Réponse au discours de réception de Fontenelle

Le 5 mai 1691

Thomas CORNEILLE

Réponfe de Mr DE CORNEILLE alors Chancelier de l’Academie au Difcours prononcé par Mr. de Fontenelle, le jour de fa Reception.

 

MONSIEUR,

Nous fommes traittez vous & moy bien differemment dans le mefme jour. L’Académie a befoin d’un digne fujet pour remplir le nombre qui luy eft prefcrit par fes ftatuts. Pleine de difcernement, n’ayant en veue que le feul merite, dans l’entiere liberté de fes fuffrages, elle vous choifit pour vous donner, non feulement une place dans fon Corps, mais celle d’un Magiftrat éclairé, qui dans une noble concurrence ayant eu l’honneur d’eftre déclaré Doyen du Confeil d’Eftat par le jugement mefme de Sa Majefté, faifoit fon plus grand plaifir de fe dérober à fes importantes fonctions, pour nous venir quelquefois faire part de fes lumieres. Que pouvoit-il arriver de plus glorieux pour vous ? Dans le mefme temps, cette mefme Académie change d’Officiers felon fa couftume. Le Sort qui décide de leur choix, n’auroit pû qu’eftre applaudi s’il l’euft fait tomber fur tout autre que fur moy, & quoy qu’incapable de fouftenir le poids qu’il impofe, c’eft moy qui le dois porter. Il eft vray qu’il a fait voir fa juftice par l’illuftre[1] Directeur qu’il nous a donné. La joye que chacun de nous en fit paroiftre, luy marqua affez que le hazard n’avoit fait que s’accommoder à nos sou haits & je n’en fçaurois douter ; vous ne le puftes apprendre fans vous fentir auffi-toft flaté de ce qui auroit fait le cœur le plus détaché de l’amour propre. La qualité de Chef de la Compapie, l’engageant dans la place qu’il occupe, à vous répondre pour elle, il vous auroit efté doux qu’un homme dont l’éloquence s’eft fait admirer en tant d’actions publiques, vous euft fait connoiftre fur quels fentimens d’eftime pour vous l’Académie s’eft déterminée à fe déclarer en voftre faveur. Son peu de fanté l’ayant obligé à s’en repofer fur moy, vous prive de cette gloire, & quand le defir de répondre dignement à l’honneur que j’ay de porter icy la parole à fon défaut, pourroit m’animer affez pour me donner la force d’efprit qui me feroit neceffaire dans un fi glorieux pofte, ce que je vous fuis me fermant la bouche fur toutes les chofes qui feroient trop à voftre avantage, vous ne devez attendre de moy qu’un épanchement de cœur qui vous faffe voir la part que je prens au bonheur qui vous arrive ; des fentimens, & non des louanges.

M’abandonneray-je à ce qu’ils m’infpirent ? La proximité du fang, la tendre amitié que j’ay pour vous, la fuperiorité que me donne l’âge, tout femble me le permettre, & vous le devez fouffrir, j’ay jufques à vous donner des confeils. Au lieu de vous dire que celuy qui a fi bien fait parler les Morts, n’effoit pas indigne d’entrer en commerce avec d’illuftres Vivants ; au lieu de vous applaudir fur cet agréable arrangement de differens Mondes dont vous nous avez offert le fpectacle, fur cet art fi difficile, & qu’il me paroift que le Public trouve en vous fi naturel, de donner de l’agrément aux matieres les plus feches, je vous diray, que quelque gloire que vous ayent acquife dés vos plus jeunes années les talens qui vous diftinguent, vous devez les regarder, non pas comme des dons affez forts de la nature pour vous faire atteindre, fans autre fecours que de vous-mefme, à la perfection du merite que je vous fouhaite, mais comme d’heureufes difpofitions qui vous y peuvent conduire. Cherchez avec foin pour y parvenir les lumieres qui vous manquent. Le choix qu’on a fait de vous, vous met en eftat de les puifer dans leur fource.

En effet, rien ne vous les peut fournir fi abondamment, que les Conférences d’une Compagnie, où fi vous m’en exceptez, vous ne trouverez que de ces Génies fublimes à qui l’immortalité eft deuë. Tout ce qu’on peut acquérir de connoiffances utiles par les belles Lettres, l’Eloquence, la Poëfie, l’Art de bien traiter l’Hiftoire, ils le poffedent dans le degré le plus éminent, & quand un peu de pratique vous aura facilité les moyens de connoiftre à fond tout le merite de ces célébres Modernes, peut-eftre ferez-vous autorifé, je ne dis pas à les preferer, mais à ne les pas trouver indignes d’eftre comparez aux Anciens.

Ce n’eft pas, que quelque jufte que cette louange puiffe eftre pour eux, ils ne la regardent comme une louange qui ne leur fçauroit appartenir. Ils ne l’écoutent qu’avec repugnance, & la veneration que l’on doit à ceux qui nous ont tracé la voye dans le chemin de l’efprit, s’il m’eft permis de me fervir de ces termes, prévaut en eux contre eux-mefmes en faveur de ces grands Hommes, dont les excellens Ouvrages, tousjours admirez de toutes les Nations, ont paffë jufques à nous malgré un nombre infini d’années : comme des Originaux qu’on ne peut trop eftimer. Mais pourquoy nous fera-t-il défendu de croire que dans les Arts & dans les Sciences, les Modernes puiffent aller auffi loin, & mefme plus loin que les Anciens, puisqu’il eft certain en matiere de Heros, que toute l’Antiquité, cette Antiquité fi venerable, n’a rien que l’on puiffe comparer à celuy de noftre fiecle ?

Quel amas de gloire fe prefente à vous, MESSIEURS, à la fimple idée que je vous en donne ! N’entrons point dans cette foule d’actions brillantes dont l’éclat trop vif ne peut que nous éblouïr. N’examinons point tous ces furprenans prodiges, dont chaque année de fon Regne fe trouve marquée. Les Cefars, les Alexandres ont befoin que l’on rappelle tout ce qu’ils ont fait pendant leur vie, pour paroiftre dignes de leur reputation ; mais il n’en eft pas de mefme de LOUIS LE GRAND. Quand nous pourrions oublier cette longue fuite d’évenements merveilleux qui font l’effet d’une intelligence incomprehenfible, l’Herefie deftruite, la protection qu’il donne feul aux Rois opprimez, trois Batailles gagnées encore depuis peu dans une mefme campagne, il nous fuffiroit de regarder ce qu’il vient de faire pour demeurer convaincus, qu’il eft le plus grand de tous les hommes.

Seur des Conqueftes qu’il voudra tenter, il donne la paix à toute l’Europe. L’Envie en fremit ; la Jaloufie qui faifit des Puiffances redoutables, ne peut fouffrir le triomphe que luy affeure une fi haute vertu. Sa grandeur les bleffe, il faut l’affoiblir. Un nombre infini de Princes, qui ne poffedent encore leurs Eftats que parce qu’il a dédaigné de les attaquer, ofent oublier ce qu’ils luy doivent pour entrer dans une Ligue où ils s’imaginent que leurs forces jointes feront en eftat d’ébranler une Puiffance qui a jufques-là refifté à tout. Que les Ennemis de la Chreftienté fe refaififfent de tout un Royaume qu’ils n’ont perdu que par cette Paix qui a donné lieu aux avantages qu’on a remportez fur eux, n’importe, il n’y a rien qui ne foit à préferer au chagrin infupportable de voir ce Monarque jouir de la gloire. Les Alliez fe refolvent à prendre les armes, & des Princes Catholiques, l’Efpagne mefme que fa fèvere Inquifition rend fi renommée fur fon exactitude à punir les moindres fautes qui puiffent bleffer la Religion, ne font point difficulté de renouveller la Guerre, pour appuyer les deffeins d’un Prince, à qui toutes les Religions paroiffent indifferentes pourveu qu’il nuife à la veritable, d’un Prince, qui pour fe placer au trofne ofe violer les plus faintes Loix de la nature, & qui ne s’eft rendu redoutable, que parce qu’il a trouvé autant d’aveuglement dans ceux qui l’élevent, qu’il y a d’injuftice, dans tous les projets qu’il forme.

Voyons les fruits de cette union; des pertes continuelles, & tous les jours des malheurs à craindre plus grands que ceux qu’ils ont desja éprouvez. Il faut pourtant faire un dernier effort ; pour arrefter les gemiffements des Peuples à qui de dures exactions font ouvrir les yeux fur leur efclavage. On marque le temps & le lieu d’une Affemblée. Des Souverains, que la grandeur de leur caractere devroit retenir, y viennent de toutes parts rendre de honteux hommages à ce temeraire ambitieux, que le crime a couronné, & qui n’eft au deffus d’eux qu’autant qu’ils ont bien voulu l’y mettre. Il les entretient d’efperances chimeriques. Leur formidable puiffance ne trouvera rien qui luy puiffe refifter. S’ils l’en ofent croire, le Roy qui veut demeurer tranquille, ne fe fait plus un plaifir d’aller animer fes Armées par fa prefence, & dés que le temps fera venu d’entrer en Campagne, ils font affeurez de nous accabler.

Il eft vray que le Roy garde beaucoup de tranquillité, mais qu’ils ne s’y trompent pas. Son repos eft agiffant, fon calme l’emporte fur toute l’inquiétude de leur vigilance, & la regle des faifons n’eft point une regle pour ce qu’il luy plaift de faire. Nos Ennemis confument le temps à examiner ce qu’ils doivent entreprendre, & Louis eft preft d’executer. Il n’a point fait de menaces, mais fes ordres font donnez ; il part, Mons eft invefti, fes plus forts remparts ne peuvent tenir en fa prefence, & en peu de jours fa prife nous délivre des alarmes où il nous jettoit en s’expofant.

Que de glorieufes circonftances relevent cette Conquefte ! C’eft peu qu’elle foit rapide. C’eft peu qu’elle ne nous coufte aucune perte qu’on puiffe trouver confiderable ; elle fe fait aux yeux mefmes de ce Chef de tant de Ligues qui avoit juré la ruine de la France. Il devoit venir nous attaquer ; on va au devant de luy, & il ne fçauroit défendre la plus importante Place qu’on pouvoit ofter à fes Alliez. S’il ofe approcher, c’eft feulement pour voir de plus prés l’heureux triomphe de fon Augufte Ennemi.

Nos avantages ne font pas moins grands du cofté de l’Italie. Une des Places qui vient d’y eftre conquife, avoit bravé, il y a cent cinquante ans, les efforts de deux Armées, & dés la premiere attaque de nos Troupes, elle eft forcée de capituler. Gloire par tout pour le Roy. Confufion par tout pour fes Ennemis. Ils fe retirent tout couverts de honte, le Roy revient couronné par la Victoire, & la Campagne s’ouvrira dans fa faifon. Quelles merveilles n’avons-nous pas lieu de croire qu’elle produira, quand nous voyons celles qui l’ont precedée !

Voilà, MESSIEURS, une brillante matiere pour employer vos rares talens. Vous avez une occafion bien avantageufe de les faire voir dans toute leur force, fi pourtant il vous eft poffible de trouver des expreffions qui refpondent à la grandeur du fujet. Quelques foins que nous prenions à chercher l’ufage de tous les mots de la langue, nous ne fçaurions nous cacher que les actions du Roy font au deffus de toutes fortes de termes. Nous croyons les grandes chofes qu’il a faites, parce que nos yeux en ont efté les témoins, mais fur le rapport que nous en ferons, quoy qu’imparfait, quoy que foible, quoy qu’infiniment au deffous de ce que nous voudrons dire, la Pofterité ne les croira pas.

Vous nous aiderez de vos lumieres, vous, MONSIEUR, que l’Académie reçoit en focieté pour le travail qu’elle a entrepris. Elle penfe avec plaifir que vous luy ferez utile ; je luy ay refpondu de voftre zele, & j’efpere que vos foins à dégager ma parole luy feront connoiftre qu’elle ne s’eft point trompée dans fon choix.

 

[1] Mr. l’Abbé Teftu.