivateurs plus laborieux que fortunés, Laure Carpentier est l’aînée de huit enfants, dont le plus jeune a aujourd’hui quinze ans. En 1870, sa mère, désertant le foyer, s’enfuit à Paris. Qu’est-elle devenue ? Pour la retrouver, il faudrait descendre très bas. Le père se mit à boire pour tâcher d’oublier et mourut peu après. Laure venait d’atteindre sa seizième année. Aidée des conseils de ses grands-parents, elle entreprit de diriger la maison de culture qui abrite ses frères et ses sœurs, et depuis dix ans, remplissant le rôle de chef de famille, elle conduit une ferme d’environ quarante hectares. Dans cette ruche dont elle est la reine, toutes les fonctions sont distribuées, réglées par elle. De mauvaises années sont venues ; grâce à son intelligence, à son courage, à son esprit d’ordre et d’économie, elle a traversé heureusement une crise agricole d’autres ont sombré. Cette vaillante fille, qui a aujourd’hui vingt-six ans, aurait pu se marier ; plus d’un parti se présenta ; elle a voulu se consacrer jusqu’au bout à ses puînés et à son aïeule maternelle, qui n’a plus qu’elle pour lui fermer les yeux. J’aurai achevé son portrait si j’ajoute qu’elle éprouve le besoin d’expier une faute qui n’est pas la sienne. N’est-ce pas le cas de dire que les grands cœurs ont des raisons que la raison ne connaît pas ?

Passons à un autre ordre de belles et bonnes actions. Vous ne pouviez mieux placer le prix anonyme, et vous n’avez pas eu la main moins heureuse en décernant à Louis-Hippolyte Dague, ouvrier tourneur à Puteaux, une récompense de 1 500 francs prise sur la fondation Honoré de Sussy. Pour le faire connaître, il suffit de citer un mot qui le peint tout entier. Lorsqu’en 1872, il adopta deux orphelins en détresse, qui sont devenus, grâce à lui, d’honnêtes et bons employés, il dit au juge de paix du Ive arrondissement de Paris : « Je ne veux pas penser à l’avenir, cela m’empêcherait de faire mon « devoir. »

Louis Dague a élevé les enfants d’un étranger ; la dame Potié, demeurant rue des Trois-Frères, a payé les dettes de son ancienne patronne, chapelière à Paris, qui avait perdu tout son avoir dans un incendie et que son malheur avait rendue malade et faible d’esprit. Depuis trente ans, Mme Potié entretient et soigne cette pauvre femme, aujourd’hui paralytique. Charles Girard, né à Limay (Seine-et-Oise) et établi à Paris, rue des Rosiers, n’a pas donné un moins bel exemple. Ce fils de petits rouenniers, qui couraient les foires, était devenu un bon apprenti, puis un bon commis dans une maison de crépins. Plus tard, il s’est fait serrurier, et lui aussi, il a recueilli son ancienne patronne, qu’il appelle « sa chère Mademoiselle », et il la fait vivre de son travail. « Restez à la maison, lui disait-il, ne vous occupez de rien. Vous m’avez servi de mère, je vous servirai de fils. » Peut-être l’avez-vous rencontré. Sa boutique n’est qu’une table, qu’il installe dans la rue, près du marché des Blancs-Manteaux, c’est là que viennent le trouver les pratiques du quartier. Vous avez octroyé à Charles Girard les mille francs du prix Souriau, et c’est mille francs aussi que vous avez offerts à Mme Potié en lui décernant un des prix Lelevain : il y a une justice qu’il faut vous rendre, Messieurs, vous êtes fort entendus en matière de placements, et je ne connais personne qui tire un meilleur parti de ses fonds.

Notre maître est notre ennemi, c’est le cri de la nature. On m’a raconté qu’un de nos plus gais comédiens, mort depuis peu, s’était fait construire à l’une des extrémités d’un petit domaine qu’il possédait près de Paris un pavillon hermétiquement clos, dans lequel il faisait chaque jour en famille de mystérieuses retraites. Un curieux lui demanda à quoi lui servait son pavillon. — « J’ai voulu avoir un endroit, répondit-il, où nous pussions, ma femme et moi, dire du mal de nos domestiques. » — Moins timides que nous, nos domestiques n’ont pas besoin de pavillons bien clos pour dire tout haut le mal qu’ils pensent de nous. Mais devons-nous faire notre deuil de certaines vertus ? « Dans le temps des bons voisins, s’il en faut croire Shakspeare, on pouvait se dispenser d’être soi-même la trompette de son propre mérite. » Serait-il vrai que tout s’en va, que tout disparaît, les bons voisins, les bons maîtres, les bons serviteurs ?

N’en croyons rien. Quand je lis dans un rapport signé d’un membre de l’Institut, du chirurgien en chef à l’hospice d’Aurillac et du maire de cette ville, que Rose Beffrieu est entrée en 1873 au service de l’abbé Prax, alors vicaire à Aurillac, lequel vivait avec sa sœur, qu’en 1879 l’abbé Prax fut frappé d’apoplexie, qu’il a vécu depuis paralysé et privé de la parole, dans un état qui demandait des soins aussi assidus que rebutants, que Rose les lui a prodigués avec un zèle, une constance au-dessus de tout éloge, que Mlle Prax étant devenue infirme à son tour, elle a refusé, pour ne pas la quitter, toutes les places qu’on lui offrait, et que faisant des ménages, ou tenant des pensionnaires, elle emploie ses très modestes gains à procurer quelques douceurs à son ancienne maîtresse, je conclus de tout cela que non seulement Rose Beffrieu est une excellente femme, mais que l’abbé Prax et sa sœur étaient sans doute d’excellents maîtres.

Tous les ans, on vous rapporte beaucoup de traits de ce genre ; tous les ans, on vous raconte l’histoire de vieilles servantes dont les maîtres sont tombés dans la misère et qui, après les avoir servis longtemps sans gages, les nourrissent de leurs maigres deniers. J’en aurais beaucoup à raconter, moi aussi ; mais ne pouvant nommer tout le monde, je dois me résigner, sous peine d’être injuste, à ne nommer personne. Ce que j’admire surtout dans ces histoires, c’est tout le bien que peuvent faire des pauvres, de misérables sous, quand on connaît la manière de s’en servir. — « Mes prédécesseurs, disait Henri tenaient à déshonneur de savoir combien valait un écu, et moi je voudrais savoir ce que vaut un liard. » Il avait mille fois raison, cet admirable roi ; ce sont les liards qui font filer le monde. Il en est de merveilleusement féconds, il en est qui opèrent des miracles que ne font pas les louis d’or.

Les servantes dévouées auxquelles vous avez accordé de modiques récompenses, prises sur les fondations Montyon, Honoré de Sussy, Laussat, Buisson, connaissent toutes le secret du liard miraculeux ; ceux que vous leur avez donnés multiplieront dans leurs mains comme par enchantement. « Je n’ai pas grand’chose, disait l’une d’elles ; mais après que j’ai nourri mon monde, il me reste encore assez pour acheter du mouron à mes oiseaux. » Ne lui reprochez pas ses chardonnerets ; c’est son luxe, ils la mettent en joie. Songez que sa joie est peut-être nécessaire à sa vertu, et que sa vertu est un pain bis très nourrissant : toute une famille en vit. Ah ! Messieurs, si l’on retranchait du budget des pauvres les offrandes et les largesses du pauvre, l’obole du journalier, la pite de la veuve, quelque généreux que fussent les riches, la charité aurait bientôt fait banqueroute.

À quiconque a le goût d’agir, de pâtir et de se donner, les occasions ne manquent guère. Quand les grands cœurs ne trouvent pas de devoirs à remplir tout près d’eux, ils vont en chercher plus loin ; quand la destinée ne leur en fournit pas, ils s’en créent, et ils pensent encore remplir des devoirs domestiques : l’humanité est leur famille, le inonde est leur maison.

Vous avez décerné, cette année, votre plus haute récompense, le premier prix Montyon de 2 500 francs à Marie Sédiey de Bayonne, qui s’est vouée au soin des enfants abandonnés. Ne pouvant les recueillir dans son étroit logis, elle les confie à des artisans honnêtes ou à des paysans, et s’en va quêter de porte en porte pour avoir de quoi leur payer une petite pension et un petit trousseau ; puis, le temps venu, elle leur trouve des places et des emplois. De 1883 à 1890, elle a pu arracher à la misère, au vice vingt-cinq enfants des deux sexes, délaissés de leurs parents. Elle en a fait des bergères et des laboureurs, des couturières et des apprentis tailleurs, des femmes de chambre et des aides-jardiniers, des peintres en voitures, des alpargatiers.

Associons au nom de Marie Sédiey celui de Mme Louise Mulot, habile directrice d’une institution d’aveugles, qu’elle a fondée au prix des plus grands sacrifices, et celui de M. Louis Capon, sourd-muet de naissance, qui a créé à Caudebec une école de sourds-muets, transférée plus tard à Elbeuf et subventionnée aujourd’hui par le conseil général de la Seine-Inférieure ainsi que par les conseils municipaux d’Elbeuf et de Rouen. Les élèves indigents sont logés, habillés, nourris, instruits aux frais de M. Capon. Je vantais tout à l’heure les miracles que peuvent faire les sous. Qui de nous, Messieurs, se chargerait de fournir, avec un budget annuel de 9 050 francs, aux frais de logement, d’entretien, de nourriture de vingt-trois personnes ? Crimes noirs ou prodiges de vertueuse industrie, il est des cas où il faut chercher la femme, et vous ne serez pas étonnés d’apprendre que depuis vingt ans Mme Capon est l’active, l’infatigable collaboratrice de son mari.

Il y a dans la commune de Colombes une femme née dans les Vosges en 1851. Elle avait épousé un médecin, qui jeune encore fut emporté par une cruelle maladie. Restée seule avec une petite fille et disposant d’une modeste aisance, elle résolut de consacrer désormais sa vie au sou de tous les genres d’infortunes. Elle visite les pauvres, elle soigne et panse les malades ; aucune misère ne la rebute, aucune épidémie ne lui fait peur. Elle s’occupe également de guérir les âmes, elle rétablit la paix dans les ménages troublés. Quelque incident fâcheux qui survienne dans une famille, on l’appelle, et de quoi qu’il s’agisse, elle a toujours un remède à proposer, et ce remède est presque toujours le bon. Il y a aussi à Dinan, dans les Côtes-du-Nord, une femme qui, parvenue aujourd’hui à une vieillesse avancée, s’est toujours occupée et s’occupe encore non seulement de faire le bien, mais de le bien faire. Elle sait où sont les vrais pauvres, surtout les pauvres honteux ; elle donne avec autant de discernement que de discrétion, et beaucoup de riches l’ont choisie pour la distributrice de leurs aumônes. Tout Dinan connaît cette femme de petite taille, aux traits fins, à l’œil doux, caressant, enveloppée d’un châle épais de laine bleue, toujours coiffée d’un bonnet de linge à tuyaux.

La première de ces femmes se nomme Mme Marie Ancelet, née de Grattery ; la seconde, Mlle Louise Garnier. Ce qu’elles ont de commun, c’est que de l’une comme de l’autre on dit, dans tous les cas embarrassants : « Elle est là. » Mesurant la valeur de votre récompense, non sur leur mérite, mais sur leurs besoins, vous avez offert à chacune une médaille de 500 francs. Eussiez-vous décuplé la somme, vous auriez moins fait pour leur gloire qu’un seul des malheureux qui, ne sachant comment se tirer de peine et pensant tout à coup à l’une d’elles, s’écrie : « Mais où avais-je l’esprit ? N’est-elle pas là ? »

Ce n’est pas la matière qui me manque, c’est le temps. J’ai dit que dans ce siècle les vertus patriarcales étaient les plus rares. Permettez-moi de terminer cette énumération déjà trop longue en rappelant les titres de deux de vos lauréats, dont la vertu a quelque chose d’antique et dont l’histoire m’a particulièrement touché.

Homère parle quelque part d’un Thrace au cœur débonnaire, qui possédant de grands biens, avait bâti à dessein son opulente maison au bord d’une route et ouvrait sa porte à tout venant. Hélas ! il n’en fut pas moins tué par Diomède. Mme Marie Parra, à qui vous avez décerné un des prix Lange, de la valeur de mille francs, est la fille de cultivateurs du Lot beaucoup moins riches qu’Axyle, fils de Teuthrane, et habite, près de Saint-Martin-Labouval, une de ces fermes isolées où l’on vient souvent demander un morceau de pain ou un gîte. Elle s’accoutuma de bonne heure à regarder l’hospitalité comme le plus doux, comme le plus sacré des devoirs. Mariée à vingt ans, elle n’en avait que quarante quand son mari quitta ce monde, laissant trois enfants en bas âge et une situation assez embarrassée. Dès ce temps, pour honorer la mémoire du défunt, elle mit plus d’empressement encore à accueillir, à héberger les passants, et sa maison devint un asile. Presque chaque soir deux, quatre, parfois jusqu’à dix voyageurs indigents viennent frapper à la porte ; si nombreux qu’ils soient, ils sont sûrs d’avoir le couvert, le coucher et une place à la table de famille. On évalue à douze en moyenne par semaine le nombre des personnes reçues dans cette demeure si hospitalière. Des ouvriers de ville ou de campagne, épuisés par la fatigue ou minés par la maladie, y ont passé plusieurs jours ; quelques-uns y sont morts après y être restés près d’un mois et avoir été secourus, consolés par cette excellente femme, qui remplaçait auprès d’eux leur famille absente. Plusieurs étaient phtisiques ou couverts d’ulcères, comme le constate le certificat du docteur Couder, qui depuis vingt ans donne gratuitement ses soins aux malades de la maison Parra. On a surnommé Marie « la mère des pauvres ». La pauvreté la plus à plaindre est peut-être celle qui voyage.

Si nous allons jamais à Vacon (département de la Meuse), nous y rencontrerons un aveugle dont tout le monde nous parlera, et qui exerce sur tout ce qui l’entoure un ascendant comparable à celui d’un patriarche sur sa famille. C’est un ancien ouvrier métallurgiste, un tréfileur, Emmanuel Gremillet, à qui son travail dans les usines avait brûlé les yeux. Ayant entièrement perdu la vue à l’âge de trente-sept ans, il se retira avec sa femme et ses deux enfants dans le village où il avait passé sa première jeunesse, et cet homme, qui n’y voit plus, parvint à gagner sa vie en fabriquant des ouvrages en fil de fer : paniers, coupes, corbeilles, croix, flambeaux, qui font, parait-il, autant d’honneur à son goût qu’à la merveilleuse dextérité de ses doigts. Dans ses moments perdus, il compose des vers et des récits que tout Vacon veut entendre. Il n’est point de fêtes de famille, point de noces où il ne soit prié. Dès qu’il sort de chez lui, les enfants, l’accompagnant en troupe, se disputent la gloire de lui donner la main pour le conduire. Quand les jeunes filles, presque toutes brodeuses, se rassemblent pour travailler en commun soit autour d’un grand feu, soit au bord d’un ruisseau qui court au milieu de la rue du village, il s’en trouve toujours une pour aller chercher Gremillet. Le dimanche, les garçons viennent le relancer chez lui, et, s’il fait beau, ils l’emmènent dans la forêt et tous lui disent : « Racontez-nous une de ces histoires que vous contez si bien. »

Je ne sais si Gremillet est un grand poète, et ce n’est point à ce titre qu’il a obtenu de vous un prix de 1 500 francs sur la fondation Honoré de Sussy. Les grands poètes chantent comme les oiseaux, et quand les oiseaux chantent, c’est pour se faire plaisir ; ils prêchent rarement, ils se soucient peu de moraliser les buissons et les bois. Pour l’aède de Vacon, tout au contraire, la morale est l’essentiel. Il désire qu’en l’écoutant les jeunes filles deviennent plus modestes et moins coquettes, les jeunes gens plus réglés dans leur conduite, que tous apprennent à aimer la France comme elle mérite d’être aimée. L’autorité dont jouit le vieil aveugle est vraiment singulière. Il s’est attiré tant de respect par la droiture, par l’intégrité de son caractère que dans les discussions d’intérêts on le prend presque toujours pour arbitre et que ses jugements sont sans appel. On assure que depuis vingt-cinq ans qu’il est rentré dans son village, les mœurs sont plus douces, les ménages plus unis, les querelles et les procès infiniment rares. Ceci ressemble à un conte de fées. Je n’ai fait pourtant que transcrire presque mot pour mot les termes d’une attestation signée de tous les habitants de la commune, auxquels Mme Holmès-Moët, propriétaire à Void, près Vacon, a prêté sa plume. Je conclus de là que si les vilaines histoires ne sont quelquefois qu’à moitié vraies, les contes de fées ne sont pas toujours des mensonges.

On a dit, Messieurs, que les lois peuvent changer, que ce coquin d’homme ne changera jamais. Assurément les grandes vertus seront toujours des exceptions ; mais s’il est vrai que ce sont les minorités qui gouvernent le monde, il est également vrai que les vertus exceptionnelles, par les exemples qu’elles donnent et qu’on admire sans les suivre, relèvent le niveau moyen de la moralité humaine, et que si elles venaient à disparaître, ce « coquin d’homme » ne vaudrait plus rien du tout. Un éminent prédicateur affirmait, l’hiver dernier, «que la crise de la morale est ouverte », et il dénonçait éloquemment toutes les plaies de notre civilisation et le danger de certaines doctrines qui tendent à abaisser les âmes, à énerver les caractères. Il faut se défier des illusions d’optique. Il y eut jadis à Faenza un pauvre homme à qui un procès, qu’il venait de perdre, avait dérangé l’esprit. Après avoir commandé dans toutes les églises de la ville un service pour l’âme d’un mort, il courut les rues et les champs, en criant d’une voix lamentable : « La vertu est morte ! » Beaucoup d’autres l’avaient dit avant lui, beaucoup l’ont répété depuis. Lisez les chroniqueurs ou les sermonnaires du XIIe siècle : ils vous apprendront que, du vivant de leurs pères, les lois étaient respectées, les mœurs étaient pures et que par degrés elles s’étaient effroyablement corrompues. Lisez à leur tour les chroniqueurs du siècle précédent : ils se plaignent de vivre dans un âge de désordre, dans un âge de décadence où l’on ne respecte plus rien et où toutes les vertus se meurent. Quand donc avaient-elles vécu ? En tout temps, il s’est fait beaucoup de mal dans le monde, et en tout temps en s’est plu à croire et on s’est facilement persuadé qu’autrefois les étés étaient plus chauds, les hivers moins froids et les hommes moins vicieux.

Non, la vertu ne mourra pas. S’il y a de l’extraordinaire dans toutes les belles actions, il est des âmes pour qui l’extraordinaire est une chose très ordinaire. Leur vertu s’est changée en une seconde nature, et désormais elles n’agissent que par une sorte d’instinct qui ne raisonne pas, qui ne délibère jamais. On pourrait croire qu’en se donnant, en se sacrifiant, elles ne songent qu’à se rendre heureuses ; elles peuvent dire avec une sainte religieuse « que leur vocation les hante tout le jour comme un péché ». Quand il se tourne en passion, l’amour du bien a, comme le crime, ses délices et ses ivresses.

Demandez au sauveteur Lapicida, né à Thionville, établi à Paris, et à qui vous avez donné le prix Gémond, pourquoi, à l’âge de dix-sept ans, il a sauvé un enfant tombé dans le canal Saint-Martin, pourquoi, en 1869, il a arraché à la mort deux vieillards dans un incendie au faubourg Saint- Denis, pourquoi, en 1874, il a risqué sa vie pour retirer deux ouvriers gaziers des sous-sols de l’église de Notre-Dame-des-Victoires, pourquoi depuis il s’est exposé dix fois pour le salut de son prochain, — il vous dira sans doute qu’il n’en sait rien, que c’était plus fort que lui, qu’il a obéi sans réflexion à un ordre que lui donnaient son cœur et ses nerfs, qu’il n’a pu faire autrement.

Demandez à la dame veuve Alphonse, de Saint-Denis-le-Vêtu, dans la Manche, pourquoi, après avoir assisté sa mère, puis deux vieilles tantes et un oncle réduit à la mendicité, elle s’est offerte pour soigner gratuitement les grabataires dans le petit hôpital de sa commune ; — elle vous répondra que quand les occasions de se dévouer viennent à manquer, la vie perd toute sa saveur. Demandez à Marie Caillaud, de Limoges, pourquoi, après avoir soigné dès l’âge de douze ans son père aveugle et sourd, sa mère impotente, puis, durant huit ans, sa sœur infirme, lorsqu’on pensait qu’en ayant fini avec les malades, elle allait enfin s’occuper d’elle-même, amasser un petit pécule pour ses vieux jours, elle imagina, à l’étonnement général, de prendre à sa charge une pauvre fille boiteuse qui ne lui était de rien.... On lui représenta qu’elle était folle, que si elle crevait de faim, elle ne pourrait en accuser que Marie Caillaud. Eh ! oui, elle était folle, et le ciel soit loué ! elle le sera toujours.

J’ai rencontré souvent dans les rues de ma ville natale, quand j’étais jeune, un petit vieillard, encore vert, ancien pasteur de l’église réformée, qu’on avait révoqué de ses fonctions pour un manquement grave aux convenances. Sa disgrâce lui fit l’effet d’une affreuse injustice, et dorénavant il ne put penser à autre chose. Les Genevois sont de grands raisonneurs et parfois, vous pouvez m’en croire, de grands ergoteurs. Ce malheureux employa le reste de sa vie à ergoter sur son accident, il était devenu insupportable ; on le fuyait, mais en vain. Il fondait sur les passants comme l’épervier sur sa proie, les arrêtait par le bouton pour leur narrer son éternelle et fastidieuse aventure, que tout Genève connaissait. Une de ses victimes, pensant l’attendrir, lui dit un jour : « Vous voyez ce billet de mille francs ; je me suis promis de le donner aux pauvres si une fois, une seule fois, vous passez avec moi un quart d’heure sans me parler de vous. » Les pauvres de Genève n’ont jamais touché ces mille francs.

Parmi les femmes que vous venez de couronner, il en est une, Messieurs, dont je n’aurais garde de dire le nom, et que ses voisins trouvent aussi insupportable que pouvait l’être mon petit vieillard. Comme lui, elle est possédée d’une idée fixe, et comme lui, elle retient les passants prisonniers. Mais elle ne parle jamais d’elle ; elle ne parle que d’eux, vous m’entendez bien, d’eux seuls, de ses pauvres, de ses loqueteux, pour qui elle mendie sans cesse des secours. Elle est horriblement indiscrète ; quand elle entre dans une maison, elle furète partout, elle promène dans tous les coins des yeux d’ogresse flairant la chair fraîche. Elle a l’air de dire : « Il y a sûrement dans le tiroir que voici de l’argent qui dort, et je ne suis pas bien sûre qu’il ne soit pas à moi. » Ainsi que l’amour- propre, la charité a ses fous. La raison est une admirable chose, mais si elle sert, à tout, elle ne suffit à rien, et il est des besognes que la sainte folie du bien est seule capable de faire. Puissent les fous bienfaisants multiplier de plus en plus dans notre chère terre de France !

Un mot encore.

En dépouillant les dossiers de vos lauréats, on se sent devenir, comme je l’ai dit, plus humble, plus optimiste et, j’ajoute, très tolérant. Si nous faisions comparaître ici tous ces sages et tous ces fous, si nous les interrogions, s’ils nous autorisaient à sonder leurs reins et leur cœur, quelle prodigieuse diversité de caractères et de principes nous ne tarderions pas à découvrir parmi eux ! Les uns sont de très pieux croyants, d’autres n’ont jamais eu la foi ou l’ont perdue. Ceux-ci font le bien par générosité, par honneur, par humaine tendresse, par fanatisme du devoir ; ceux-là sont des modèles de religieuse et catholique bonté, ils ont un esprit de simplicité et d’enfance chrétienne, et le zèle de la maison du Seigneur les dévore. La vertu est plus grande que tout système ; elle a le droit d’être insolente et de trouver souvent bien puérils les jugements qu’on porte sur elle. Ceux qui méprisent ce qu’ils appellent les vertus athées et ceux qui déclament contre les vertus cléricales oublient tous que tant vaut le cœur, tant vaut la doctrine, et que les mêmes croyances, selon les cas, endurcissent ou dilatent les entrailles.

Dernièrement un jeune ingénieur s’occupait de donner de l’eau à un village de la Tunisie. Les Arabes lui dirent : « Elle ne viendra pas ; tu as négligé de te mettre en règle avec le marabout, de lui acheter sa bénédiction, en lui offrant un taureau noir. » Le taureau noir n’a pas été offert, et l’eau est venue, elle vient encore, et les Arabes la boivent.

Mécréants ou croyants, nous avons tous nos marabouts, ce sont nos préjugés, et nous voudrions que l’univers se mît en règle avec eux et leur achetât leur bénédiction par ses complaisances. Messieurs, en distribuant vos prix, vous n’avez jamais pensé à vous informer de ce que peuvent croire ou ne pas croire les glorieux inconnus dont on vous signalait les belles actions. Vous êtes aussi tolérants que le malheur. Pourvu que l’eau qu’elle lui présentait pour étancher sa soif fût saine à boire, il n’a jamais dit à la pitié : « Quelle est ta foi ? D’où sort ton eau, et par qui a-t-elle été bénie ? »