Discours de réception de Jacques Cassagne

Le 1 janvier 1661

Jacques CASSAGNE

Discours prononcé en 1661. par Mr. DE CASSAGNES, lorſqu’il fut reçû à la place de M. de Saint Amant.

 

MESSIEURS,

Comme il y a plus de gloire à faire une faveur qu’à payer une dette, je confeſſe ne pas meriter la grace que vous m’avez accordée, afin que vous en meritiez vous-mêmes plus de louanges ; & que ſi dans les autres Elections vous avez toujours été des Juges équitables, celle dont vous m’honorez aujourd’huy vous faſſe deſormais conſiderer comme des bienfaiteurs genereux. Quelque haute pourtant que ſoit vôtre generoſité, puis qu’étant reçû dans ce lieu auguſte, je me vois obligé de vous en remercier publiquement, j’oſeray dire que vous ne deviez point avoir d’indulgence pour moy, ou que vous en deviez avoir davantage, & qu’il falloit me refuſer un honneur dont je ſuis indigne, ou me diſpenſer d’une obligation dont je me ſens incapable ; & certainement il n’eſt pas de vôtre bienfait comme de ces faveurs qu’on reçoit d’ordinaire dans la ſocieté civile, car elles ne nous engagent qu’à des remercimens communs, & à de ſimples témoignages de reconnoiſſance. Le ſeul deſir de nous en acquitter peut quelquefois nous en rendre quittes, & enfin de quelque main qu’on les ait reçûës, on les poſſede ſans honte, quand on les poſſede ſans ingratitude. Mais que ſert icy la tendreſſe du cœur ſans la delicateſſe de l’eſprit ? Il ne ſuffit pas d’avoir de bons ſentimens, il faut avoir de belles penſées ; il ne ſuffit pas d’éviter le blâme d’être ingrat, il faut acquerir la gloire d’être eloquent ; il ne ſuffit pas de ſe ſatisfaire ſoy-meme par les ſecrets mouvemens d’une reconnoiſſance profonde & cachée, il faut encore ſatisfaire les Souverains Juges des belles Lettres par les ſolides ornemens d’un Diſcours élegant & ingenieux. Cette conſideration, MESSIEURS, m’empêcheroit bien de parler, ſi vous me permettiez de me taire : mais puiſque le ſilence m’eſt défendu par vos Loix, ou par Coûtumes, j’éprouve aujourd’huy ce que pluſieurs ont éprouvé dans les hazards de la guerre, le deſeſpoir me donne quelque eſperance. Il me ſemble que la neceſſité peut inſpirer de l’eſprit auſſi bien que du courage, & je commence à eſperer que ſi les agreables paſſions ſont naturellement éloquentes, celle que vôtre bienfait entretient dans mon ame, me le ſera peut-être dépeindre auſſi vivement qu’elle me l’a fait concevoir. Quand à cette faveur éclatante & glorieuſe, le paſſé, le preſent & l’avenir me viennent tour à tour dans la penſée ; & pour m’en bien repréſenter le prix & la dignité, j’ay déja conſideré pluſieurs fois la crainte & le deſir dont elle m’a délivrez, la joye qu’elle me fait maintenant reſſentir, & les ſuites avantageuſes que j’en puis raiſonnablement eſperer.

Comme c’eſt le plus grand de tous les malheurs, que d’avoir embraſſé une profeſſion contraire à ſon Genie, vous m’avez tiré, MESSIEURS, d’une cruelle incertitude, puiſque j’avois douté juſqu’à ce jour ſi je n’étois pas tombé moy-même dans cette infortune ; & ſi en me consacrant aux Lettres j’avais bien entendu la voix du Ciel, & le conseil de la nature. Mon inclination n’était pas capable de me raſſûrer de cette crainte ; car bien que l’amour de la vertu nous rende vertueux, l’amour de la Science ne nous rend pas ſçavans, & nous voyons dans le monde une infinité de personnes qui ſont vainement paſſionnées pour les doctes conversations, & pour les ſçavantes lectures, qui trafiquent ſans ceſſe, & avec les vivans & avec les morts, ſans retirer jamais aucun profit d’un ſi long & ſi laborieux commerce. Je n’appréhende plus d’être du nombre de ces malheureux. Vous autorisez mon choix par le vôtre, vous me faites connaître que je m’étais bien connu, & me persuadez par une illustre expérience que j’avais pris le chemin qui me devait mener à la gloire. Cette gloire, que tous les hommes deſirent, doit être particulièrement deſirée par les gens de Lettres, parce que dans leur condition, qui pour l’ordinaire ne gagne point d’autre prix que ceux de la renommée, il n’y a point ce milieu entre le blâme & la louange ; il est honteux de n’y être peint illustre, & ceux qui n’y ſont pas des objets d’admiration, n’y ſont que des objets de mépris & de risée.

Qui ne voit maintenant que vôtre estime est toujours suivi de l’estime publique, & que vous êtes les Maîtres de la réputation, ſoit pour en jouir, ſoit pour en faire jouir les autres ? Qui ne voit, dis-je, qu’en m’ouvrant les portes de ce lieu, vous m’avez ouvert celles de la gloire ; & que mon nom étant mêlé parmi les vôtres, je ne dois plus craindre qu’au milieu de tant de lumières, il retombe dans l’obscurité ?

Que ſi d’ailleurs l’ambition, quelque belle qu’elle ſoit, ne laiſſe pas d’être incommode, & de tenir nos âmes inceſſamment agitées, vous m’avez délivré, MESSIEURS, de cette continuelle tempête, vous avez borné le cours, & rempli l’étendue de mes désirs ; & m’ayant honoré du titre le plus glorieux qu’il me fût poſſible de souhaiter, vous m’avez réduit à l’agréable neceſſité de n’en point souhaiter davantage. En effet, quels honneurs nouveaux exciteront déſormais mon cœur ou à les pourſuivre, ou à les deſirer ? Puis-je devenir membre d’un plus auguſte Corps, & où trouvera-t-on une autre illustre Compagnie qui renferme en ſoy tant d’admirables eſprits, qui doive ſa naiſſance à un plus illustre Fondateur, & qui ſoit encore aujourd’huy protegée par un Génie ſi glorieux au Siecle, ſi neceſſaire au monde, & pour tout dire, ſi digne de vos Panegyriques ? Je ſçay que vous avez choiſi ce grand Cardinal, & cet incomparable Chancelier pour les ſujets de vos louanges. Ainſi vous vous aſſurez reciproquement la jouïſſance de la gloire ; & comme vos Ecrits ſont capables d’immortaliſer leurs actions, leurs actions ſeroient capables immortaliſer vos Ecrits, auſſi faut-il avouer qu’il n’appartient qu’à vous, MESSIEURS, de ſçavoir dignement recompenſer les vertus heroïques ; & cette Nation, qui s’attache ambitieuſement aux exercices de l’eſprit, & qui a preſque autant d’Academies que de Villes, doit confeſſer à la gloire de la France qu’elle n’a jamais produit de Genies qui vous ayent ſurpaſſez, & qu’elle n’en produit plus maintenant qui vous egalent. Elle doit, dis-je, confeſſer que ſi elle habite le pays des Romains, vous avez herité de leur Sçavoir, & profité de leur Exemple ; que ſi vous n’êtes point leur poſterité vous meriteriez de l’être ; & qu’enfin, pou uſer ici d’une de leurs penſées, s’il était à leur pouvoir de ſe choiſir des enfans parmi ceux qui vivent aujourd’huy ſur la terre, il ne faut point douter qu’ils ne jetaſſent les yeux ſur vous, qui êtes leurs Images animées, qui avez le caractere de leurs eſprits, qui vous montrez ſemblables à ces grands Hommes par la grandeur, & par la nobleſſe de vôtre Eloquence.

Je me vois donc admis dans la ſocieté des plus illuſtres Perſonnages du monde, j’éprouve en ce jour que mes peines paſſées me ſont des voluptez preſentes, & je ſuis delivré pour jamais de toutes ces penſées, qui agitant mon cœur ou de désir, ou de crainte, troubloient en quelque ſorte le repos de ma vie. Vous n’eûtes pas tant de tranſports de joie la premiere fois que vous entrâtes dans vos Aſſemblées, vous, MESSIEURS, qui étiez nez ce que vous êtes maintenant, qui aviez chacun  vôtre place dans l’Académie avant même que de la remplir, & qui toujours aſſûrez du rang que vous y deviez occuper, l’attendîtes ſans eſperance, & les reçûtes ſans emotion. Pour ce qui est de moy, je ne ſçay ſi vous vous êtes trompez en ma faveur, ou ſi je me trompe à mon deſavantage : mais quoy qu’il en ſoit, je triomphe de mon bonheur & de ma gloire, & je m’estime également heureux, ſoit que vous m’ayez fait grace, ou que je me faſſe injuſtice, ſoit que vous m’eſtimiez plus que je ne vaux, ou que je vaille plus que je ne m’estime. Ce qui redouble encore mon contentement, c’est que le glorieux bien, dont vous commencez à me faire jouir, n’est point ſujet à la fragilité des choſes humaines. On ne ſçauroit le perdre après l’avoir acquis ; il excite l’envie ſans la craindre ; il mépriſe les caprices de la fortune ; il ſurmonte même le pouvoir de la mort, puisque c’est luy qui nous donne l’immortalité. Mais ne jugeons pas ſeulement de ſa ſolidité par ſa durée, nous en pouvons auſſi juger par ſes effets & par ſes ſuites, & je devrois peut-être m’arrêter particulièrement ſur ce point ; car je m’aſſûre que vous vous y êtes arrêtez vous-mêmes davantage. Ouy, ſans doute, vous avez moins considéré en moy le présent que l’avenir. Fermant les yeux à ce que j’étais, vous avez ſeulement ſongé à ce que j’étais, vous avez ſeulement ſongé à ce que je pouvois être ; & ſans attendre que j’euſſe merité mon bonheur, pour me rendre heureux, vous avez couronné par une recompenſe anticipée l’espérance favorable que vous aviez conçûë de mes travaux.

Pour bien faire voir ici mes sentiments, permettez, MESSIEURS, que je me déclare contre cette erreur vulgaire, qui perſuade à tant de gens qu’il n’y a point de regles, pour apprendre à bien parler, & que ſi on veut exprimer heureuſement ſes penſées, ſoit en Proſe, ſoif en Vers, on n’a qu’à laiſſer faire ſon eſprit, & à ſuivre impetueuſement la pente de la nature. Chacun parle bien des choſes qu’il ſçait bien, diſoit autrefois un Philoſophe, il vaudroit mieux dire, ce me ſemble, avec un celebre Orateur, qu’on parle toujours mal des choſes qu’on ignore, & qu’on ne parlera jamais bien de celles qu’on ſçait, ſi l’on ne ſçait encore l’art de parler. Ce bel art, ou plutôt ces deux beaux arts, dont l’un nous enſeigne le langage des Dieux, & l’autre le langage des hommes, ont été connus & pratiquez, par les Anciens, qui en ſont également & les Maîtres & les Modeles. Mais ny leurs exemples ny leurs préceptes ne ſont capables de nous inſtruire parfaitement, parce que leur uſage ne ſe rapporte pas tout-à-fait au nôtre ; & que maintenant pour plaire, il faut non ſeulement s’accommoder au Génie de la Langue, mais donner même quelque choſe au goût du Siecle, & à l’humeur de la Nation. D’ailleurs, quelle apparence que ces grands hommes ayent pû laiſſer par écrit toute l’étendue de leur ſçavoir, & tout le fait de leurs méditations. On voit que le hazard ou le deſſein ſont naître & refondre mille doutes dans une longue ſuite de Conférences, qui ne ſçauroient être ni formez ni reſolus en des Ouvrages bornez & régulier, & comme dans les choſes de narration, qui dependent de la mémoire, les Livres ſont toujours plus ſçavans que leurs Auteurs ; dans les choſes de reflexion, qui dépendent du jugement, les Auteurs ſont toujours plus ſçavans que leurs Livres. Si donc tous ces Oracles de l’ancienne Grece & de l’ancienne Italie étoient encore vivans, ils acheveroient par leurs entretiens ce qu’ils ont commencé par leurs écrits ; ils donneroient de divers conſeils ſelon la diverſité des Coutumes, des Langues, & des Genies ; ils deſcendroient du général au particulier, & nous rendant propres des Préceptes communs, ils nous meneroient comme par la main ſur le theatre de la Gloire. Certes, il ſeroit à deſirer que le Ciel ne les eût point ravis à la terre après les luy avoir donnez ; mais ceſſons de déplorer leur perte, puisque nous la voyons ſi heureuſement réparée, & que nous trouvons en vous, MESSIEURS, tout ce que nous pourrions trouver en eux ; vôtre jugement élevé au-deſſus de l’art accomplit, & le perfectionne. Vous ſçavez en quoy nous devons imiter les Anciens, & en quoy nous devons ſuivre une conduite ou contraire ou différente. Vous connoiſſez tout ce qui est naturel à nôtre langue, & tout ce qui luy est étranger ; vous inſtruiſez ceux que vous voulez inſtruire ; vous charmez ceux que vous voulez charmer, & par ces effets merveilleux vous rétabliſſez en nos jours la ſouveraineté de l’Eloquence, & la divinité de la Poëſie. Que ſert donc de diſſimuler mes eſperances ? Puiſqu’elles ſont plutôt fondées ſur vôtre ſecours que ſur mes propres forces, j’ay ſujet de croire que vous me rendrez digne de ce Corps auguſte, où vous m’avez admis ſi favorablement, qu’après m’avoir donné de la gloire vous me donnerez même du mérite ; & que ſi le ſoin & la culture, quand ils ſecondent l’influence du Soleil, inſpirent quelquefois de la fécondité aux terres les moins heureuſes, ainſi le travail & l’étude, animez par la preſence de vos Aſſemblées, pourront fortifier la foibleſſe de mon Génie, & corriger en moy les défauts de la nature.

Ce n’est pas que j’eſpere d’aller jamais ny auſſi loin ny auſſi droit que mes guides, & de remplir cette idée de perfection que vous avez fait naître dans mon eſprit, mais ſans pretendre de vous égaler, je croy qu’il est glorieux de vous ſuivre. Au deſſous de vôtre rang on voit des places fort élevées, & l’on peut être ſurpaſſé de vous, & ſurpaſſer neanmoins tous les autres. Voila, MESSIEURS, les ſolides eſperances que vôtre faveur m’a fait concevoir, pour y mettre le comble j’y en ajoûte encore une autre qui est le plus bel objet de mes vœux, le plus agréable entretien de mes penſées, qui dans la ſuite de ma vie me promet le bonheur d’avoir pour Amis tant de grands Hommes que j’ay maintenant pour Confreres. Je ſçay que ces illuſtres amitiez ne ſont pas les ouvrages d’un jour, mais d’une épreuve de plusieurs années, & que les bonnes qualitez de l’âme ſervent bien plus à nous les acquerir, que les autres fortes de merite. Auſſi comme la probité dépend plûtôt de nous-mêmes que ny le ſçavoir ny la politeſſe, j’oſe vous promettre, MESSIEURS, que ſi je ne puis imiter la grandeur de vôtre Éloquence & de vôtre Poëſie, j’imiteray du moins la ſageſſe de vôtre conduite ; que ſi je viole ſouvent les regles de l’Art, je ſuivray plus exactement celles de la Vertu, & qu’enfin s’il m’est impoſſible de faire honneur à l’Académie par mes ouvrages, il ne m’arrivera jamais de luy faire honte par mes actions.