Réponse aux discours de MM. de Malézieu et Campistron

Le 16 juin 1701

François-Séraphin RÉGNIER-DESMARAIS

RESPONSE de Monsieur l’Abbé Regnier des Marais, Secretaire perpetuel de l’Académie, aux Discours prononcez par Monsieur de Malezieu, & par Monsieur Campistron, le jour de leur reception, le 16 juin 1701

 

Messieurs,

 

La consternation où nous jetta l’autre jour la triste surprise d’une perte grande & publique, nous fit tellement oublier les nostres, que nous sentant alors incapables d’aucune autre chose que d’obéir à une si juste douleur, nous fumes contraints d’y ceder comme tout le monde, & de rompre l’Assemblée qui estoit convoquée pour vous recevoir.

Toute la Cour & tout Paris ont donné des pleurs à la mort inopinée d’un Prince aimable, qui a fait si long-temps l’ornement & les delices de la France ; & qui par son attachement invariable à se tenir tousjours dans la place & dans l’ordre où la Providence l’avoit fait naistre, n’a pas moins contribué au bonheur de l’Estat, que par la fameuse journée de Cassel, où il s’estoit acquis tant de gloire.

Mais quelles precieuses larmes n’a point fait respandre au plus grand Roy de la Terre la perte empreveüe d’un Frere si cher & si digne d’estre aimé ; d’un Frere qui ne luy estoit pas mois uni par la tendresse du cœur, que par les liens du Sang & de la Nature ; d’un Frere que peu d’heures auparavant il avoit eu le plaisir de recevoir à sa table ; & dans l’entretien duquel il s’estoit agreablement delassé des fatigues continuelles, que le soin du repos public luy fait prendre.

Dans une affliction si generale, si recente, & dont nous sommes encore tout penetrez, si l’Académie Françoise vous reçoit aujourd’huy, Messieurs, c’est plustost en quelque sorte, pour vous associer publiquement à sa douleur, que pour achever de reparer, par vostre moyen, ses pertes particulieres.

Elle en a fait, depuis quelque temps, de frequentes, qu’elle a toutes vivement senties ; & elle ne doute point que de mesme qu’elle a desja reparé heureusement la première, de mesme aussi vous ne luy fassiez reparer avantageusement les deux autres.

C’est dans cette veüe & dans cette confiance, qu’elle s’est portée à vous choisir ; & l’obligation où vous estes de respondre à son attente est d’autant plus grande, que par les nouvelles resolutions qu’elle a prises, elle se trouve plus interessée que jamais, à voir son choix suivi de l’estime & de l’approbation du Public.

Car elle a jeté les yeux sur vous dans un temps, où pour estre plus en estat de ne deferer ses Places qu’au merite, & pour mesnager davantage la delicatesse des personnes les plus propres à les remplir, elle s’est fait une loy de leur espagner à l’avenir les sollicitations que le seul usage avoit introduites, & qu’elle ne faisoit que tolerer.

Elle a mesme porté son attentin là-dessus encore plus loin ; elle s’est engagée solennellement à n’y avoir jamais d’esgard, & à declarer qu’elles seroient plustost capables de nuire que de servir ; & pour mettre à sa deliberation le sceau d’une authorité responsable à toute la Terre, elle en a rendu compte au Roy qui l’a approuvée.

Vous estes, Monsieur[1], le premier fruit de notre nouveau Reglement : nous n’avons pas attendu que vous nous vinssiez chercher, nous sommes allez vers vous, conduits par la connoissance & par la reputation de votre merite ; & persuadez que nous ne pouvions mieux commencer à obertver la loy que nous venions de nous prescrire, qu’en vous appelant à la premiere Place qui est venüe ensuite à vacquer, & en prevenant vos souhaits par nos suffrages.

L’illustre Académicien, à qui nous vous avons fait succeder, avoit apporté parmi nous, un fonds inespuisable d’erudition, un genie brillant, lumineux, fertile ; une presence d’esprit qui luy fournissoit abondamment sur le champ, tout ce qu’il y avoit à dire sur chaque chose ; & une facilité surprenante de s’enoncer d’une manière tousjours vive & tousjours nouvelle sur toutes sortes de sujets.

Comme l’Académie dans ceux de son Corps, n’envisage principalement que l’esprit et le scavoir, & qu’elle regarde tout le reste comme estranger ; je ne parle point icy, ny de ce qu’il a fait dans l’Episcopat, dont il a toujours si bien soutenu l’honneur,  & si bien rempli le ministère, ny de l’esclat qu’adjoustoit à son merite personnel la splendeur d’une Maison desja grande & illustre, dans les temps les plus reculez.

Mais il ne m’est pas permis icy de ne rien dire du zele ardent & affectueux qu’il avoit pour l’Académie, & pour les Lettres. La fondation qu’il a faite du Prix de Poësie qu’elle donne, en est une preuve qui durera autant que la gloire de l’auguste Prince, qui en doit faire à perpétuité le sujet : & la chaleur avec laquelle il embrassoit en toutes rencontres les interests de la Compagnie ; le plaisir qu’il se faisoit de venir à nos Assemblées toutes les fois que ses augustes occupations luy en laissoient la liberté, nous en ont esté des marques qui nous seront tousjours cheres.

Tel etoit pour nous, Messieurs, celuy dont vous remplissez aujourd’huy la place : nous n’attendons pas de vous moins de zele & moins d’affection ; ce que nous connoissons de vos sentiments nous en asseure ; & ce qui nous en respond encore, c’est vostre attachement auprès du Prince, qui nous a honorez autrefois du plus precieux tesmoignage de bienveillance & d’estime, que nous eussions peu jamais esperer.

Nous en conservons soigneusement la mémoire dans nos Resitres, où nous lisons avec joye, que dans l’occasion de deux Places qui estoient vacantes, il n’avoit pas creu qu’il fust au dessous de luy d’ne souhaiter une & quoyque nous ne puissions plus nous flatter d’une si agreable idée, que comme d’un beau songe, nous ne laissons pas de nous sentir glorieux d’avoir eu du moins quelque part aux vœux de ses premieres années.

Comme vous entrez maintenant en partage de nos obligations, nous nous promettons, que vous ne luy laisserez pas ignorer, que le temps n’a point effacé de nostre souvenir celle que nous luy avons : & après cela, convaincus comme nous le sommes, de l’estenduë, de l’elevation, & de la justesse de votre esprit, dont je n’ose rien dire davantage en vostre presence, que nous reste-t-il à souhaiter de vous sionon que vous puissiez nous venir aider souvent de vos lumieres, dans les exercices qui sont l’ordinaire sujet de nos Assemblées.

Que si le mesme attachement, qui vous derobe quelquefois à la scavante Académie, pour qui la Nature semble n’avoir rien de caché ; qui scait la peser dans de fidelles balances ; qui en mesure l’immensité, qui distingue clairement une infinité de parties dans les moindres ouvrages qu’elle produit, & en connoist si bien tous les principes & tous les ressorts : si, dis-je, le mesme attachement vous derobe aussi quelquefois à nous, nous comptons du moins que vous ne laisserez pas de tenir tousjours par le cœur, à une Compagnie qui vous a aimé la premiere.

 

Pour vous, Monsieur[2], qui succedez à un de nos plus anciens Academiciens, à un homme esgalement recommandable par la beauté de son esprit, & par la douce facilité de ses mœurs, c’est à vous à nous faire retrouver dans vostre Personne tout ce que nous avons perdu dans la sienne.

Né avec un heureux genie pour les belles Lettres, il se forma de bonne heure l’esprit & le goust sur les plus grands Masitres de l’Art : & il en prit si bien le caractere, il se le rendit si propre, qu’il l’a fait passer dans tous les ouvrages, dont il a enrichi diversement notre Langue.

Tout ce qu’il a composé se sent des grands Originaux d’après lesquels il a travaillé. Ses Eglogues respirent la tendresse & la naturelle simplicité qu’on admire dans celles de Virgile & qu’il est difficile d’attraper ; & sa Traduction de l’Eneide est pleine de chaste beauté, & de la sage noblesse qui regne dans un si excellent Poëme.

Le genre de Poësie où vous vous estes adonné, Monsieur, ne vous offre pas de moindres modelles à imiter parmi les Anciens : & vous avez de plus l’avantage, que nostre siecle, que nostre Langue, que l’Académie mesme vous en fournit qui meritent de leur estre comparez, & que peut-estre le seul ordre des temps empesche de leur preferer.

C’est en marchant sur leurs traces, dans la carriere où vous avez desja couru si heureusement, que vous pourrez vous voir couronné comme eux par les suffrages du Public, Juge quelquefois sujet à se tromper dans les jugements qu’il rend d’abord, mais tousjours souverain & infaillible, quand il les confirme : Et c’est en suivant l’exemple de votre Predecesseur, dans son attachement pour l’Académie, que vous parviendrez à vous en concilier l’affection comme luy.

Tant qu’il a peu estre assidu parmi nous, il ne s’y est pas moins fait aimer de son humeur, qu’il s’y faisoit estimer par les rares qualitez de son esprit : Et lorsque l’amour de la Patrie & ses affaires domestiques l’eurent rappellé chez luy, il creut ne pouvoir rien faire de mieux, que d’y establir une espece d’Académie, pour avoir tousjours devant les yeux une representation de celle dont il avoit esté contrainte de se separer.

C’est ainsi que ceux qui sont esloignez de leur amis, se plaisent à en avoir le Portrait, pour adoucir l’ennui de l’absence, par une ressemblance qui leur est chere : c’est ainsi que Virgile nous represente Enée, donnant le nom de Troye à la ville qu’il bastissoit dans l’Isle de Crete : & c’est ainsi que dans le nouveau Monde, chaque Nation de l’Europe a donné aux nouveaux establissements qu’elle y a faits, le nom des Provinces & des villes de son païs.

Vous voyez, Monsieur, quel homme vous avez à remplacer : Le choix que nous avons fait de vous, vous marque assez que nous n’avons point douté que vous n’eussiez dequoi le remplacer dignement du costé des talents de l’esprit ; mais ce n’est pas encore tout ce que nous avons attendu de vous. Nous nous sommes promis que vous le remplaceriez aussi du costé des sentiments du cœur ; & ceux que vous nous avez fait paroistre nous confirment ce que nous en avions esperé.

Je m’adresse maintenant à vous deux ensemble, Messieurs, pour ce qui me reste à dire, & qui est regardé par l’Académie, comme la premiere & la plus essentielle de toutes ses obligations. C’est d’avoir tousjours pour principal point de veuë dans vostre application aux belles Lettres, l’auguste Prince qui les protege en tous lieux ; mais qui s’en est rendu ici le Protecteur d’une façon encore plus particuliere, de mesme que Minerve, qui protegeoit tous les Grecs, favorisoit les Atheniens d’une protection plus visible que tous les autres Peuples de la Grece.

La jalousie des Nations, au repos desquelles il avoit bien voulu sacrifier ses interests propres, s’estmeut de nouveau contre luy, aigrie par les nouvelles propsperitez de son Regn. Il se couvre de l’impenetrable Egide de Minerve, prest à en prendre la lance victorieuse, s’il y est forcé ;  Il porte par tout en mesme temps sa prevoyance & ses soins ; & contre le torrent, qu’il voit de loin se former & se grossir, il oppose de toutes parts une digne capable d’en arrester les eaux, jusqu’à tant qu’elles viennent à s’escouler d’elles-mesmes & à se tarir.

C’est à un si grand objet, Messieurs, c’est à un si noble spectacle qu’il faut desormais que vous ayiez continuellement les yeux attachez avec nous : Il merite l’attention du Monde entier ; mais nous luy devons particulierement la nostre, afin de ne rien laisser perdre à la Posterité, des actions d’un Roy, si digne de l’admiration de tout l’Univers & de tous les siecles.

 

 

[1] Mr. de Malezieu.

[2] Mr. de Campistron.