La cité de l'esprit

Le 10 février 1920

Henri MASSIS

LA CITÉ DE L’ESPRIT

CONFÉRENCE PRONONCÉE LE 10 FÉVRIER 1920

Par M. Henri MASSIS

Sous la Présidence de Monseigneur BAUDRILLART
Recteur de l’Institut catholique, Membre de l’Académie française

 

Monseigneur,
Mesdames, Messieurs,

Au seuil de cette année, dans la cité spirituelle dont vous êtes le bon pasteur, dans cet Institut catholique où votre haut enseignement applique et réalise les principes de l’éternelle vérité, vous avez, Monseigneur, montré l’immensité de l’œuvre qui appartient à notre génération, en une heure particulièrement grave, au lendemain d’une crise égale aux plus redoutables de l’histoire et dont nous n’avons pas fini d’éprouver les rigueurs.

Il vous est apparu que le monde troublé est bien, comme partout on l’affirme, en gestation d’un ordre nouveau et qu’après tant de destructions et de ruines, bien des choses encore peuvent être touchées et détruites. Mais c’était pour rappeler que parmi tant de confusions et de disputes, deux choses pourtant, deux êtres demeurent ce qu’ils sont : Dieu et l’Homme, Dieu qui a donné au monde une doctrine et une loi qui ne doivent pas périr et à quoi le monde nouveau, les hommes nouveaux, qui sont les mêmes hommes, le même monde, doivent nécessairement s’adapter. Ainsi dans le même moment où vous constatiez comme un fait la crise qui bouleverse notre esprit, vous détruisiez l’illusion dangereuse de ceux-là qui croient avoir entre leurs mains des moyens extraordinaires et jusqu’à présent inconnus pour la résoudre et vous tourniez leurs regards vers l’immuable trilogie des moyens que Dieu a mis à la disposition des hommes qui prétendent agir : savoir, vouloir, prier ([1]).

De toutes les crises qui nous affectent, il n’en est pas, certes, de plus profonde et de plus redoutable que celle de l’intelligence et quel est celui d’entre nous qui, à de certaines heures, parmi l’angoisse du monde, n’ait douloureusement médité sur le sort de l’esprit. « Tout ne s’est pas perdu, mais tout s’est senti périr. Un frisson extraordinaire a couru la moelle en la terre. Elle a senti par tous ses noyaux pensants qu’elle ne se reconnaissait plus, qu’elle allait perdre conscience. » ([2]) Et j’en sais qui devant ce spectacle, ont éprouvé une sorte de vertige, comme devant un abîme, se sentant gagné par le désordre mental engendré par la stupeur du monde et qui n’ont dû qu’au roc inaltérable de la foi, de ne s’y point engloutir. D’une angoisse réelle, d’une sensation physique, nous avons perçu que soudain il pouvait disparaître ce monde pourquoi nous étions nés et l’effroi nous a pris devant cette grande nuit où notre pensée, notre science, nos lois, toutes nos façons de sentir et d’expliquer l’univers allaient sombrer avec nous-mêmes... Effroi plus redoutable que celui de la mort. Car c’était bien tout cela que nous avions emmené avec nous et qui se mêlait à nos rangs, ces invisibles légions de mémoire que l’ennemi ne pouvait dénombrer, mais dont il sentait la mystérieuse présence en se heurtant à nous. Une certaine conception du monde, voilà ce que nous étions, ce qu’il voulait abattre et qui l’a vaincu en s’imposant. Et en s’imposant non seulement à lui-même, mais à ceux-là qui durent l’accepter pour vaincre avec nous, comme nous. Car nous seuls, possédions ce qui ne s’improvise pas : l’esprit, l’ordre, le style qu’il a bien fallu chercher où il était, dans notre race et non ailleurs. D’autres avaient accumulé la matière et le nombre, prodigué la quantité et l’argent ; ce sont puissances que l’on peut surmonter. Mais c’est l’esprit qui a vaincu, l’esprit qu’on voulait atteindre, cette force libre, cette puissance qu’on n’asservit qu’en l’exterminant, car il suffit d’un homme pour qu’elle vive encore. Et plus que notre victoire matérielle, notre victoire morale est importante aux yeux du monde, car c’est notre être même qui en sort justifié.

Cela, nous le sentions sans qu’aucun doute ne l’altérât à l’heure où l’appel des armes rassembla notre jeunesse. Comme tout était clair alors ! L’élément spirituel dominait. La signification religieuse de la guerre était évidente encore qu’à des degrés divers chez tous les combattants : les uns la remplissaient de leurs idoles qui ne sont que des vertus chrétiennes détournées, les autres, forts des réalités de la foi donnaient à ces mots de liberté, de droit, de bien, de mal, leur contenu positif et nous, catholiques, nous savions d’une science certaine qu’en libérant notre sol de la souillure germanique, nous le délivrerions de la fausse philosophie, de la fausse foi, de la fausse culture, de la plus formidable entreprise que l’homme d’orgueil et de péché ait tentée contre Dieu...

Mais il semble que tout cela se soit soudain obscurci. Aujourd’hui douloureux et meurtris, tout pris dans le soin rude de notre temporel, nous sommes tentés de méconnaître cette claire évidence, ce qu’il y avait là proprement de divin. Nous nous interrogeons avec crainte. La secousse a été si profonde, la résolution si totale qu’on pourrait croire que la lumière de l’intelligence et du savoir ne brille plus nulle part sur le monde dévasté... Nous assistons avec une sorte de terreur secrète « aux entreprises du cerveau qui court du réel au cauchemar et du cauchemar au réel », éperdus devant la menaçante conjuration des choses, que nous sommes tentés de subir comme les décisions absolues d’un destin aveugle, contre quoi notre liberté humaine serait sans prise. « Tous les objets de notre controverse, tous les titres de notre gloire, le poids des découvertes, des connaissances, des méthodes et des livres, tout cela est contesté : rien qui ne soit remis en question. ([3]) » Et l’intelligence elle-même — pour ceux-là qui n’en font point une reine enchaînée — comparaît en coupable. Car la « Persopolis spirituelle n’est pas moins ravagée que la Suse matérielle » et de ses ruines monte un chant pathétique. « Personne, gémissent les Jérémies du monde nouveau, personne ne peut dire ce qui demain sera mort ou vivant. Il y a l’illusion perdue d’une culture européenne et la démonstration de l’impuissance de la connaissance à sauver quoi que ce soit ; il y a la science mortellement atteinte dans ses ambitions morales, et comme déshonorée par la cruauté de ses applications ; il y a l’idéalisme difficilement vainqueur, profondément meurtri, responsable de ses rêves ; le réalisme battu, déçu, accablé de crimes et de fautes ; la convoitise et le renoncement bafoués ; les sceptiques eux-mêmes désarmés par des événements si soudains, si violents ; les sceptiques perdent leurs doutes, les retrouvent, les reperdent et ne savent plus se servir des mouvements de leur esprit. » ([4])

Et c’est vrai pour quiconque ne se soumet pas à la Providence que depuis six années nous n’avons vu que « des réalisations brusques de paradoxes, des déceptions brutales de l’évidence » ; comme il est juste, si l’on oublie par quelle filiation directe la culture allemande se rattache à l’hérésie luthérienne, de trouver scandaleux ce fait que « les grandes vertus de l’Allemagne aient engendré plus de maux que l’oisiveté n’a créé de vices ».

Mais fallait-il à l’inconscience moderne cette leçon terrible pour qu’elle comprît enfin que, lorsqu’une idée religieuse se trouve attaquée (comme le Christianisme par la Réforme) ce ne sont pas seulement les vices que l’on déchaîne. Les vices une fois lâchés, c’est vrai, errent à l’aventure et ravagent les alentours, mais les vertus déchaînées font de plus terribles ravages encore ([5]). Et c’est ainsi que nous avons pu voir « le travail consciencieux, l’instruction la plus solide, la discipline et l’application les plus sérieuses, adaptés à d’épouvantables desseins, car s’il a fallu beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes, il y a fallu non moins de qualités morales. »

Cela ne devrait-il pas donner à songer à ceux qui, là-dessus s’interrogent et s’écrient : « Savoir et Devoir vous êtes donc suspects ? et n’apparaît-il point que c’est pour avoir isolé ces qualités morales, pour avoir abandonné ces vertus à elles-mêmes, pour les avoir rapportées à l’homme, les avoir ravies à la subordination de Dieu, qu’elles ne sont plus que des puissances de désordre. Mais on préfère incriminer la science et l’on se contente de douter de l’esprit, l’accabler des maux dont, nous souffrons. « Ce n’est pas l’intelligence qu’il faut accuser, c’est le fol orgueil de l’esprit ; ce n’est pas la science introduite dans la civilisation, c’est une fausse conception de la civilisation scientifique » c’est la confusion volontairement établie entre le progrès matériel, adoré comme une idole, et la civilisation elle-même ; c’est le culte de la science, considérée comme une fin en soi, indépendamment de l’usage que l’on en fait et de toute idée morale. » ([6])

C’est précisément pour douter de l’intelligence, de sa virile sagesse qu’est né ce grand désordre mental dont nous parlions tout à l’heure, c’est pour rabaisser la raison que nous risquons de voir naître nouveau mal du siècle, plus pernicieux peut-être de l’ancien. Mais ce son-là, nous l’avons déjà entendu. Ce chant du crépuscule, il y a toujours par le monde quelque sirène attardée qui le module et le prolonge jusqu’aux lueurs de l’aube, pour briser le cœur de l’homme qui commence sa journée.

Quand, dès avant la guerre, nous essayions de remporter la victoire sur nous-mêmes, afin de la remporter plus sûrement contre ceux dont il nous faudrait, un jour purger le monde, quand, nous soumettant enfin à l’expérience et à ses droits conseils, nous cheminions vers les routes certaines, nous l’entendîmes la funeste cantilène et ce sont les mêmes qui, aujourd’hui, l’accordent aux pleurs et aux gémissements de l’univers blessé. Ils nous disaient, ces inquiets musiciens : « Nous sommes au IVe siècle de l’empire romain, avant la religion nouvelle ou les Barbares. Quelques Juliens, apostats de la philosophie, essaient de faire revivre la vieille foi ; mais, comme dit Vigny, sous les manteaux des statues sacrées, on voit passer leurs pieds de philosophes. Il faut nous résigner à être une époque de transition où l’homme aura été pris entre la religion déclinante et la philosophie inquiète et n’aura pas su pourquoi il était au monde... »

Pour être plus pathétique et mieux assurée de trouver un chemin dans notre cœur meurtri, la plainte déclinante qui s’élève de nos abîmés, procède de la même démission spirituelle. À ces hommes qui prétendent que nul ne peut dire ce qui demain sera mort ou vivant, ni quelles idées seront inscrites sur la liste des pertes, ni quelles nouveautés seront proclamées, nous pouvons, d’ores et déjà répondre que « cela seul vivra qui a la vie que cela seul disparaîtra qui n’a pas d’être, que cela seul sera nouveau qui est vieux comme le monde ». ([7])

Mais ceux-là qui dénoncent avec complaisance les désordres où nous vivons sont bien moins soucieux d’ordre que de nouveauté : peu leur importe les données de l’expérience et les lois fondamentales de tout progrès spirituel. Comme ils commencent par nier la valeur de l’intelligence, comme ils doutent de l’esprit, la logique veut qu’ils innovent en tout et leur instable pensée ne leur conseille qu’une chose : ne pas s’installer à demeure dans des « positions inactuelles ». Le besoin de nouveauté quand même, voilà bien après le mépris de la raison, la plus redoutable maladie de ces temps troublés. — Point d’artiste, point de philosophe qu’on ne voie commencer par prendre conscience du moment où il vit et, subordonner à cette contingence la vérité de son œuvre. Pour qui ne croit pas, en effet, à la permanence du vrai et ne place la certitude que dans l’instant, tout le point n’est-il pas de se faire opportuniste, de dire non pas ce’ que la vérité impose, mais ce que l’utilité conseille, non pas ce qui doit être dit, mais ce qu’on veut qui le soit ? Et la théorie vient ensuite qui justifie le désir et lui donne une apparence de raison.

Et voilà qui nous explique la faveur dont jouit auprès de ces détracteurs de l’intelligence, cette philosophie de la mobilité, du devenir qui semble bien faite pour l’état de flux et reflux de notre planète souffrante, où rien ne semble demeurer un seul instant pareil.

Mais il est plus grave de la voir épouser par ceux-là lui se disent soucieux de reconstruire la cité de l’esprit, car ce n’est pas faire éclater les vieux cadres qui importe, c’est en éprouver la solidité, car le premier devoir de quiconque veut agir utilement, c’est de comprendre et de connaître, c’est de savoir ce qu’on veut donner aux autres et où on entend les mener. Aussi bien faut-il s’inquiéter de cette tendance qu’on voit à de jeunes hommes qui ont charge de la culture de ne parler que de vie et de nouveauté. « Maintenant tout devient fluide, s’écrient-ils avec Wells ; le monde est plastique et les hommes peuvent le pétrir à leur gré... » Il est, en effet, plus commode de ne pas tenir compte des lois qui nécessairement le régissent et s’imposent à notre action. Mais la plasticité dont on nous parle ne serait-ce pas plutôt l’éphémère, l’accidentel, toutes ces modes que l’homme enivré de soi revêt d’éternité.

Vous avez là, Messieurs, une autre forme de cette obsession du nouveau, du vivant, que je dénonçais tout à l’heure et qui est la condamnation de toute culture, sans quoi nulle cité de l’esprit ne peut s’organiser. De la culture, dis-je, en ce qu’elle est tenue pour une chose morte, une chose passée. S’il en était ainsi chaque génération, chaque individu devrait en effet réapprendre la vie comme s’il était jeté dans une île déserte : il aurait tout à refaire pour son propre compte, comme si rien – n’avait existé avant lui, puisque les choses n’auront de valeur et de prix que par l’effort qu’il fera pour les acquérir et les vivre. N’est-ce donc point vivre que maintenir l’effort des siècles en nous ? car maintenir c’est enrichir et ne point acquérir, c’est perdre. La révolte est vaine qui consiste à vouloir se passer de toutes les expériences acquises : pendant que nous les refaisons, nous ne progressons point. En exigeant trop de l’homme, on le rend moins productif qu’en faisant à la tradition sa place. Et c’est l’éternité même qui fait notre perpétuelle nouveauté : le changement, le fluide, le devenir n’en sont qu’une illusion fallacieuse. Enfin que serait la vie dont on nous parle tant sans la pensée qui l’ordonne et que serait l’action sans l’intelligence et la science ?

Messieurs, c’est à un homme qui pendant cette guerre a beaucoup médité, précisément parce qu’il a beaucoup agi, je veux nommer le maréchal Foch que nous consulterons là-dessus. Pendant, la bataille, ce grand chef connut des heures de trouble ; il sentit qu’une crise de l’esprit — dans sa forme à peu près semblable à celle que nous analysons — travaillait l’âme de ses soldats. Soucieux de redonner confiance à ses hommes, afin d’être obéi, comme nous devons être soucieux d’avoir l’audience du monde incertain pour que la parole de vérité le pénètre, le maréchal comprit qu’il lui faudrait vis-à-vis des troupes trouver un air nouveau, quelque chose qui leur donnât l’illusion de ne l’avoir pas sentie encore — il sentit qu’à ce prix-là seulement il serait obéi. Ecoutons-le s’expliquer : L’intention morale, dit-il, doit rester invariable — et entendez par là le plan, l’intention qui vient de l’expérience et de la logique — mais, ajoute-t-il aussitôt, le procédé n’en donne plus l’apparence. Le thème de la manœuvre est le même, mais il n’y paraît pas. »

C’est là tout le point, Messieurs. Présentons l’éternelle Vérité vivante sous des modes divers, qui paraisse nouveaux et à quoi, dans sa riche variété, elle se peut prêter sans se dénaturer ni s’amoindrir. Car il n’est pas vrai, comme on nous en accuse, que notre fidélité à la tradition, qui n’est que fidélité à l’Esprit immuable, nous condamne à demeurer inactuels. Et avec Chesterton, nous savons que si toute chose reste ce qu’elle était, c’est que tout est nouveauté : « Ce sont les vieilleries qui sont jeunes, cc sont les vieilleries qui étonnent et qui ravissent. Il n’est pas un adorateur du changement, qui ne sente sa nuque courbée sous le poids de la fatigue de l’univers. Mais nous qui nous en tenons aux choses anciennes, la nature nous donne une jeunesse nouvelle. Nul amoureux ne pense qu’il y ait eu des amoureux avant lui. Nul père ne pense qu’il y ait d’autres enfants que les siens. Et le peuple qui se bat pour sa patrie n’est jamais hanté par le refrain des empires disparus. »([8])

Oui, Messieurs, il y a quelque chose de plus neuf, de plus nouveau que le progrès et c’est cela même qui est immuable. On vous le disait l’an dernier : on ne se dégage des circonstances mortes, des problèmes morts, des vocabulaires morts cour entrer dans la vie nouvelle qu’à la condition de s’attacher avec énergie aux éléments impérissables, aux événements qui ne changent pas. Et c’est là-dessus que la cité spirituelle s’élève.

Si je me suis attardé à décrire le malaise des esprits, à montrer le trouble que certaines erreurs propagent, ce n’est que pour mieux dégager cette évidence, qu’il vous faut pour le vaincre nous tourner vers cet, idéal chrétien qui domine tous les autres et dont la doctrine toujours nouvelle parce que toujours identique s’est successivement adaptée à tous les âges dm monde.

Mais la réaction a déjà commencé. Et c’est dans le moment où ils semblaient le plus menacés, que l’esprit, que l’intelligence ont trouvé des défenseurs. De partout monte ce conseil pressant : « Travaillons avant toutes choses à bien penser. Car c’est la pensée qui se retrouve à la base de tous nos actes et toute la vie de la cité en dépend. C’est elle qui doit formuler nos desseins pratiques et particuliers, c’est à l’intelligence, à la raison, qu’il faut revenir. Nous ne disons plus agir pour être, mais être pour agir. »

Ainsi la défense a été immédiate ; la violence du mal nous a trouvés dans un état de résistance qui, dès l’abord, déconcerte. À tant de signes favorables et qui se lèvent dans un ciel obscurci, on peut croire que l’esprit menacé de périr, a senti soudain son importance. L’élite de notre jeunesse éprouve, à nouveau, le besoin de généralisations sérieuses, et la philosophie redevient une chose capitale, je veux dire la théorie, la logique, ces vues d’ensemble où les choses se rangent. Le dilettantisme qui mettait en liberté l’esprit d’examen à peu près à la façon d’un pêcheur qui rejette à la mer le poisson qu’il ne mangera pas, le dilettantisme est mort, et nous entendons sa dernière plainte ; comme est mort cet état D’esprit qui associait l’idée de progrès à des chaînes brisées, des limites transgressées, à des dogmes repoussés. Le progrès, on comprend qu’il le faut chercher dans une détermination de plus en plus précise du dogme et que l’intelligence humaine est faite pour conclure. Une chose désormais semble évidente : c’est que les hommes de notre âge, dont c’est la mission d’organiser et de construire, se détourneront de ceux qui professent que pour penser librement il faut être sûr que ce qu’on dit ne tire pas à conséquence. Une intelligence qui ne conclut pas est une intelligence viciée, en ce qu’elle refuse les conditions du réel. Et parce qu’il est réaliste, notre âge sera l’âge des définitions. Ce qui nous semble le, plus important, le plus pratique à connaître sur un peuple » c’est d’abord et avant de savoir les outils qu’il fabrique, c’est, dis-je, sa conception de l’univers. Sans doute convient-il de savoir, par exemple, la puissance matérielle de son concurrent, mais il est essentiel de connaître sa philosophie.

Cette foi réaliste dans la valeur de l’intelligence comme la guerre, Messieurs, l’avait en nous restaurée. Si quelques-uns d’entre nous s’engouaient inconsidérément pour l’action, désormais nous sûmes ce qu’est agir et quelles contraintes impose la nature même de l’action. On ne dira jamais assez l’effort intellectuel que suppose la conduite d’une section d’infanterie, l’aménagement d’une zone de combat : cela est d’ordre mental. Et toute défaillance de l’esprit, toute faiblesse de vision avait des conséquences immédiates et tragiques. Chez qui, l’a constaté durement, une telle réflexion est riche de conséquences : elle met en évidence qu’il au jugement une règle. Ici les choses comptent, de matériaux réels et stables qu’on fait usage. On doit « péniblement exercer son cerveau, dompter la révolte de ses nerfs, se fixer et, choisir ». Ainsi, dans l’action, par l’action, les jeunes hommes d’aujourd’hui ont éprouvé que l’élément intellectuel domine. Ceux-là ne diminueront pas la valeur de l’intelligence. Dépréciée par les intellectuels, nos jeunes chefs la restaurent. ([9])

S’il est vrai que la leçon de la guerre nous doit servir pour organiser la cité de l’esprit, et que cette leçon est une leçon d’intellectualisme, d’où vient donc ce trouble que nous dénoncions tout à l’heure, et comment expliquer qu’il faille à nouveau défendre l’intelligence contre les entreprises pareillement redoutables d’un matérialisme borné ou d’un idéalisme sans objet... C’est que la paix, Messieurs, ne s’est pas faite selon la logique de la guerre. Notre paix n’est pas celle que devait engendrer l’esprit qui eut raison de l’adversaire. Et cela est vrai, car nous n’avons, nous Français, qu’une paix traduite, mais cela est bien plus vrai encore et d’une signification inépuisable en profondeur. La langue est ce qu’il y a de spécifique, d’essentiel à un génie, à un peuple, la marque la plus certaine de son être propre, de son esprit. Or la langue dans laquelle été écrit le plan d’attaque de juillet 1918 n’est pas celle qui a conçu le traité de juin 1919 et cela explique bien des choses. La première s’imposa par la rectitude, par l’intelligence, par sa logique évidente et comme impersonnelle : langue humaine, universelle, qui parlait clair à la raison et la rendait heureuse : langue enfin de l’esprit, de la culture que l’ennemi voulait détruire et c’était cette langue-là et pas une autre qui pouvait créer l’argument de la défaite : c’est, dans ce style classique qu’il fallait inventer la victoire. Et l’unité de commandement au fond, était-il rien d’autre que l’unité de langue, l’unité de logique et de pensée, la subordination du particulier au général, la reconnaissance et, l’application du principe d’identité ? Car c’est à ces lois de l’intelligence qu’il a fallu se soumettre pour vaincre et c’est parce que seule nous possédions cette tradition intellectuelle que nous nous sommes imposés d’abord, que nous l’avons emporté ensuite.

Mais ce langage et cette philosophie aux notions claires et distinctes, cette tradition intellectualiste si bien faite cependant, pour définir et pour conclure a été, la paix venue, évincée par une autre langue, une autre philosophie, tout ensemble idéaliste et utilitaire, d’une logique confuse et souvent contradictoire et que nous sommes portés à juger quelque peu hypocrite, parce qu’elle répugne à notre raison. C’est son indigence logique qui surtout nous irrite et nous lui en voulons d’abord de raisonner si mal, en un mot de faire des fautes de français. Car c’est un fait que la langue dont use le traité, cette langue de scholar, de pasteur et de marchand, est intraduisible, impensable en français. Ou nous en serrons le sens et nous lui faisons dire ce qu’elle ne dit pas, nous lui donnons une rigueur qui lui manque — et cela vous explique tout ce que nos idéologues ont pu prêter à M. Wilson en le traduisant dans l’idiome de Descartes — ou nous entrons dans sa complexité, et nous n’y voyons plus que piperie.

Si je m’étends là-dessus, c’est que je crois qu’il faut ici chercher la cause de la crise actuelle, du trouble de maints esprits ; c’est aussi qu’on serait du même coup tenté de méconnaître que la victoire a été pensée, en notre langue et, que la controverse, l’esprit, français en sortent légitimés, intacts. Dans le moment où nous cherchons par quels moyens éducatifs, voire pédagogiques nous devons organiser la cité de l’esprit, il ne faut pas qu’on l’oublie : bien plus, cette évidence nous devons la répandre, car rien ne peut être plus profitable au genre humain.

Et voilà, pourquoi, Messieurs, devant tant de dangers menaçants pour la cité de l’esprit, nous avons naguère fait appel à tous ceux qui prennent le parti de l’intelligence, afin d’organiser la lutte contre les puissances de révolution, d’ignorance et d’argent qui menacent l’ordre du monde. Pour se relever, échapper à la Révolution qui le travaille, le monde a besoin de l’esprit qui a vaincu, de l’esprit qui peut créer la paix, et maintenir la civilisation. Temporellement, voilà notre devoir civique vis-à-vis de l’esprit, devoir, tout ensemble national, social, humain.

Cette réfection de l’esprit en France nous la demandons à l’intelligence et aux méthodes classiques qui sont universelles. On ne s’étonnera donc pas que les humanités restent pour nous le fondement de la culture. Et voilà qui nous conduit à définir le rôle de l’Université dans l’organisation de la cité de l’esprit. Comment l’entendons-nous ? Nous avons pour nous la figurer un modèle : ce modèle c’est l’Institut catholique où tout l’enseignement est rattaché à son principe, où tout démontre et confirme les leçons de l’éternelle sagesse, où l’intelligence participe de son Créateur et connaît son objet... Mais si tel maître de l’Université officielle est catholique et parle en catholique, qu’enseigne celte Université ? A-t-elle vraiment un enseignement qui enseigne.

« Pour toute humanité, disait Péguy, enseigner, au fond c’est s’enseigner. Une société qui n’enseigne pas est une société qui ne s’aime pas, qui ne s’estime pas. »

J’ai connu, Messieurs, un temps où ce qu’il y avait de plus cruel à dire de notre enseignement officiel, c’est qu’il n’enseignait pas, qu’il ne s’enseignait pas, qu’il n’avait rien à dire ou plutôt qu’il disait des choses si diverses et si contradictoires que cela revenait au même : et c’était bien là, en effet, une cité spirituelle qui ne s’estimait pas, qui ne s’aimait pas ; à tout le moins ne se faisait-elle pas aimer et je crains qu’on n’ait souvent trouvé que nous ne l’estimions guère.

Je ne renouvellerai pas ces critiques ; encore moins me garderai-je comme certains de réouvrir le procès de la Sorbonne germanisée. C’est un point de vue qui date et qui n’est plus vrai. Bien mieux je dirai que nous avons vu certains de ses maîtres apporter à se dégager des doctrines allemandes la même précipitation imprudente qui jadis les leur avait fait accueillir — et pour quelques-uns qui comme le regretté Victor Delbos motivèrent sérieusement leurs raisons, d’autres se contentèrent de renier ce qu’ils n’ont pas encore remplacé. Aussi bien l’Université à qui manquent les méthodes qu’elle avait jadis importées, me semble désormais à la recherche d’une doctrine. Et c’est là-dessus que nous pouvons nous demander si elle est prête à organiser notre cité de l’esprit, dans la limite qu’elle s’est imposée à elle-même et qui est d’accroître l’activité française et entendez bien qu’il ne s’agit pas de l’activité économique, car ce terme implique un certain matérialisme qui se dresse contre la culture même... Est-elle prête, demanderons-nous à restaurer l’intelligence dans sa valeur de principe, d’y soumettre cette activité qu’Aristote appelait l’activité poétique... Bref songe-t-elle à distribuer un enseignement qui s’adresse à toute la nation et, à l’homme tout entier ?

À dire le vrai, l’Université officielle est proprement dans un état inorganique. Elle flotte, hésite, laissant les jeunes esprits, par défaut, dans un désarroi qui est grave et qu’ils sentent d’une façon d’autant plus impérieuse que leur réalisme la réclame. Pour réagir contre le verbalisme qui trop souvent, confondit la critique et la fausse éloquence va-t-elle une fois encore compromettre l’âme française et avec elle l’esprit humain ? Faut-il donc pour être plus scientifique, vider l’être de toute qualité, rétrécir l’horizon intellectuel et rendre par là même impossible la restauration de l’esprit. Je doute que l’Université comprenne bien les véritables besoins actuels, si elle s’apprête, comme on l’assure, à refondre nos programmes d’enseignement dans le sens de la technicité et du pratique, faisant siennes par opportunisme, par un consentement à l’opinion dont elle a trop souvent écouté les suggestions rapides, les vues du matérialisme économique que nous dénoncions tout à l’heure. Car, Messieurs, de tous les dangers qui se liguent contre l’esprit — discrédit de l’intelligence, suprématie du cœur — de toutes les menaces que nous avons successivement décrites, voici peut-être la plus dangereuse, en une société dont les secrètes déférences sont aux puissances d’argent et qui ne mesure la valeur spirituelle qu’à son rendement commercial ; la plus dangereuse, dis-je, parce qu’elle justifie de son apparent réalisme, ce jugement instinctif de la foule qui sait les difficultés de la vie et reporte le prestige qu’elle donnait jadis à la noblesse du sang, à la sainteté, à la science, sur l’aptitude à gagner de l’argent. Aussi bien le plus grand péril que court l’esprit est-il dans les tendances matérialistes de ces théoriciens qui ne voient la rénovation de la France qu’industrielle et commerciale. Dans cette grande réforme sociale qu’on nous prépare, c’est un attentat contre la culture qui s’apprête. Et l’on voit des intellectuels qui ont découvert l’ozone et la houille blanche déserter soudain leurs devoirs d’état. Cette réforme économique et matérielle, nous la voulons comme eux ; mais nous ne la voulons pas au détriment de l’esprit. Rien ne se fera contre lui, car rien ne pourra se faire sans lui. Ici comme ailleurs, c’est l’intelligence qui prime tout. Nul doute que la force des choses ne détermine des changements sociaux utiles et nécessaires : mais c’est toujours à la pensée qu’appartient le gouvernement des choses.

Ce serait, par ailleurs, singulièrement utiliser notre victoire que de prétendre sous prétexte d’organisation nous ramener au point de l’Allemagne vaincue, où tout était sacrifié aux entreprises de la vie pratique.

Mais faut-il faire de l’organisation une vertu qui se suffise à elle-même. Organisation, voilà un mot dont on a beaucoup usé depuis six ans — et je ne m’étonne pas de le trouver en tête de vos programmes ; mais ce n’est pas ici qu’on en mesurera, à la façon de ceux qui professent que l’organisation peut agir, créer, réaliser son objet, sans direction, sans but, sans force qui l’emploie.

Mais il est bon de le redire : une organisation parfaite peut être l’agent de la désorganisation la plus absolue qui soit, si elle est au service du désordre. Pour organiser, il faut d’abord connaître ce qu’on veut organiser et les principes d’après quoi l’on organise. Sous ce problème, c’est donc un grand problème spirituel qui se pose, celui-là même dont nous avons indiqué les aspects.

La nation française a dans son passé des principes d’organisation incomparables. Et comme l’a dit le R. Père Janvier, notre religion vient ajouter une étrange force à cette première disposition. Elle implique, en effet, l’unité de la foi, c’est-à-dire l’unité de la pensée dans les matières les plus essentielles — l’Unité de l’obéissance à une loi explicite et fondamentale qui devrait être l’âme de tous les codes humains bien conçus — l’unanime soumission enfin qui nous attache à une hiérarchie d’origine que nous considérons comme sacrée. » Une des missions les plus évidentes de l’Église, au cours des siècles n’a-t-elle pas été précisément de protéger l’intelligence contre ses propres errements. d’empêcher l’esprit humain de se détruire lui-même, le doute de s’attaquer à la raison, gardant ainsi à l’homme le droit et le prestige de la pensée ?

L’avenir est donc à la vérité. Il faut nous en pénétrer auprès de nos maîtres pour l’enseigner et la répandre à notre tour. Pour cela, il convient d’abord de défendre, de restaurer l’intelligence, de la préserver contre toutes les puissances antagonistes de l’esprit et l’ordre régnera dans la cité.

De la discipline et surtout du travail, voilà ce qu’il faudra. N’écoutons point ceux qui pour fortifier notre paresse, ont imaginé la pauvre théorie de l’action pour l’action : nous avons dit ce qu’il en faut penser. Pour réagir contre l’abaissement intellectuel, restaurons les idées générales, les études métaphysiques et théologiques. Apprenons, travaillons à bien penser.

Nous avons défendu, pendant la guerre la cause de l’esprit. C’est pour que cette grandeur ne disparaisse pas que des hommes se sont fait tuer. Il nous faut continuer ce service en renouvelant la vie intellectuelle de la France. Cela est nécessaire quand on songe à la haute mission humaine, à la grande élection spirituelle qui domine toute son histoire à cette destination qui est la sienne et dont la victoire nous restitue le sentiment profond.

 

[1] Cf. Revue Pratique d’Apologétique (novembre 1919).

[2] Cf. Paul Valery : La crise de l’Esprit dans la Nouvelle Revue française du 1er octobre 1919. C’est à ce texte que nous empruntons la description du malaise idéologique actuel.

[3] Paul Valéry, loc. cit.

[4] Paul Valery, loc. cit.

[5] Chesterton : Orthodony.

[6] Mgr Baudrillart, loc. cit.

[7] R. P. Sertillanges : Conférence de la Revue des Jeunes, 1919. « Le Programme d’une Revue catholique moderne. »

[8] Chesterton : Le Napoléon de Notting Hill.

[9] Cf. Agathon : Les Jeunes Gens d’Aujourd’hui. Préface nouvelle de la 12e édition, 1919.