La Pensée et l'Art français

Le 25 octobre 1939

Paul VALÉRY

LA PENSÉE ET L’ART FRANÇAIS

PAR

M. PAUL VALÉRY
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Séance publique annuelle des Cinq Académies

Le mercredi 25 octobre 1939

 

MESSIEURS,

Je suppose que l’on veuille donner une idée de l’œuvre spirituelle de la France, depuis qu’il y a une France ; que l’on s’essaye à résumer le volume, la valeur, la particularité et l’universalisme de cette production ; à fondre les siècles, les genres, les écoles, les modes, les personnes, pour en faire une sorte de composition si réduite qu’elle tienne en quelques pages... Je me demande comment il faut s’y prendre et ce que l’on peut espérer de cette entreprise ? Il s’agit, en somme, de définir ou de créer un Être, un Auteur, qui s’appellerait la France, et qui au cours d’une carrière d’un millier d’années eût fait paraître cette quantité de monuments d’ouvrages précieux de toute espèce, d’expressions de l’intelligence ou du savoir, que nous considérons comme notre capital d’orgueil et de traditions.

Ce problème est celui qui se pose à moi. Je sais qu’il est insoluble, s’il n’est pas absurde. Mais dans l’une et l’autre hypothèse, il n’est pas inabordable. L’esprit peut travailler, et même non sans fruit, sur l’insoluble et sur l’absurde ce sont là les objets de la plupart de nos pensées.

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Voici comment l’on pourrait peut-être s’y prendre. Il serait vain, et d’ailleurs infini, de traiter ce problème par une énumération et une chronologie des ouvrages et des personnes dont la table des noms est le catalogue de l’œuvre de la France. J’estime qu’une liste de noms et de titres, même accompagnée de dates, de références et de quelques notices, ne nous apprend rien de substantiel. D’ailleurs, cette seule liste suffirait à emplir mes quelques pages. Enfin, si je choisissais, j’aurais à craindre ou à justifier mes préférences.

Mon parti consiste à feindre un éloignement de tout notre trésor intellectuel et artistique assez grand pour ne percevoir que ce qui se compose de tant de beautés et de valeurs accumulées sans les séparer en créations distinctes, en personnes illustres et en événements exceptionnels, que l’on puisse isoler du système dans lequel ils se produisent. En somme, envisager la France ; un rôle ou une fonction de la France dans la constitution du capital de l’esprit humain ; mais ne retenir que ce qui n’appartient qu’à la France même, abstraction faite de ce qui se voit partout et de ce qui ne se voit que de trop près.

Il est bien connu que le territoire de la France est l’un des plus variés qui existent, si l’on rapporte sa variété à sa superficie. Il n’est guère de définitions en géographie qui ne trouvent ici quelque exemple, depuis la haute montagne jusqu’au littoral, qui est de tous les types connus. Ce territoire est pris entre des mers fort différentes sous tous les aspects, dont l’une, par exemple, est assujettie à la marée, la plus ample et la plus haute qui soit, tandis que ce phénomène est imperceptible dans l’autre. L’assiette géologique et minéralogique du pays n’est pas moins riche en terrains de tout âge et en roches de mainte espèce. La diversité des climats et celle de la flore s’accordent à ce tableau de différences jointes.

La formation successive du peuple de ce lieu si varié en a fait une composition remarquable de types humains. Si la terre de France est nettement figurée sur la carte et offre une proportion très heureuse de montagne et de plaine, de régions fluviales et de fronts de mer ; si la pierre à bâtir excellente, le fer et même le charbon s’y trouvent ; et si le blé, la vigne, les fruits et les légumes en sont les produits précieux, les hommes qui l’habitent constituent un mélange ethnique et psychologique d’une complexité et d’une qualité singulières, dont les éléments se complè­tent et se tempèrent les uns les autres, depuis des siècles, par leur coexistence, leurs commerces, leurs conflits, leurs expériences et leurs malheurs communs. Sans invoquer la notion indéfinissable de race, l’observation la plus superficielle de la population française la montre composée de types visiblement très .dissemblables. Plusieurs dialectes, entièrement étrangers les uns aux autres, sont encore vivants dans nos provinces, où l’on pratique encore plus ou moins conservés, des usages des modes de vivre, de cultiver et de construire fort distincts.

En un mot, la formule de constitution du peuple français (s’il est permis d’emprunter cette expression à la chimie) est une des plus complexes qui soient au monde, cependant que le système humain qu’elle représente est merveilleusement un, toutes les fois que cette unité est requise par les circonstances extérieures.

Cette variété essentielle de la France physique, démographique et politique, dont les constituants de tous genres se complètent, comme je l’ai dit, et se modèrent les uns les autres, doit nécessairement se manifester dans la production d’ordre intellectuel et artistique de ce pays. L’impression d’ensemble que cette production me semble devoir donner est celle de richesse et de tempérament. Je me permets ici de me citer : « A cause des sangs très disparates qu’elle a reçus, et dont elle a formé en quelques siècles une personnalité bien nette, la Nation Française fait songer à un arbre greffé plusieurs fois, de qui la qualité et la saveur de ses fruits résultent d’une heureuse alliance de sucs et de sèves très divers, concourant à une même et indivisible existence. »

Le premier fruit intellectuel d’un peuple est son langage, qui est donc la première chose à examiner si l’on se prend à vouloir apprécier la vie de l’esprit dans ce peuple, et l’évolution de cette vie parallèlement au développement du drame de son histoire. Ce langage est une formation statistique, qui serait assez variable, et le serait parfois très rapidement, si cette mobilité et les différenciations locales anonymes pouvaient se développer anarchiquement, et altérer sans obstacle le son et le sens des mots, ainsi que la syntaxe. Mais ce travail incessant se trouve plus ou moins contrarié par des volontés ou des sensibilités qui s’opposent à la moyenne, et dont la puissance s’impose à celle du nombre, qu’elle appartienne à des individus, ou à des institutions, ou même à des agglomérations dans lesquelles le commerce des idées est particulièrement intense. Ici, comme en économie, plus les échanges sont actifs, plus il importe que les conventions, les poids, mesures et monnaies soient stables et bien définis.

En France, à diverses époques et concurremment avec l’action des œuvres des écrivains, le langage a été fixé ou modifié consciemment en quelque mesure, tantôt par la Cour, tantôt par l’Académie, tantôt par l’enseignement d’État ; et enfin (et comme tant d’autres choses françaises) par l’action de Paris, et par la concentration à Paris de la production et de la publication des idées.

Toutes ces influences se sont exercées dans le sens d’un tempérament réciproque des facteurs hétérogènes dont j’ai parlé. Il en est résulté quelques caractères spécifiques du français qui le distinguent assez profondément des autres langues occidentales.

Le français bien parlé ne chante pas. C’est un discours de registre peu étendu ; une parole presque plane. Nos consonnes sont toutes remarquablement adoucies. Quant à nos voyelles, elles sont plus nombreuses et plus nuancées que dans les langues latines ou germaniques. L’E muet nous est une ressource particulière en poésie.

Je ne parlerai plus de notre orthographe, malheureusement fixée en toute ignorance et absurdité par les pédants du XVIIe siècle, et qui n’a pas laissé depuis lors de désespérer l’étranger et de vicier la prononciation d’une quantité de nos mots. Sa bizarrerie en a fait un moyen d’épreuve sociale : celui qui écrit comme il prononce est en France considéré inférieur à celui qui écrit comme on ne prononce pas.

Notre syntaxe est des plus rigides. Elle s’égale, quant à la rigueur des conventions, à notre prosodie classique. Il est remarquable qu’un peuple dont l’esprit passe pour excessivement libre et logique, se soit astreint dans son parler à des contraintes dont beaucoup sont inexplicables. Peut-être les Français ont-ils senti qu’il existe une liberté d’ordre supérieur qui se révèle et s’acquiert par le détour des gênes, même tout inutiles.

Quoiqu’il en soit, notre langue, rebelle aux formations de mots composés, aux facilités d’accord, au placement arbitraire des mots dans la phrase, et se contentant volontiers d’un vocabulaire assez restreint, est justement fameuse pour la clarté de sa structure, qui, jointe à un goût fréquent chez nous des définitions et des précisions abstraites, fit concevoir et réaliser tant de chefs-d’œuvre d’organisation verbale, — des pages d’une perfection d’architecture telle qu’elles semblent exister et s’imposer indépendamment de leur sens, des images ou des idées qu’elles portent, et même de leurs vertus sonores ; comparables qu’elles sont, sous ce jour, à ces pièces de savante musique dont le thème est peu de chose, et le plaisir immédiat qu’elles donnent à l’oreille presque négligeable, auprès de la sensation intellectuelle qu’on en reçoit et de la jouissance supérieure de comprendre cette même sensation.

Puisque j’ai prononcé le nom de l’Architecture, j’introduirai ici une réflexion qui s’y rapporte directement. Je viens de considérer dans nos Lettres, en ce qu’elles ont de proprement français, une œuvre dérivée de la grande œuvre collective que constitue notre langue. Une Littérature, d’ailleurs, (et je n’en sépare pas ce qu’on nomme Philosophie) n’est, et ne peut être qu’une exploitation de quelques-unes des propriétés d’un langage. Un Français qui écrit trouve dans le nôtre des ressources et des lacunes, des facilités, et surtout des rigueurs qui se feront sentir plus ou moins nettement dans son ouvrage. Notre langue s’oppose très souvent à une expression immédiate de la pensée, et nous oblige à une élaboration plus pénible, sans doute, et plus intime, de nos intentions ou impulsions qu’il n’est nécessaire en d’autres nations. Mais les constructions qui en résultent, qui n’ont pu être menées à bien que par un concours de conditions antagonistes, et qui exigent autant de science, de lucidité et de volonté soutenue que d’invention, donnent assez souvent l’impression d’un accord admirable entre la vie et la durée, la lumière et la matière, la « forme » et le « fond ».

Ne sont-ce point des qualités toutes semblables qui placent l’architecture française des Grandes époques, à côté de la grecque du meilleur temps, au premier rang de toute la production de l’art de construire A la base, donnée par le sol national la pierre véritablement fine, la plus propre qui soit à la taille précise et savante ; pierre d’un grain parfait, qui n’a ni la sécheresse du marbre ni la dureté cristalline des granits, pierre qui séduit et qui se prête aux élégantes liaisons, aux modénatures charmantes, à toute hardiesse calculée. Avec la pierre, le bois. Ce pays de grandes forêts abonde en chênes et en châtaigniers, matière puissante de poinçons et d’arbalétriers, et de tous les membres des fermes qui soutiennent la couverture des édifices.

Ces moyens excitent au beau travail, lequel n’est après tout qu’un combat qui s’achève en heureuse transformation de l’homme en artiste et de la chose en objet noble.

Qu’il s’agisse d’architecture ou de littérature, il faut noter en France une tradition, un besoin de ce beau travail. Avouons que les conditions de la vie moderne, le changement de la production en fabrication, de l’opération individuelle en exécution mécanique d’objets faits « à la chaîne » ou en série, l’économie de temps, la concurrence qui engendre le « bon marché », les effets de la mode et de la publicité qui développent l’imitation aux dépens du goût personnel, et quelques autres circonstances, ne sont pas des plus favorables à la création des objets les plus précieux. L’inimitable ni le durable ne conviennent à notre époque.

Je disais un jour à un architecte, qui me voulait convaincre de la beauté supérieure d’édifices tout modernes dressant à mille pieds de prodigieuses ruches de ciment, que ces masses concrètes étonnaient sans doute le regard, et lui offraient un décor prestigieux de falaises géométriques exposées à toutes les hautes variations de la lumière des jours, et que j’admirais ces constructions surhumaines... mais, s’il fallait bien que je les admire, — ce n’était point là les aimer. Une épure, lui dis-je encore, une épure en épuise la connaissance ; mais je ne vois personne qui les considère avec une tendresse croissante, qui s’attarde en un point, et tire un carnet de sa poche pour croquer tel détail, telle solution singulière d’un problème qui naquit de quelque imprévu, et provoqua le praticien à combiner la fonction, la matière, et son propre génie pour inventer ce qui convenait et donnait enfin l’impression de la trouvaille, de la vie de l’esprit... C’est là pourtant ce que suggère assez souvent une vieille maison, une petite église en France. Telle bicoque, telle morceau d’une ruine ont leur saveur, qui n’est qu’à eux.

On voit encore à Paris, dans les vieux quartiers, des centaines de petits balcons en fer forgé, dont aucun ne ressemble à aucun autre, et dont chacun est une invention charmante, une sorte d’idée, simple comme un thème de peu de notes. Cela est fait de quelques barres assemblées et de beaucoup de goût. Rien ne me résume plus clairement ce qu’il y a de plus français en France.

C’est ici que je placerai une observation qui s’applique à toute une classe de nos ouvrages de tout genre, mais particulièrement aux écrits.

Il s’est développé chez nous, à partir du XVIe siècle, un certain esprit critique en matière de forme, qui a sévèrement « contrôlé » notre littérature pendant la période dite « classique », et qui n’a cessé depuis lors d’exercer une influence directe ou indirecte sur les jugements de valeurs et, par là, sur les productions. La France est le pays où des considérations de pure forme — le souci de la forme en soi— ait dominé et persisté jusqu’à notre époque. Un « écrivain », en France, est autre chose qu’un homme qui écrit et publie. Un auteur même du plus grand talent, connût-il le plus grand succès, n’est pas nécessairement un « écrivain ». Tout l’esprit toute la culture possible ne lui font pas un « style ».

Le style résulte d’une sensibilité spéciale à l’égard du langage. Cela ne s’acquiert pas ; mais cela se développe. Ce développement s’est produit chez nous, non seulement dans le tête à tête de l’artiste avec sa pensée, ses ambitions de solitaire, et ses ressources verbales ; mais encore par l’excitation de la concurrence et de l’exemple, dans les milieux restreints qu’ont, à diverses époques, constitués la Cour, les Salons, les Cafés, les Chapelles, les Publics attitrés de certains théâtres... autant de juridictions toutes-puissantes et de foyers d’esprit critique virulent. Les exigences de ces milieux, leurs traditions de conservation ou de révolution ont eu les plus grands effets sur notre littérature et, d’ailleurs, sur tous les arts. Tout ceci demanderait de bien longues explications et des faits précis, que je n’ai pas le loisir de donner en ces quelques pages. Je me bornerai à accuser l’importance de cette sorte d’organisation toute française de l’activité littéraire par la remarque suivante la personnalité intellectuelle, chez nous, ne peut guère se produire à l’état isolé, comme phénomène sans relation avec l’opinion, la mode, le goût régnants. Elle doit ou leur appartenir, ou se prononcer contre eux. Depuis quatre siècles, l’évolution de nos arts procède par écoles successives, actions et réactions, manifestes et pamphlets. Nous aimons que les nouveautés s’expliquent, et que les traditions se défendent ; toute une bibliothèque de préfaces, de proclamations et de théories accompagnent de leurs raisonnements la création successive des valeurs. Notre littérature ressemble par là à notre politique. Enfin, elle est curieusement devenue, depuis plus d’un demi-siècle, une sorte de champ d’expériences dans lequel toutes les possibilités (et donc toutes les impossibilités) du langage et de la prosodie ont été essayées : tentatives très hardies, diversement heureuses ; les unes, procédant d’analyses profondes de la pensée et de ses moyens d’expression ; les autres, purement aventureuses et seulement inspirées du désir ardent de faire autre chose que ce qui déjà avait été fait. L’état actuel de notre production est remarquable par la coexistence des modes d’écrire les plus différents : tous les dieux sont honorés à la fois, sans grandes disputes entre leurs fidèles. Le temps n’est plus des batailles, des anathèmes et des échanges de mépris.

Peut-être faut-il déplorer aujourd’hui l’intervention de diverses causes de corruption de nos mœurs littéraires et de confusion des valeurs. Une littérature vaut ce que vaut le lecteur : tout ce qui diminue celui-ci en tant que sensible à la qualité du langage, capable d’attention soutenue, sceptique à l’égard des jugements qu’on lui vent imposer tout formés, est funeste à la belle tenue des Lettres. C’est dire que la publicité commerciale, la facilité et la rapidité des spectacles composés d’images directes, l’institution des prix littéraires, le désir de faire impression par la seule surprise, d’agir par le neuf à tout coup par le choc des termes et les rapprochements abrupts ; enfin la multiplication des ouvrages ne sont pas des conditions toutes favorables à la formation du public le plus sensible aux délicatesses et aux profondeurs de l’art. L’époque ne sait plus prendre la peine de jouir.

La présente tentative d’apercevoir, d’isoler et d’exposer en quelques mots ce que l’immense production de la France contient de plus purement français, devient par la nature même des choses, plus difficile et plus incertaine (si ce n’est toute chimérique) lorsque son effort s’applique à la création spéculative ou scientifique. Il est clair que la méditation philosophique aussi bien que la recherche scientifique veulent obtenir des résultats universels, essentiellement transmissibles à tous les hommes, volonté qui tend à soustraire les produits de l’esprit aux puissances cachées du sang, des habitudes locales et du milieu. La pensée abstraite ou « pure », comme la pensée technique, s’exercent à effacer ou à résorber ce qui vient au penseur, de sa nation ou de sa race, puisqu’elles visent à créer des valeurs indépendantes du lieu et des personnes. Il n’est pas impossible, sans doute, de discerner, ou de croire discerner, dans une métaphysique ou une morale, ce qui s’y trouve appartenir proprement à une race ou à une nation : il arrive même que rien ne paraisse mieux définir telle race ou telle nation que la philosophie qu’elle a produite. On prétend que certaines idées, quoiqu’exprimées en toute universalité, sont presque inconcevables hors de leur climat d’origine. Elles dépérissent à l’étranger comme plantes déracinées ou y font figure de monstres. Cela est fort possible.

Pour isoler de l’œuvre abstraite de nos philosophes ce qui soit en elle de spécifiquement français, en s’efforçant d’éviter (autant qu’on le puisse en ces matières) le vague et l’arbitraire, il faut s’en remettre aux observations les plus simples, mais il faut aussi s’accorder un certain postulat, qui n’est point d’évidence, et que peu m’accorderont.

A mon avis, (sentiment dont je m’excuse) la philosophie est une affaire de forme. Elle n’est point du tout la science, et doit, peut-être, se dégager de toute liaison inconditionnelle avec la science. Être ancilla scientice ne vaut pas mieux pour elle que d’être ancilla theologice. Si je dis qu’elle est une affaire de forme, je veux dire que si je cherche une ordonnance et une expression qui me résume et me compose l’ensemble de mon expérience personnelle, interne et externe, c’est là ma philosophie et c’est là chercher une forme. Je ne dis point que j’aie raison : ce qui n’aurait du reste aucun sens. Je dis que dans ma tentative actuelle ma téméraire formule me permet de considérer que la forme dont il s’agit est une de celles dont est capable un certain langage, et que l’être qui parle et se parle ce langage ne peut ni en excéder les moyens, ni se soustraire aux suggestions et associations que le dit langage importe insidieusement en lui.

Si je suis Français, au point même de ma pensée où cette pensée se construit et se parle à soi-même, elle se forme en français, et selon les possibilités et dans l’appareil du français. Cette langue a ses vertus et ses vices (relatifs) elle n’a point licence de composer des mots ; elle abonde en restrictions ; elle est assez pauvre en termes du vocabulaire psychologique... Or, celui qui pense dans une certaine langue, poursuit d’expression en expression, une perfection, une satisfaction intime qu’il attend de l’une de ces expressions ; mais celle-ci, quelle qu’elle soit, sera conforme aux exigences de cette langue modifiée par ses singularités, subornée par ses séductions. Le penseur se contentera, sa pensée se fixera à tel point critique dans telle langue, et c’est dans cet état qu’elle sera pour lui sa pensée définitive, puis écrite et extériorisée. La langue, œuvre commune et indistincte d’un peuple, aura donc finalement imposé des conditions d’expression et des conditions d’acceptation à la pensée individuelle, — conditions dont celle-ci n’a pas conscience. Supposé que notre langue ne nous permette à nous Français, de n’accepter de nous que des expressions finies, nettement articulées, de ne souffrir que ries constructions dont on voit la charpente notre métaphysique en sera toute influencée. Le passage du confus au net, qui est sa grande besogne cachée, sera plus laborieux chez nous ; nos conceptions seront plus retenues, et le doute y jouera le plus grand rôle qu’une métaphysique, sans périr, puisse lui accorder. Ce que l’on nomme profondeur (sans trop savoir quels abîmes se creusent. sous ce nom imposant) ne sera pas tenu chez nous pour une vertu positive...

Ici s’élève un grand débat qui ne peut pas avoir d’issue. Profondeur et clarté, conscience et inconscient, introspection et objectivité, logique et... je ne sais quoi qui la défie, ce sont là des oppositions classiques dans toutes les philosophies, mais qui se sont développées jusqu’à devenir des caractéristiques nationales.

Je résumerai en quelques mots mon impression d’ensemble sur cette partie de mon sujet : il me semble que l’esprit français tend à se défier et à s’écarter de toute conception qui ne lui laisse pas espérer qu’elle se réduira finalement à une formule nette et sans équivoque. Le succès d’une philosophie en France est à ce prix. Je ne veux pas dire qu’il ne puisse s’y produire des systèmes d’idées qui ne soient pas conformes à ce principe : je veux dire qu’ils n’y sont pas réellement et comme organiquement adoptés. Je trouve, d’ailleurs, en politique et dans les arts, des réactions françaises analogues.

Parmi les spécialités de notre esprit, je n’oublierai pas cette admirable collection d’études, d’essais, de romans et de pièces de théâtre qui ont l’analyse des mœurs et des caractères pour objet. Nous comptons plus de psychologues et de moralistes que de métaphysiciens. Je n’hésite pas à ranger parmi ces auteurs généralement amers, quelques caricaturistes, dont les légendes de leurs dessins et les « mots » valent bien quelquefois le crayon.

 

C’est peut-être par l’idée qu’un peuple se fait de l’homme que l’on jugerait le mieux de sa sensibilité nationale : législation politique littérature, manières sont toujours directement inspirées par cette idée non exprimée. Les Français ont plus de foi dans l’Homme qu’ils n’ont d’illusions sur les hommes. Il en résulte un contraste assez remarquable entre les principes qui les séduisent et qui expriment leur confiance dans la nature humaine et les observations cruelles, les maximes assez noires, que tant, de grands écrivains chez eux ont si élégamment et fortement fixées.

J’abandonne ici le domaine des Lettres, pour jeter un regard sur la quantité de nos richesses sensibles, peinture, sculpture, arts décoratifs, musique... L’abondance et la variété de cette production découragent l’esprit qui voudrait en tirer une essence d’idées comme si ce n’était point songer à détruire les œuvres destinées à la sensibilité que de prétendre les épuiser en quelques « jugements ».

L’art français s’est exercé supérieurement dans tous les genres : du vitrail au burin, de la cathédrale au « bonheur du jour », de la tapisserie de haute lice à l’émail de la céramique à la typographie, — et cette simple énumération démontre à travers les âges une variété de talents aussi riche que celle que nous avons tout à l’heure fait observer dans les sites, les climats, les constituants humains de la France. Pour concevoir cette richesse, il faut se représenter qu’elle est faite d’un nombre considérable d’inventions de formes, de combinaisons et de procédés, auquel doit s’ajouter toute la valeur d’exécution qu’il fallut pour donner l’être à tant de formes possibles imaginées. La main française a fait merveille, qu’elle ait taillé la pierre ou enluminé le parchemin.

De cette abondance de recherches et de trouvailles dans la poursuite comme dans la pratique des productions de l’art, je trouve un exemple récent et lumineux dans l’œuvre de la peinture française entre l’an 1800 et notre époque. Je ne veux point citer de noms, et je me tiens à ce propos. Les noms, qui ne sont faits que pour nous renvoyer aux choses, nous dispensent trop souvent de nous y rendre... Il faudrait ici exposer l’étonnante diversité de solutions du problème de la peinture qui s’est proposée pendant ces quelques cent trente ans : la forme, la lumière, la couleur, la vie, ou la rigueur, ou l’instant, ou l’harmonie pure, tour à tour pris pour pôles de l’effort et pour excitants des vertus des artistes ! Ceci se rapproche assez intimement de la quantité des expériences qui se sont faites, pendant le même intervalle de temps, dans notre littérature et, particulièrement, dans le domaine de la poésie.