Troisième centenaire de Jean de La Fontaine célébré à Château-Thierry

Le 10 juillet 1921

Alfred CAPUS

ACADÉMIE FRANÇAISE

TROISIÈME CENTENAIRE DE JEAN DE LA FONTAINE

Célébré à Château-Thierry le dimanche 10 juillet 1921

DISCOURS

DE

M. ALFRED CAPUS
MEMBRE DE L’INSTITUT

 

MESSIEURS,

Le monde, depuis quelques jours, est plein de gens qui vous demandent : « Avez-vous relu les fables de La Fontaine ? » Ce qui les engage eux-mêmes à l’aller faire. Et quand ils les ont relues ils s’aperçoivent qu’ils ne les connaissaient pas. Les belles fêtes de Château-Thierry n’auraient-elles eu que ce résultat, l’esprit français leur devrait un service éminent. Quant à moi, si j’avais à donner un titre à cette petite allocution, je lui donnerais celui-ci : « Les Fables de La Fontaine et la vie d’aujourd’hui. » Peut-être vous paraîtra-t-il impertinent de sortir cette œuvre de son cadre exquis pour venir la confronter tout à coup avec une époque tumultueuse et bouleversée. Au lendemain d’un événement qui a fait trembler les sociétés à une telle profondeur, reste-t-il des sensibilités communes entre nous et les personnages de la « comédie aux cent actes divers » ? C’est une question qu’en dehors de la critique, à côté du jugement littéraire, on peut poser à chacun des grands écrivains du passé. Suivant la réponse qu’y fera leur génie, ils sont appelés, je crois, à prendre devant notre génération une valeur nouvelle et différente. S’ils sont demeurés en secrète correspondance avec nos agitations et nos tourments, si notre conscience rejoint la leur, nous les trouverons plus grands encore !

Interrogeons La Fontaine. Lisons les fables. D’abord, on ne cesse d’être sous l’enchantement de la composition et de la forme, et on ne cherche guère à dépasser la surface tant l’esprit est retenu par le prodige du style. Il est impossible d’imaginer un état plus voluptueux de la langue française. Nous sommes à la source pure, dans la clarté et l’élan du départ. Quoiqu’on ait tout dit sur l’art et la grâce infinie de ces rythmes, l’admiration est inépuisable. On a la sensation d’un miracle continu de poésie et d’esprit s’accomplissant en pleine lumière, sans appareil trompeur. L’éloquence n’y triche pas la pensée : il n’y a pas de grimaces derrière l’ironie : sous la gaieté, on devine cette mélancolie qui autant que le rire est le propre de l’être humain. La Fontaine est un des créateurs du langage et du sentiment français.

Mais il occupe une place plus haute encore, que les intelligences supérieures de son temps ont distinguée dans le lointain ; dont le XVIIIe siècle a eu le soupçon, malgré l’injustice à son égard ; que notre âge a mieux découverte et que le troisième centenaire dévoile enfin tout entière, inviolable désormais. Elle s’étend autour d’un sommet : Les Fables. Nous ne connaissons pas dans l’histoire littéraire de notre pays de gloire avant eu un progrès plus sûr et qui se soit plus enrichie, à chaque époque, de la substance environnante, du consentement des âmes, de tout le surcroît de vie que la vie généreuse apporte aux œuvres taillées par l’art dans la vérité.

Ce que je voudrais essayer de vous montrer, après tant d’autres plus qualifiés que moi, c’est justement le caractère permanent de l’expérience de La Fontaine. Non seulement aucune de ses grandes observations n’a bougé, mais on pourrait dire qu’elles se sont mises, par un travail mystérieux, à la mesure de notre temps. Si l’on sait interpréter les symboles dans lesquels les a résumés le poète, on reçoit d’admirables conseils pour les luttes de la vie contemporaine. Mais ces conseils — et c’est là une des puissantes originalités de La Fontaine — ne nous sont pas donnés sous l’apparence dogmatique et comme à l’école. Ils ne sont pas contenus seulement dans ces moralités fameuses que vous connaissez tous, mais dans les détails merveilleux de la fable. La Fontaine ne vous dit pas : « Voici comment vous devez vous conduire dans telle circonstance. Voici quel est votre devoir. » Il connaît trop la vanité et la légèreté de l’homme pour prétendre le guider sûrement. Mais il a l’air de vous dire : « Voici ce que j’ai cru apercevoir dans la société et dans les rapports de celle-ci avec la nature. J’en ai tiré certaines conclusions que je vous soumets. C’est à vous de choisir. » Alors, nous sommes passionnément intéressés à écouter un guide qui nous parle sur un ton si modeste, en même temps que dans un divin langage. Il nous affirme — et nous le croyons — qu’une société est faite de loups, de renards, de lions, d’ânes, de chèvres, de serpents, de toutes sortes d’animaux et même d’hommes. Il y ajoute les arbres, le vent, la mer, le soleil, les dieux, toutes les choses. Et nulle n’est muette, et chacune, en adoptant le verbe humain, conserve sa place dans la nature. Pas une d’elles ne perd son sens et ne se laisse griser par l’imagination du poète. Dans cette vaste et savante symphonie, le plus humble animal continue d’obéir à son instinct et ne transgresse jamais la loi de son espèce. Et tout cet univers réveillé, ces êtres innombrables sont mis en mouvement par une pensée unique : instruire l’homme. Messieurs, si les fables ne sont pas évidemment un système philosophique complet, elles sont peut-être -une des vues les plus profondes jetées sur les conditions de la vie humaine, et le plus grand philosophe ne déroge pas en faisant asseoir La Fontaine à côté de lui.

La conjuration du monde entier pour enseigner la sagesse à celui qui se croit son maître, n’est-ce pas là, en effet, l’essence subtile des Fables ?

Tous les animaux, au signal du magicien, se dévouent à cette tâche, chacun apportant sa leçon, chacun offrant ses instincts et ses mœurs en exemple. Malades de la peste, c’est encore à l’homme qu’ils songent. Quel tableau de la panique des assemblées, de la lâcheté de la foule lorsque surgit un mal « qui répand la terreur » ! Quelle analyse vivante de la responsabilité aux heures de crise dès qu’il s’agit de désigner un coupable à la colère des dieux ! Vous pouvez surprendre ici le procédé moral de La Fontaine. Après un de ses apologues les plus pleins de raison, d’humanité, de vie, les plus magnifiquement composés, il vous dit simplement :

Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

Comme la pensée dépasse la conclusion exprimée ! Comme elle est plus vaste ! Comme elle porte plus, loin ! Mais le poète vous laisse le .soin de l’extraire et de la prolonger. Tandis que dans une pédagogie médiocre, les conclusions sont souvent mal fondées sur des arguments précaires, dans la logique souveraine de ce maître c’est l’argument et l’exposé du sujet qui sont d’une richesse incomparable et qui absorbent la conclusion. Ainsi, la leçon est plus générale, et au lieu de vous agacer seulement l’esprit elle le saisit et l’occupe tout entier.

Continuons notre promenade à travers ces symboles. Disposés par le fabuliste sans ordre, au gré de l’inspiration et de l’âge, il est facile cependant de les grouper pour soi. La force, l’ambition, la politique, la justice, l’amitié, l’amour, tout ce qui conduit les sociétés et agite le cœur humain est condensé dans ces récits où la raison joue avec la lumière. Étudions par exemple le groupe de la force. Le lion est au centre, le loup le suit, son complice tantôt et tantôt sa victime. II faut vivre avec eux parce que la nature nous l’ordonne, mais il faut connaître leurs instincts et déterminer leurs rapports avec les autres êtres. Ainsi, les génisses, les chèvres et les brebis courent un grand risque à se mettre en société avec le lion. Cette imprudence leur réussira rarement. Ce n’est pas que le roi des animaux soit incapable de générosité ; on l’a vu épargner un rat qui sortait de terre à ses pieds. Remarquons qu’il en est immédiatement récompensé, tant.la force appelle la chance. Mais cependant on ne doit pas se fier à la grandeur d’âme du lion, car, mal conseillé, il peut devenir fort dangereux, même pour le loup, dont il n’hésite pas à se faire appliquer la peau « toute chaude et toute fumante » après l’avoir écorché vif. Ce sera toujours le conseil du renard pour détourner de lui le danger, le conseil de la ruse à la force, aux dépens de ceux qui ne sont ni assez forts ni assez rusés.

Des moralistes — et nous touchons au reproche que les moralistes adressèrent souvent à La Fontaine — voient là une sorte de condescendance envers les excès de la force et de la ruse. C’est que la Fontaine aime mieux secourir les bons et les humbles et les faire profiter de son expérience, que de blâmer les méchants d’un geste vain et solennel. À flageller inutilement le vice, qu’il sait éternel et endurci, il préfère l’écarter de nous en nous avertissant de ses périls. Qu’est-ce que c’est que s’attaquer à un fléau ? Ce n’est point le combattre en soi, ce qui est vide de sens ; c’est mettre les êtres qu’il menace en état de résistance et les soigner dès qu’ils sont atteints. Le lion est là. Que la génisse et la chèvre ne cherchent pas à l’apprivoiser ! La nature a établi entre eux un abîme que les pauvrettes ne doivent pas essayer de franchir. Voyez ce qui arrive à l’agneau quand il expose au loup son bon droit. Lorsque l’inégalité entre deux êtres est trop grande, l’accord ne se fait qu’au bénéfice du plus fort, dont « la raison est toujours la meilleure ». Chacun doit vivre à son rang. Négation de l’effort, dérision de l’humanité et du progrès ! s’écrieront encore les moralistes. Non, non, messieurs, pénétrons mieux La Fontaine. Loin de nier le progrès et l’effort, il veut les empêcher de se dérégler et il en marque les conditions par l’expérience. Ce que l’agneau est impuissant à faire contre le loup, cela fait partie, au contraire, du rôle de berger. Si les bergers quittent la bergerie, les loups étranglent d’abord « la moitié des agneaux les plus gras ».

Les chiens qui sur leur foi reposaient sûrement
Furent étranglés en dormant.

Mais nous n’avons pas à conclure de là que cet événement était fatal. Au contraire, dit le fabuliste, qui connaît autant les ressources que les limites de l’effort hu main :

Nous devons conclure de là
Qu’il faut faire aux méchants guerre continuelle.
La paix est fort bonne de soi,
J’en conviens ; mais que sert-elle
Avec des ennemis sans foi ?

Nous parcourons ainsi, dans les fables, le cycle de la force. J’y voudrais même ajouter une notation singulière que je trouve dans une des fables de la vieillesse du poète : Le loup et le renard. Notation si pénétrante, d’une telle sensibilité, que j’ai de la peine, malgré ce qu’il y a d’artificiel à ces sortes d’allusions, à ne pas songer aux remords obscurs qui commencent vaguement à poindre dans le cœur de quelques barbares. Comme personne n’est satisfait de son état,

Certain renard voulut, dit-on,
Se faire loup. Eh ! qui peut dire
Que pour le métier de mouton
Jamais aucun loup ne soupire ?

Et jamais peut-être l’optimisme du progrès n’est allé plus loin, dans le champ et les limites de l’expérience humaine.

Faites pour les groupes de la justice, de la politique, de l’amitié ou de l’amour, ce que je viens d’essayer pour celui de la force, et vous resterez confondus d’admiration devant la profondeur et l’étendue de cette vision. Vous y découvrirez toutes les nuances, tous ‘les aspects, tous les contrastes, et la manière de La Fontaine, témoin incorruptible de la vie qui ne vous en explique l’usage et ne vous initie à ses mystères qu’après vous l’avoir montrée dans sa vérité.

L’homme court après la fortune et, pour comble de déception, au retour de ses aventures

Il la trouve assise à la porte
De son ami plongé dans un profond sommeil.

Le censeur des mœurs pourrait blâmer cette invitation à la paresse, si le laboureur n’avait pas dit à ses enfants :

Travaillez, prenez de la peine,
C’est le fonds qui manque le moins.

Si bien qu’au bout de l’an la terre rapporta davantage. Pourquoi, en effet, cacher à l’homme que la fortune est inconstante, puisque c’est vrai mais que souvent le travail l’évoque et la soumet, puisque c’est vrai aussi ?

En politique, La Fontaine semble parfois partisan du pouvoir absolu dans la mesure où il est commode pour les citoyens et respecte sinon leur liberté, du moins leur indépendance. Si le loup n’a que les os sur la peau, on doit lui laisser le droit de courir et de préférer sa misère au collier dont le chien est attaché. La Fontaine observateur des lois de la politique mériterait une étude à part. La notion du pouvoir absolu semble, se confondre chez lui avec celle d’une autorité bienfaisante avant sa source dans les conditions nécessaires à l’existence des sociétés, créations elles-mêmes de la nature. Les membres veulent congédier l’estomac. Qu’est-ce qui se produit ?

Chaque membre en souffrit, les forces se perdirent.
Par ce moyen, les mutins virent
Que celui qu’ils croyaient oisif et paresseux
À l’intérêt commun contribuait plus qu’eux.

Le dragon à plusieurs tètes ne peut passer au travers de la haie,

Quand un autre dragon qui n’avait qu’un seul chef
Et bien plus d’une queue à passer se présente.

Le chef passe et le corps et chaque queue aussi.

Et quelle peinture de la dilapidation des finances de l’État dès que l’autorité vient à manquer, dans Le Chien qui porte à son cou le dîner de son maître !

Je crois voir en ceci l’image d’une ville
Où l’on met les deniers à la merci des gens.
Échevins, prévôt des marchands,
Tout fait sa main ; le plus habile
Donne aux autres l’exemple, et c’est un passe-temps
De leur voir nettoyer un monceau de pistoles.
Si quelque scrupuleux, par des raisons frivoles,
Veut défendre
l’argent et dit le moindre mot,
On lui fait voir qu’il est un sot.
Il n’a pas de peine à se rendre :
C’est bientôt le premier à prendre.

En somme, qu’a l’air, en politique, de chercher La Fontaine ? Ce que nous cherchons nous-mêmes : la transaction entre la civilisation et l’instinct. Il pose, sous les facettes de ses fables, le même problème que nous en nos heures d’inquiétude. Il sait bien que la noblesse de l’homme est d’aspirer à la liberté, mais que si la nature vous l’a donnée pour rien, il faut la racheter à la société, qui en exige le partage. L’éternelle question est de combiner en quelles proportions ce partage s’effectuera. Le pouvoir absolu demandait trop, il s’est perdu. La démocratie ne demande peut-être pas assez. La Fontaine n’a pas plus résolu le problème que nous, mais rien que pour en avoir eu le pressentiment, nous le trouvons à l’origine de toute la sensibilité contemporaine.

Cela signifie, messieurs, qu’il n’y a pas à craindre de le grandir. Nous l’apercevons et nous le goûtons aujourd’hui dans toute sa plénitude. Il a exprimé, dans le frisson poétique, un sens de la vie que trois siècles n’ont pas épuisé et que notre époque reconnaît pour proche du sien. Celui qui a écrit :

Défions-nous du sort et prenons garde à nous
Après le gain d’une bataille,

celui-là, approfondissons sa pensée ! C’est un de nous, c’est un Français vivant, qui a de plus que nous le génie, mais qui est né de notre sol et qui appartient, comme le plus humble d’entre nous, à la communauté française. Notre génération l’aime donc d’un amour plus intelligent et plus tendre que ses aînées, précisément parce qu’elle vient de traverser un chaos où les hommes et les bêtes ont failli retourner à l’état de nature, au point où s’est placé La Fontaine pour faire comparaître devant lui la création. Nous sommes des juges plus lucides de son expérience, nous voyons pourquoi elle est immortelle : c’est qu’elle comprend toutes les formes et tous les hasards de la vie et qu’aujourd’hui tous les hasards de la vie sont déchaînés. La Fontaine nous apprend à nous préparer à leur choc et à les braver et souriant.

Qui a mieux suivi que vous, messieurs, et que votre noble cité les conseils de La Fontaine ?