Inauguration d'une rue Maurice Barrès à Tolède

Le 15 juin 1924

René BAZIN

INAUGURATION D’UNE RUE MAURICE-BARRÈS

A TOLÈDE
Le dimanche 15 juin 1924

DISCOURS

DE

M. RENÉ BAZIN
DÉLÉGUÉ DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MONSIEUR L'ALCADE DE TOLÈDE,
MESSIEURS,

La coutume est belle, chez vous, de décorer les villes des épithètes qu’elles ont gagnées à la bataille toujours ouverte de l’histoire. Aujourd’hui, à l’heure où la très noble, très loyale, impériale Tolède donne une nouvelle preuve de sa noblesse, nous sommes tentés de lui décerner, dans notre cœur, un quatrième titre : Tolède la bien aimée. Qu’a-t-elle donc fait ? Vous le savez. Touchée, comme une femme, de la tendresse qui lui fut vouée par un Français, un de ses fils spirituels, elle a résolu d’appeler la rue Del-Barco du nom de notre Maurice Barrès. Les syllabes sonnent à l’espagnole ; on les dirait formées et nouées chez vous ; entendez comme cela fait bien : Mauricio Barrès. Désormais, elles seront écrites, épelées, murmurées, criées dans le décor du Tage et de sa colline. Les gens ne sauront bientôt plus si le patron de la rue était d’ici ou de là-bas. Ils le prendront, pour un des leurs. Ils diront : « C’est un bienfaiteur. » On pourra leur répondre : « Oui. » Mieux vaudra leur répondre : « Non, un admirateur qui a tout compris, un passionné qui a tout chanté, un passant qui trouva, dans Tolède, une des patries de son âme. »

Il était Latin. Il était poète. Dans un article de journal déjà ancien, qu’aucun volume n’a recueilli, et qui s’en est ainsi retourné à l’inédit, Maurice Barrès déclarait son amour : « J’aime l’Espagne depuis toujours, disait-il, et, comme il arrive souvent, je l’ai aimée d’instinct, avant même de la connaître. Elle m’inspire un étrange attrait, quasi physique... » Il vint ici d’abord pour votre ville, votre ciel, votre terre, non pour vos peintres, qu’il découvrit plus tard. Il importe de le répéter : ce n’est pas le poème colorié ou rimé de l’histoire tolédane qui lui prit l’âme, c’est bien l’original, c’est la vie, le demi-cercle jaune du Tage, la sierra qui s’élève dénudée, modelée à grands coups, et porte tout en haut la cité gothique et sarrasine toute baptisée d’églises. Et vous en avez dans vos mains la preuve : car il a fait, pour ce point de la Castille, ce qu’il n’a fait que pour bien peu de sites illustres. Voyageur enthousiaste sur les terres d’Europe et d’Asie, tout paysage, toute rencontre, toute musique était pour lui émotion, occasion de lyrisme, thème aussitôt transposé et développé en phrases somptueuses, pleines, tendues en draperies, tout à coup familières et bientôt redressées. Il lui répugnait, selon la formule connue, de « se soumettre à l’objet » ; une image éclatante et brève ouvrait seulement la porte aux rêves de l’artiste. Eh bien ! la ville que voici lui a paru digne d’un honneur singulier. Pour décrire Tolède au coucher du soleil, il a composé une page entière, dont je puis citer le numéro, la page 77, du Gréco dans l’édition d’Émile-Paul, où tout est dessin, couleur, parfum, musique sans variations, une page qui figurera, parmi les œuvres impérissables de Maurice Barrès.

Il a raconté que, « pour prendre une vue d’ensemble de Tolède à la fin de la journée », il aimait « descendre par l’Arabal, gagner le dessous de la porte de Cambron et franchir le Tage sur le pont Saint-Martin ». Sa promenade favorite le conduisait où son souvenir nous a conduits : il a passé bien des fois par la rue Del-Barco, désormais la sienne.

Il a donc aimé cette nature, ce sol, ces villes, cette race qui est la vôtre, avec ses richesses populaires de sens commun, de finesse et de fierté ; ce qu’il exprimait dans une ligne : « Très beaux pays d’Espagne, aristocratie du monde ! »

Il a goûté ensuite l’Espagne dans ceux qui l’ont le mieux traduite, dans votre Gréco, notamment, étranger lui aussi, devenu Espagnol jusqu’à voir comme voyaient vos peintres, jusqu’à allonger, par souci d’élégance et de noblesse, les visages et les formes humaines, jusqu’à répandre, dans les compositions les plus simples et paisibles, ce sentiment du drame universel, présent ou menaçant, qu’il n’eût point éprouvé à ce degré s’il fût demeuré à Rome, lieu de sa première étape. Est-ce tout ? Ce Gréco n’avait-il point d’autre secret ? Son génie n’a-t-il pas inventé quelque chose de plus, pour que l’image exprimât toute l’âme et tout le sang de son Espagne ? Assurément : rappelez-vous ces lointains de villes ou de montagnes, sur lesquels se détache un portrait ou une scène au premier plan, à quoi tout le reste est asservi. On pourrait peindre autrement. On peut ne pas comprendre d’abord ces roches sans soleil, ces nuées gonflées d’orage, ces maisons, ces arbres sacrifiés, beautés maintenues dans les demi-ténèbres, mais tout cela n’est là que pour la gloire d’un seul ou d’une seule, afin que jaillisse mieux, au centre, une figure humaine, visage de femme, visage d’homme, à qui appartient toute la lumière. Dans les tableaux du Gréco, ce personnage triomphant, c’est toujours l’Espagne idéalisée. Maurice Barrès l’a compris à merveille, et l’on voit, dans son livre, qu’il se réjouit d’une renaissance, depuis lors de plus en plus affirmée, de votre école de peinture, dans le sens espagnol. Nous en sommes les témoins à Paris : vos artistes ont entendu le conseil que les morts proposent aux vivants, et qui se nomme la tradition. Vous vous retrouvez vous-mêmes dans les œuvres de vos jeunes peintres, et ces fils très modernes savent mettre dans leurs compositions, pour leur honneur et le vôtre, cette allure cavalière et parfois chevaleresque, ces oppositions fortes d’ombre et de clarté, cet air au-dessus du commun, de gravité et d’ardeur, et, pour tout dire, ce « génie contrasté de l’Espagne », qui fait reconnaître en eux la famille de Zurbaran, de Herrera, de Morales et du Gréco. Vous pouvez être fiers d’eux, comme vous l’êtes de vos écrivains, romanciers, nouvellistes, essayistes, floraison épanouie en ce moment, il me semble. Il suffit d’un peu de brise pour que le parfum des œillets de Séville, de Madrid, de Valence ou du Léon franchisse la mer et passe les Pyrénées. Tout cela, Barrès l’avait deviné, ou dit, dans ce volume du Secret de Tolède qui date de 1910.

Il avait le don des raccourcis. Il a défini l’illustre Gréco dans cette phrase musicale et pleine de sens voilé : « Je crois que le Gréco avait un faible, cet artiste nerveux, d’une élégance un peu levantine, pour les chansons sèches et tristes qui naissent d’un sol pierreux, au bourdonnement de la guitare. » Il a dit d’autres choses encore, et beaucoup, et d’un autre ordre. Ce poète avait le sens des grandes affaires de son temps, et ce qu’il a conseillé, projeté, indiqué dans ce domaine, n’est jamais négligeable. Il souhaitait, il voulait, — car il était de ceux qui agissent dans le sens de leurs vœux, et se distinguait encore ainsi de bien des hommes, — il voulait que votre langue fût très répandue en France. Il avait le projet de dire, à la Chambre des députés, cette phrase qui eût été bien applaudie : « Je crois l’amitié de la France et de l’Espagne indispensable à l’accomplissement de la mission de ces deux nations dans le monde. » De quel cœur je puis dire que j’ai cette même conviction, et que je l’ai depuis les temps lointains où je suis venu en Espagne pour la première fois ! Ne croyez-vous pas qu’en associant ainsi l’idée de sa patrie et l’idée de la vôtre, Maurice Barrès marquait d’un trait net l’estime qu’il faisait de l’Espagne et la direction certaine de sa propre pensée ?

N’en doutez pas : au fond, il aimait l’Espagne pour des raisons bien supérieures à celles de son plaisir et de son goût : il l’aimait essentiellement, parce que vous êtes un peuple pour qui la terre n’est pas tout ; qu’en cela l’Espagne et la France se ressemblent, et que leurs meilleurs fils ne peuvent pas ne pas le voir.

Messieurs de Tolède, ce grand ami était impatient de revenir parmi vous. Ayant séjourné déjà trois lois en Espagne, il fut sur le point, en octobre 1923, d’entreprendre un quatrième voyage. Il voulait visiter sa chère Tolède, bien sûr, et puis l’Estramadure, et étudier Zurbaran comme il avait étudié le Gréco. Il se réjouissait du revoir ; il se reprochait presque cette partialité, cette préférence qui l’inclinait toujours du même côté du monde. Dans une note manuscrite, il exprimait son doute : « J’ai tort, disait-il, de retourner sur les routes d’Espagne. J’en connais la couleur, le parfum. Mieux vaudrait élargir ma course et m’annexer une terre neuve ; mais j’aime jusqu’à la tristesse Zurbaran, Morales, le Montserrat, et j’ai besoin de leur société... Je m’enivre de faire jaillir, plus haut qu’aux jours de ma jeunesse, mes émotions ; enfin, ce m’est un plaisir de m’accorder avec les voix qui se sont tues, pour les renforcer et les surpasser; un plaisir divin d’aviver et de prodiguer, dans la brume de mon couchant, les premières lueurs de l’aurore. » Oui, tel était son rêve. Il le sacrifia, il crut meilleur de faire un voyage en Rhénanie, et, bientôt après, tout à coup, ce fut le voyage fatal et toujours inattendu, celui dont on ne revient pas.

Nous avons tous pleuré Maurice Barrès. Ses obsèques ont eu lieu aux frais de l’État, dans la basilique de Notre-Dame de Paris, comme celles d’un grand capitaine : et il en était un. La France lui élèvera un monument. La ville de Paris doit donner le nom de l’écrivain à une place, nouvellement dégagée, devant l’église de l’Assomption. Mais l’inauguration n’a point encore eu lieu. C’est Tolède qui est première dans l’hommage, elle qui, d’abord, avant même la patrie, ordonne à une rue : « Tu t’appelleras du nom de mon ami. » Il y a là une promptitude et une gentillesse qui ne sont point pour diminuer, dans le monde, le renom de votre courtoisie.

Nous devons donc être singulièrement touchés, messieurs, de votre invitation. L’Académie française y a répondu avec empressement et d’un cœur unanime. Elle m’a chargé de la représenter et de remercier en son nom la municipalité tolédane. La Société des gens de Lettres de France a fait de même, et m’a prié de la représenter près de vous, et de vous dire que nous ne faisions qu’un, dans l’admiration et dans le regret du grand écrivain français que vous avez voulu honorer.

Que Tolède soit louée pour son initiative !

Que la mémoire de Maurice Barrès demeure un lien de plus entre nous : souvenir d’un être supérieur, qui fut notre frère et votre cousin, et dont toute la famille, d’un côté et de l’autre des Pyrénées, est fière d’avoir compris le génie et goûté l’amitié !