Réponse au discours de réception de Victor-Marie d’Estrées

Le 23 mars 1715

Philippe de DANGEAU

REP0NSE de M. Le Marquis de Dangeau alors Chancelier de l’Académie, au Difcours de M. le Marécbal d’Eftrées le jour de fa réception.

 

 

MONSIEUR;

Puifque la modeftie de M. l’Abbé d’Eftrées l’empêche de parler, la place que le fort m’a donnée, m’engage à vous dire que nous fommes pénétrez & de douleur & de joye. La perte que nous venons de faire nous paroiffoit irréparable, nous avons tous jugé que nous ne pouvions le mieux réparer qu’en vous choififfant.

 

M. le Cardinal d’Eftrées étoit un de ces génies tranfcendants, nez pour honorer leur fiécle ; auffi grand dans les affaires Eccléfiaftiques que dans les affaires d’Etat ; Grand par les fciences qu’il avoit toutes approfondies ; grand par fa charité envers les pauvres, qui n’avoit point de bornes ; aimable par fes maniéres polies, par une humeur toûjours égale, par les charmes de fa converfation. Sa façon d raconter étoit nette, ménagée, vive, intéreffante, excitant & fatisfaifant tour à tour la curiofité. Efprit vafte, (fes vûës étoient immenfes ;) efprit fupérieur & fimple, audacieux & fage ; caractéres fi différents & qu’il a foûtenus jufqu’au dernier moment de fa vie. Il fçavoit ramener tous les événemens à fes deffeins. il exerçoit une douce tyrannie fur les opinions d’autruy, par un talent qui lui étoit particulier de perfuader, de vaincre & de plaire. C’eft par là qu’il s’étoit acquis une fi grande réputataion dans toutes les Cours de l’Europe, que des Têtes couronnées étoient entrées, avec joye dans fon alliance, & qu’il avoit réüffi en tant d’autres négociations importantes & difficiles, fans que jamais on le vît fatigué du travail, ni enorguëili du fuccès. Nous l’avons perdu, vous feul, MONSIEUR, pouvez nous confoler. Je ne dirai rien ici de votre illuftre naiffance, ni de toutes les Dignités dont les deux plus grands Rois du monde vous ont honoré ? Qu’il me foit permis feulement de remarquer qu’on n’a point encore vû dans nos Hiftoires trois Maréchaux de France de père en fils. Mais, MONSIEUR, en jettant les yeux fur vous, ce ne font ni ces Dignités, ni vos vertus militaires qui ont attiré nos fuffrages : ce n’eft point cette ardeur de gloire qui fouvent dans la fuite de la même campagne vous faifoit chercher dans les Armées de terre de nouvelles occafions de fignaler votre courage, lorfque la faifon obligeoit à rentrer dans nos Ports ces flotes que vous aviez comandées fi glorieufement. Nous n’aurions pû, avec juftice, vous donner une place qu’Apollon deftiné à ceux qui s’efforcent de lui plaire, fi vous n’aviez mérité que les lauriers de Mars, & les faveurs de Neptune. Heureufement pour nous, MONSIEUR, vous avez fenti que vous deviez contenter votre efprit, auffi-bien que votre courage, & dans vos plus importants emplois vous avez trouvé le tems d’acquerir les connoiffances les plus utiles & les plus élevées. Ainfi vous ne devez point notre choix à la mémoire de ce grand Cardinal, qui nous fut affocié dès fa plus tendre jeuneffe, ni à l’amitié d’un frere qui fait aujourd’hui l’un des principaux ornements de l’Académie ; vous le devez à cet amour des belles Lettres, à cette application fi rare dans un homme de guerre d’amaffer tout ce que l’antiquité nous a laiffé de beaux ouvrages, femblable à ce Romain qui, perfuadé que l’étude ajoûte une nouvelle force à l’expérience, faifoit porter dans fes expéditions des Livres auffi-bien que des machines de guerre. Le goût que vous avez toûjours eu pour les Sciences, auroit fuffi pour faire approuver univerfellement notre choix ; vous feul, MONSIEUR, en parlez comme d’une grace.

 

Les Diverfes connoiffances que vous avez acquifes, vous ferviront à bien remplir les obligations, dans lefquelles vous entrez aujourd’hui ; la principale eft de célébrer notre Augufte Protecteur, plus grand encore par fa moderation, que par fes victoires. Que l’efprit du Cardinal d’Eftrées ne peut-il m’animer en ce moment ; que ne puis-je employer les traits vifs de fon éloquence à parler dignement de ce grand Prince ! Il n’en parloit jamais fans admiration, lui qui avoit fait celle de plufieurs âges & de tant de nations. Il avouoit avec fincérité, avec joye, qu’il avoit toûjours trouvé les vûës & les lumiéres du Roi fort fupérieures aux fiennes.

 

Mais fi le Roi a tant de vertus éclatantes qui attirent l’admiration, il en a de moins connuës, de moins brillantes qui lui gagnent les cœurs. Qui peut mieux que vous, MONSIEUR, le dépeindre tel que le voyent ceux qui ont l’honneur de l’approcher de plus près. Nous efpérons que vous nous aiderez à le montrer tout entier à la poftérité ; car ce n’eft pas feulement du Monarque, du Conquerant que nous devons parler aux âges fuivans : tout ce que nos defcendans verront leur apprendra fes grandes actions, & il leur fera prefque auffi difficile de les ignorer, que de les croire. Il eft de notre devoir de le faire connoiftre compatiffant, humain, plein de candeur & de la plus douce politeffe, religieux & vertueux même fans témoins ; auffi zélé pour une bonne œuvre qui doit demeurer dans l’obfcurité, que pour ces actions éclatantes que les applaudiffements immortalifent.

 

Plaife à Dieu nous conferver long-tems ce Prince encore plus digne de notre amour, que de notre vénération ; qu’il veuille bien lui accorder cette longue durée de vie, dont il récompenfoit les vertus des anciens Patriarches. Le fouhait que nous faifons ici n’eft plus particulier à la France : Toute l’Europe, perfuadée que le Roi ne fonge qu’à la tenir tranquille, forme aujourd’hui les mêmes vœux que nous.