Discours de réception de Thomas Corneille

Le 2 janvier 1685

Thomas CORNEILLE

Reception de Thomas Corneille

 

Discours prononcé le 2 Janvier 1685, par Mr. Thomas Corneille lorsqu’il fut reçû à la place de Mr. P. Corneille son frere.

 

Messieurs,

J’ay souhaité avec tant d’ardeur l’honneur que je reçois aujourd’hui, & mes empressemens à la demander, vous l’ont marqué en tant de rencontres, que vous ne pouvez douter que je ne le regarde comme une chose, qui en remplissant tous mes désirs, me met en estat de n’en plus former. En effet, Messieurs, jusqu’où pourroit aller mon ambition, si elle n’estoit pas entierement satisfaite ? M’accorder une place parmi vous, c’est me la donner dans la plus illustre Compagnie, où les belles Lettres ayent jamais ouvert l’entrée.

Pour bien concevoir de quel prix elle est, je n’ay qu’à jetter les yeux sur tant de grands Hommes, qui élevez aux premieres Dignitez de l’Eglise & de la Robe, comblez des honneurs du, Ministere, distinguez par une naissance qui leur fait tenir les plus hauts rangs à la Cour, se sont empressez à estre de vostre Corps. Ces Dignitez éminentes, ces honneurs du Ministere, la splendeur de la naissance, l’élévation du rang, tout cela n’a pû leur persuader, que rien ne manquoit à leur merite. Ils en ont cherché l’accomplissement dans les avantages que l’esprit peut procurer à ceux, en qui l’on voit les rares talens qui sont vostre heureux partage : &pour perfectionner ce qui les mettoit au dessus de vous, ils ont fait gloire de vous demander des places qui vous égalent à eux. Mais, Messieurs, il n’y a point lieu d’en estre surpris. On aspire naturellement à s’acquérir l’immortalité ; & où peut-on plus seurement l’acquérir que dans une Compagnie, où toutes les belles connoissances se trouvent ramassées, pour communiquer à ceux qui ont l’honneur d’y entrer, ce qu’elles ont de solide, de délicat, & de digne d’estre sceu ? Car dans les sciences mesmes il y des choses qu’on peut négliger comme inutiles, & je ne sçay si ce n’ait point un défaut dans un sçavant homme que de l’estre trop. Plusieurs de ceux à qui l’on donne ce nom, ne doivent peut-estre qu’au bonheur de leur mémoire ce qui les met au rang des Sçavans. Ils ont beaucoup leu, ils ont travaillé à s’imprimer fortement tout ce qu’ils ont leu, & chargez de l’indigeste & confus amas de ce qu’ils ont retenu sur chaque matiere, ce sont des Bibliotheques vivantes, prestes à fournir diverses recherches sur tout ce qui peut tomber en dispute ; mais ces richesses fermées dans un fond qui ne produit rien de soy, les laissent souvent dans l’indigence. Aucune lumiere qui vienne d’eux, ne débrouille ce cahos. Ils disent de grandes choses, qui ne leur coustent que la peine de les dire, & avec tout leur sçavoir estranger, on pourroit avoir sujet de demander s’ils ont de l’esprit.

Ce n’est point, Messieurs, ce qu’on trouve parmi vous. La plus profonde érudition s’y rencontre, mais dépouillée de ce qu’elle a ordinairement d’épineux & de sauvage. La Philosophie, la Theologie, l’Eloquence, la Poësie, l’Histoire, & les autres Connoissances qui font éclater les dons que l’esprit reçoit de la nature, vous les possedez dans ce qu’elles ont de plus sublime ; tout vous en est familier ; vous les maniez comme il vous plaist mais en grands Maistres, tousjours avec agrément, tousjours avec politesse ; & si dans les Chef-d’œuvres qui partent de vous, & qui font les modeles les plus parfaits qu’on se puisse proposer dans toute sorte de genres d’écrire, vous tirez quelque utilité de vos lectures ; si vous vous servez de quelques pensées des Anciens pour mettre les vostres dans un plus beau jour, ces pensées tiennent tousjours plus de vous, que de ceux qui vous les prestent. Vous trouvez moyen de les embellir par le tour heureux que vous leur donnez. Ce sont à la verité des diamans, mais vous les taillez, vous les enchassez avec tant d’art, que la manière de les mettre en œuvre passe tout le prix qu’ils ont eux-mesmes.

Si des excellens Ouvrages dont chacun de vous choisit la matiere selon son génie particulier, je viens à ce grand & laborieux travail qui fait le sujet de vos Assemblées, & pour lequel vous unissez tous les jours vos soins, quelles louanges, Messieurs, ne doit-on pas vous donner pour cette constante application avec laquelle vous vous attachez à nous aider à développer ce qu’on peut dire qui fait en quelque façon l’essence de l’homme ? L’homme n’est homme principalement que parce qu’il pense. Ce qu’il conçoit au dedans, il a besoin de le produire au dehors, &en travaillant à nous apprendre à quel usage chaque mot est destiné, vous cherchez à nous donner des moyens certains de montrer ce que nous sommes. Par ce secours, attendu de tout le monde avec tant d’impatience, ceux qui sont assez heureux pour penser juste, auront la mesme justesse à s’exprimer, & si le Public doit tirer tant d’avantages de vos sçavantes & judicieuses décisions que n’en doivent point attendre ceux, qui estant receus dans ces Conférences où vous répandez vos lumieres si abondamment , peuvent les puiser jusques dans leur source ?

Je me voy presentement de ce nombre heureux, & dans la possession de ce bonheur, j’ay peine à m’imaginer que je ne m’abuse pas. Je le repete, Messieurs, une Place parmi vous donne tant de gloire, & je la connois d’un si grand prix, que si le succés de quelques Ouvrages que le Public a receus de moy assez favorablement, m’a fait croire quelquefois que vous ne desaprouveriez pas l’ambitieux sentiment qui me portoit à la demander, j’ay desesperé de pouvoir jamais en estre digne, quand les obstacles qui m’ont jusques ici empesché de l’obtenir, m’ont fait examiner avec plus d’attention quelles grandes qualitez il faut avoir pour réüssir dans une entreprise si relevée. Les illustres Concurrens qui ont emporté vos suffrages toutes les fois que j’ay osé y prétendre, m’ont ouvert les yeux sur mes esperances trop presomptueuses. En me montrnt ce merite consommé qui les a fait recevoir si-tost qu’ils se sont offerts, ils m’ont fais voir ce que je devois tascher d’acquerir pou estre en estat de leur ressembler. J’ay rendu justice à vostre discernement, & me la rendant en mesme temps à moy-mesme, j’ay employé tous mes soins à ne me pas laisser inutiles les fameux exemples que vous m’avez proposez.

J’avoüs, Messieurs, que quand après tant d’épreuves, vous m’avez fait la grace de jetter les yeux sur moy, vous m’auriez mis en péril de me permettre la vanité la plus condamnable, si je ne m’estois assez fortement étudié pour n’oublier pas ce que je suis. Je me serois peut-estre flatté, qu’enfin vous m’aviez trouvé les qualitez que vous souhaitez dans des Academiciens dignes de ce nom, d’un goust exquis, d’une penetration entiere, parfaitement eclairez, en un mot tels que vous estes. Mais, Messieurs, l’honneur qu’il vous a plû de me faire, quelque grand qu’il soit, ne m’aveugle point. Plus votre consentement à me l’accorder a esté prompt, & si je l’ose dire, unanime, plus je voy par quel motif vous avez accompagné vostre choix d’une distinction si peu ordinaire de vous, vous l’avez donné à la mémoire d’un Homme que vous regardiez comme un des principaux ornemens de vostre Corps. L’estime particuliere que vous avez tousjours euë pour luy, m’attire celle dont vous me donnez des marques si obligeantes. Sa perte vous a touchez, & pour le faire revivre parmi vous autant qu’il vous est possible, vous avez voulu me faire remplir sa place, ne doutant point que la qualité de Frere qui l’a fait plus d’une fois vous solliciter en ma faveur, ne l’eust engagé à m’inspirer les sentimens d’admiration qu’il avoit pour toute vostre illustre Compagnie. Ainsi, Messieurs, vous l’avez cherché en moy, & n’y pouvant trouver son merite, vous vous estes contentez d’y trouver son nom.

Jamais une perte si considerable ne pouvoit être plus imparfaitement reparée, mais pour vous rendre l’inégalité du changement plus supportable, songez, Messieurs, que lors qu’un siecle a produit un homme aussi extraordinaire qu’il l’estoit, il arrive rarement que ce mesme siecle en produise d’autres capables de l’égaler. Il est vray que celuy où nous vivons est le siécle des miracles, & j’ay sans doute à rougir d’avoir si mal profité de tant de leçons que j’ay receuës de sa propre bouche par cette pratique continuelle que me donnoit avec luy la plus parfaite union qu’on ait jamais veuë entre deux freres ; quand d’heureux genies, qui ont esté privez de cet avantage, se sont élevez avec tant de gloire, que tout ce qui a paru d’eux a esté le charme de la Cour & du Public. Cependant, quand même l’on pourroit dire que quelqu’un l’eust surpassé, luy qu’on a mis tant de fois au dessus des Anciens, il seroit tousjours tres-vray que le Theatre Francois luy doit tout l’esclat où nous le voyons. Je n’ose, Messieurs, vous en dire rien de plus. Sa perte qui vous est sensible à tous, est si particuliere pour moy, que j’y peine à soustenir les tristes idées qu’elle me presente. J’ajousteray seulement qu’une des choses qui vous doit le plus faire cherir sa mémoire, c’est l’attachement que je luy ay tousjours remarqué pour tout ce qui regardoit les interests de l’Académie. Il montroit par là combien il avoit d’estime pour tous les Illustres qui la composent, & reconnoissoit en mesme temps les bienfaits dont il avoit esté honoré par M. le Cardinal de Richelieu qui en est le Fondateur. Ce grand Ministre, tout couvert de gloire qu’il estoit par le florissant estat où il avoit mis la France, se respondit moins de l’éternelle durée de son nom pour avoir executé avec des succes presqu’incroyables les ordres receus de Louis Le Juste, que pour avoir establi la celebre Compagnie dont vous soustenez l’honneur avec tant d’éclat. Il n’employa ni le bronze, ni l’airain pour leur confier les differentes merveilles qui rendent fameux le temps de son Ministere. Il s’en reposa sur vostre reconnoissance, & se tint plus assuré d’atteindre par vous jusqu’à la posterité la plus reculée, que par les desseins de l’heresie renversée, & par l’orgueil si souvent humilié d’une Maison, fiere de la longue suite de l’Empereur qu’il y a plus de deux siecles qu’elle donne à l’Allemagne. Sa mort vous fut un coup rude. Elle vous laissoit dans un estat qui vous donnent out à craindre, mais vous estiez reservez à des honneurs éclatans, & en attendant que le temps en fust venu, un des plus grands Chanceliers que la France ait eus, prit soin de vous consoler de cette perte. L’amour qu’il avoit our les belles Lettres luy inspira le dessein de vous attirer chez luy. Vous y receütes tous les adoucissemens que vous pouviez esperer dans vostre douleur d’un Protecteur zelé pour vos avantages. Mais, Messieurs, jusqu’où n’allerent-ils point quand le Roy luy-mesme vous logeant dans son Palais, & vous approchant de sa Personne sacrée, vous honora de ses graces & de sa protection ? Vostre fortune est bien glorieuse, mais n’a-t-elle rien qui vous estonne ? L’ardeur qui vous porte à reconnoistre les bontez d’un si grand Prince, quelque pressée qu’elle soit par les miracles continuels de sa vie, n’est-elle point arrestée par l’impuissance de vous exprimer ? Quoy que nostre langue abonde en paroles, & que toutes les richesses vous en soient connues vous la trouvez sans doute sterile, quand voulant vous en servir pour expliquer ces miracles, vous portez vostre imagination au de-là de ce qu’elle peut vous fournir sur une si vaste matiere. Si c’est un malheur pour vous de ne pouvoir satisfaire vostre zele par des expressions qui égalent ce que l’Envie elle-mesme ne peut se défendre d’admirer, au moins vous en pouvez estre consolez par le plaisir de connoistre que quelque foibles que pussent estre ces expressions, la gloire du Roi n’y sçauroit rien perdre. Ce n’est que pour relever les actions mediocres qu’on a besoin d’éloquence. Ses ornemens si necessaires à celles qui ne brillent point par elles-mesmes, sont inutiles pour ces Exploits surprenans qui approchent au prodige, & qui estant crus, parce qu’on en est témoin, ne laissent pas de nous paroistre incrovables.

Quand vous diriez seulement, Louis Le Grand a fourni une Province entiere en huit jours, dans la plus forte rigueur de l’Hiver. En vingt-quatre heures il s’est rendu Maistre de quatre Villes assiegées tout à la fois. Il a pris soixante places en une seule Campagne. Il a resisté luy seul aux Puissances les plus redoutables de l’Europe, liguées ensemble pour empêcher ses Conquestes. Il a rétabli ses Alliez. Après avoir imposé la Paix, faisant marcher la justice pour toutes armes, il s’est fait ouvrir en un mesme jour les portes de Strasbourg & de Casal, qui l’ont reconnu pour leur Souverain. Cela est tout simple, cela est uni : mais cela remplit l’esprit de si grandes choses, qu’il embrasse incontinent tout ce qu’on n’explique pas, & je doute que ce grand Panegyrique qui a cousté tant de soins à Pline le Jeune, fasse autant pour la gloire de Trajan, que ce peu de mots, tout desnuez qu’ils sont de ce fard qui embellit les objets, seroit capable de faire pour celle de nostre Auguste Monarque.

Il est vray, Messieurs, qu’il n’en seroit pas de mesme si vous vouliez faire la peinture des rares vertus du Roy. Où trouveriez-vous des termes pour representer assez dignement cette grandeur d’ame, qui l’eslevant au dessus de tout ce qu’il y a de plus noble, de plus heroïque & de plus parfait, c’est à dire de luy-mesme, le fait renoncer à des avantages, que d’autres que luy rechercheroient aux depens de toutes choses ? Aucune entreprise ne luy a manqué. Pour se tenir assuré de réussir dans les Conquestes les plus importantes, il n’a qu’à vouloir tout ce qu’il peut. La Victoire qui l’a suivi en tous lieux, est tousjours preste à l’accompagner, elle tasche de toucher son cœur par ses plus doux charmes. Il a tout vaincu, il veut la vaincre elle-mesme, & il se sert pour cela des armes d’une moderation qui n’a point d’exemple. Il s’arreste au milieu de ses triomphes ; il offre la Paix ; il en prescrit les conditions, & ces conditions se trouvent si justes, que ses Ennemis sont obligez de les accepter. La jalousie où les met la gloire qu’il a d’estre seul Arbitre du destin du monde, leur fait chercher des difficultez pour troubler le calme qu’il a restabli. On luy declare de nouveau la guerre. Cette declaration ne l’ébranle point. Il offre la paix encore une fois, & comme il scait que la Treve n’a aucunes suites, qui en puissent autoriser la rupture, il laisse le choix de l’une ou de l’autre. Ses Ennemis balancent long-temps sur la resolution qu’ils doivent prendre. Il voit que leur avantage est de consentir à ce qu’il leur offre. Pour les y forcer, il attaque Luxembourg. Cette Place, imprenable pour tout autre, se rend en un mois, & auroit moins résisté, si pour épargner le sang de ses Officiers & de ses Soldats, ce sage Monarque n’eust ordonné que l’on fît le Siege dans toutes les formes. La victoire qui cherche tousjours à l’éblouir, lui fait voir que cette prise luy respond de celle de toutes les Places du Païs-Bas Espagnol. Elle parle sans qu’elle puisse se faire écouter. Il persiste dans ses propositions de Treve, elle est enfin acceptée, & voilà l’Europe dans un plein repos.

Que de merveilles renferme cette grandeur d’ame, dont j’ay osé faire une foible esbauche ! C’est à vous, Messieurs, à traiter cette matiere dans toute son estenduë. Si nostre Langue ne vous preste point dequoy luy donner assez de poids & de force, vous suppléerez à cette sterilité par le talent merveilleux que vous avez de faire sentir plus que vous ne dites. Il faut de grands traits pour les grandes choses que le Roy a faites, de ces traits qui montrent tout d’une seule veuë, & qui offrent à l’imagination ce que les ombres du tableau nous cachent. Quand vous parlerez de sa vigilance exacte, & tousjours active pour ce qui regarde le bien de ses Peuples, la gloire de ses Estats, & la Majesté du Trosne ; de ce zele ardent & infatigable, qui luy fait donner ses plus grands soins à destruire entierement l’Heresie, & à restablir le culte de Dieu dans toute sa pureté ; & enfin de tant d’autres qualitez augustes, que le Ciel a voulu unir en luy pour le rendre le plus grand de tous les Hommes, si vous trouvez la matiere inépuisable, vostre adresse à executer heureusement les plus hautes desseins, vous fera choisir des expressions si vives, qu’elles nous feront entrer tout d’un coup dans tout ce que vous voulez nous faire entendre. Par l’ouverture qu’elles donneront à nostre esprit, nos reflexions nous meneront jusques où vous entreprendrez de les faire aller, & c’est ainsi que vous remplirez parfaitement toute la grandeur de vostre sujet.

Quel bonheur pour moy, Messieurs, de pouvoir m’instruire sous de si grands Maistres ! Mes soins si assidus à me trouver dans vos Assemblées pour y profiter de vos leçons, vous feront connoistre, que si l’honneur que vous m’avez fait passe de beaucoup mon peu de merite, du moins vous ne pouviez le respandre sur une personne qui le receust avec des sentimens plus respectueux & plus emplis de reconnoissance.