Funérailles de M. le vicomte Henri de Bornier

Le 31 janvier 1901

Jules CLARETIE

INSTITUT DE FRANCE

ACADÉMIE FRANÇAISE

FUNÉRAILLES DE M. LE VICOMTE HENRI DE BORNIER

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Le jeudi 31 janvier 1901.

DISCOURS

DE

M. JULES CLARETIE

MEMBRE DE L’ACADÉMIE
ADMINISTRATEUR DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

Au nom de la Comédie-Française, je dois et je donne à M. Henri de Bornier un salut profondément ému et un souvenir reconnaissant. C’est l’hommage particulier et tendre des collaborateurs et des témoins après celui de M. le Ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts qui est un hommage national.

La mort de l’auteur de la Fille de Roland est un deuil pour cette maison de Molière qui est la maison de Corneille ; mais le deuil d’un théâtre est aussi celui du public tout entier lorsque le poète disparu a incarné, à une heure de sa vie, les tristesses, les espérances, les héroïsmes d’un peuple.

Il y a un an, il y a eu tout juste un an jour pour jour, le 28 janvier lorsque M. de Bornier a été emporté, les deux théâtres littéraires de la nation donnaient : l’un, cette Fille de Roland qui a été le triomphe du poète et qui restera dans l’histoire du drame français, l’autre, France d’abord, la dernière pièce de l’auteur qui disparaît sur un succès. M. de Bornier m’avait demandé, depuis des années, de faire entendre les nobles et patriotiques paroles de son Charlemagne un jour de Saint-Charlemagne. L’an passé j’y étais parvenu, et le 28 janvier 1900, M. Henri de Bornier disait fièrement à la compagne de sa vie, à cette famille exquise qui l’adorait et qui le pleure : « Je suis joué le même soir à la Comédie-Française et à l’Odéon ; mes pièces, vous voyez, sont de celles qu’on peut faire entendre aux jeunes gens. »

Ses pièces, Messieurs, étaient, en effet, de celles qui font éclore au cœur de ceux qui les écoutent les grandes pensées venues du cœur. Que ce fût le pur patriotisme incarné dans le vieux Charles ou l’horreur du libelle et de la calomnie exprimée par Bayard parlant à l’Arétin, Henri de Bornier ne portait à la scène que les nobles sentiments qui font le poète à la fois inspiré et indigné. La Comédie-Française lui doit bien des œuvres supérieures ; elle lui doit surtout un chef-d’œuvre qui ne périra jamais.

Il faut avoir assisté à la première représentation de la Fille de Roland pour savoir tout ce qu’un ouvrage dramatique peut faire passer d’héroïsme dans les âmes.

Et ce souffle cornélien, les années ne l’ont pas éteint. Lorsque, Mahomet n’ayant pu être joué, j’ai donné à M. de Bornier la joie de reprendre son drame qui datait de quinze ans déjà, l’œuvre a reparu aussi jeune, aussi éclatante qu’autrefois. Elle était restée ce qu’elle restera, et la Fille de Roland garde comme l’écho immortel de l’immortelle Légende des Siècles !

Je n’ai ni à analyser ni à louer ici le théâtre même de M. de Bornier. Je n’ai à parler que de la tristesse de la Comédie, de cette Comédie-Française qu’il aimait et où on l’aimait. Il y avait été accueilli jeune homme ; vieux il y était chez lui, entouré de l’affectueuse estime qu’on devait à ce haut talent fait de bonhomie, de simplicité et de bonté. Car ce fut un homme excellent que ce poète acclamé et qu’un jour de 14 Juillet la foule voulut applaudir, saluer sur la scène. Critique dramatique à ses heures, il n’avait jamais été sévère aux autres. Il ne garda rancune à personne lorsqu’il fut critiqué à son tour.

Ses juges, d’ailleurs, lui témoignèrent toujours une sorte de cordial respect. On savait que Bornier visait haut et pensait fièrement.

Messieurs, j’ai entendu le plus grand poète de ce temps faire l’éloge du poète qui disparaît aujourd’hui. « Quand dans un genre qui n’admet pas la médiocrité, le drame en vers, on fait un chef-d’œuvre, disait Victor Hugo, le chef-d’œuvre compte double. »

Et ce chef-d’œuvre, je le répète, arrivait à une heure où il était doux à une nation vaincue d’entendre hardiment parler d’avenir et de délivrance. L’éclair de Durandal, la Chanson des Épées, le Cor de Roland furent comme la diane de nos espérances.

Et je songe, en pensant à Henri de Bornier, à ce que ce même Hugo disait un jour, à l’Académie, en parlant de ces Messéniennes, écrites par Casimir Delavigne au lendemain de Waterloo : « Oh ! que c’est là un beau souvenir pour le généreux poète et une gloire digne d’envie ! Qu’une pieuse reconnaissance s’attache à jamais à cette noble poésie qui fut une noble action !... Envions-le et aimons-le ! Heureux le fils dont on peut dire : Il a consolé sa mère ! Heureux le poète dont on peut dire : Il a consolé la patrie[1] ! »

Et cette auréole dont Victor Hugo enveloppait la mémoire de Casimir Delavigne, qu’elle soit aujourd’hui pour Henri de Bornier, mon cher confrère et mon ami, la couronne qu’au nom de la Comédie-Française je dépose sur son tombeau !

 

[1] Réponse de M. Victor Hugo, directeur de l’Académie Française, au discours de M. Sainte-Beuve (27 février 1845).