Rapport sur les concours de l'année 1904

Le 24 novembre 1904

Gaston BOISSIER

INSTITUT DE FRANCE

ACADÉMIE FRANÇAISE

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

DU JEUDI 24 NOVEMBRE 1904

RAPPORT

DU SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE

SUR LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1904

 

MESSIEURS,

C’est pour la dixième fois que je suis appelé à vous présenter le Rapport sur les concours de l’Académie, et, comme ce que j’ai à vous dire à cette occasion ne peut pas beaucoup changer d’une année à l’autre, que les livres que nous couronnons sont toujours un peu semblables entre eux, vous comprenez qu’il m’est très difficile d’éviter une certaine monotonie. Il faut bien que je my condamne d’avance, quelque regret que j’en éprouve. Les efforts que je ferais pour renouveler un sujet peu susceptible de nouveauté risqueraient de mal réussir. Ce qui me paraît le plus simple, c’est de me fier à l’indulgence dont vous m’avez donné tant de témoignages, et de me résigner, puisque c’est la même chose, à le dire de la même façon. Je vais donc, comme je le fais d’ordinaire, sur nos 88 lauréats, prendre ceux qu’il me paraîtra plus important de vous signaler, et vous parler d’eux en les groupant, autant que possible, d’après le sujet qu’ils ont traité, sans me préoccuper beaucoup du concours auquel ils appartiennent. C’est ce qui me paraît le seul moyen de mettre sous vos yeux un tableau, fort incomplet, sans doute, mais utile à connaître, du mouvement littéraire pendant la dernière année.

Il est naturel que je commence par le plus ancien de nos concours, celui que Balzac, a institué en 1654, le prix d’éloquence. Quand, il y a deux ans, un de nos confrères proposa de donner pour sujet de ce prix un discours sur Fontenelle, des objections s’élevèrent de tous les côtés de l’Académie. « Fontenelle, disait-on, qui donc y songe aujourd’hui ? Qui voudra s’occuper de ce bel esprit prétentieux, dont on ne sait plus qu’une chose, c’est qu’il mit l’astronomie en madrigaux ? » Notre confrère, qui ne manque pas d’opiniâtreté, tint bon, et gagna sa cause. Sans enthousiasme, on se décida pour Fontenelle, et le résultat a prouvé qu’on avait raison. Nous avons reçu 24 discours, et il y en avait, dans le nombre, de fort honorables. Le meilleur nous a paru être celui de M. Laborde Milaa, jeune professeur dans une institution libre, et, dont c’est probablement le premier ouvrage. Il nous a donné un travail sérieux, sage, bien composé, où il a moins cherché à plaire par quelques parties brillantes, comme c’est trop souvent l’usage, que par la suite, la mesure et l’ensemble. Il y étudie successivement, chez Fontenelle, le lettré et, le savant, le savant surtout, et cherche à prouver qu’il n’était pas seulement, comme on le croit, un géomètre amateur, qu’on lui fait tort quand on se contente de lui reconnaître le talent de vulgariser les découvertes des autres, et qu’il était très capable d’en faire pour son compte. C’est la nouveauté de ce travail, dont vous allez entendre quelques courts fragments.

De l’éloquence passons à la poésie. Elle mérite bien d’occuper une place d’honneur dans notre liste, et nous la lui accordons volontiers. Les poètes se plaignent qu’elle soit plus honorée chez nous qu’elle n’est récompensée, et véritablement ils n’ont pas tort. Nous n’avons à lui offrir qu’un seul prix, et qui même n’est pas considérable. Aussi n’est-il pas surprenant qu’il soit très disputé. Cette année 74 volumes de vers avaient été envoyés au concours Archon-Despérouses. Dans cette foule, où presque tous les concurrents possèdent une incontestable habileté de facture, quelques-uns ont fait preuve d’un talent original et d’une inspiration bien personnelle. Nous avons remarqué surtout M. Arsène Vermenouze, auteur d’un recueil intitulé : Mon Auvergne, où il chante les paysages et les paysans de sa province. « Ses vers, nous a dit le Rapporteur, imprégnés d’une bonne senteur de terroir, ont parfois un peu de la rudesse des roches basaltiques de son pays ; mais, comme ils sont toujours animés d’un souffle robuste, ils prennent souvent essor, et planent en plein ciel, comme les oiseaux, de haut vol des montagnes du Cantal. » À côté de ce nouveau venu, dont l’Académie est heureuse de saluer l’aurore, la commission nous signale un volume d’un poète qui n’en est plus à ses débuts, les Visions sincères, de M. Jacques Normand. On ne peut pas dire de M. Jacques Normand, comme de M. Vermenouze, que c’est un poète campagnard : au contraire, il semble avoir fait de la vie mondaine son champ ordinaire d’observation. Mais sa critique des mœurs actuelles n’est ni haineuse, ni amère ; il n’a pas de mauvais rire. Il commande la sympathie par une tendresse discrète, parfois dissimulée sous l’enjoûment, mais trahie par la grâce. Si sa poésie n’est pas de haut vol, elle se lève assez pour laisser tout ce qui rampe au-dessous d’elle. Comme M. Jacques Normand a été couronné déjà par l’Académie, il y a quelque trente ans, elle lui attribue, cette fois le prix Lambert, un de ceux qu’elle décerne à l’œuvre entière d’un écrivain.

Après la poésie, et pour ne pas sortir des ouvrages d’imagination, je devrais vous parler des romans. J’aurais très long à en dire, si je ne tenais compte que du nombre de ceux qui nous ont été adressés. Il augmente tous les ans, mais plus en quantité qu’en mérite. Nous en avons mis à part quelques-uns, notamment celui de M. Remy Saint-Maurice, qui s’appelle Les derniers jours de Saint-Pierre. Il s’agit du désastre de la Martinique, à propos duquel l’auteur nous présente quelques bonnes descriptions du pays et des études bien dessinées et très vivantes des mœurs des habitants. Le plus grand nombre des romans que nous avons reçus est écrit par des femmes. Beaucoup d’institutrices ne résistent pas à nous donner le roman de leur existence. On y trouve d’ordinaire un style plus facile que frappant, quelques scènes bien décrites où l’inspecteur d’Académie et le délégué cantonal ne sont guère épargnés, parfois l’expression touchante de douleurs sincères, mais en général une connaissance médiocre du monde et de la vie. Peut-être trouverez-vous qu’il y aurait peu d’intérêt à les analyser.

Il vaut mieux, je crois, que j’insiste sur les écrits qui concernent l’histoire de la littérature ; ils sont fort nombreux cette année et quelquefois remarquables. Quand je dis qu’ils sont nombreux, je ne veux pas parler de ceux qui traitent des lettres antiques. Elles ne sont plus à la mode, et ce n’est pas de ce côté que se tourne l’activité des travailleurs. Parmi les auteurs que nous couronnons, je n’en vois guère que deux qui s’en soient occupés. Mme la marquise d’Eyragues nous donne une traduction des psaumes de David, faite directement sur le texte hébreu et où se voit un effort méritoire pour rendre non seulement le sens, mais l’élan lyrique de l’original. Le Lactance de M. René Pichon est un excellent travail, qui a par-dessus tout le mérite d’être complet. Toutes les questions que soulève l’étude de ce rhéteur illustre y sont abordées, et, autant qu’on le peut, résolues. Il importait de ne rien laisser d’obscur dans l’œuvre d’un homme qui a tant fait pour unir ensemble, au IVe siècle, le christianisme et la culture antique, c’est-à-dire pour fonder cette civilisation dont nous vivons. II est naturel que nos écrivains soient surtout attirés vers l’histoire des lettres françaises et que ce soit ce qui fournit la plus ample matière à nos récompenses. Le prix Saintour, que nous décernons à des ouvrages ayant pour objet l’étude de notre langue, nous a permis d’éveiller l’attention sur un débat, d’un caractère tout théorique et général, qui s’est élevé récemment entre deux critiques, à propos du style. M. Albalat soutient que l’art d’écrire n’est pas seulement un don naturel, qu’on peut l’acquérir par de certains exercices et il offre même de l’enseigner en vingt leçons. M. Remy de Gourmont nie qu’on puisse y réussir, et, quoiqu’il nous effraie souvent par ses paradoxes, je crois bien que cette fois il a raison. Le vieil axiome de Buffon : le style, c’est l’homme même, ou, en d’autres termes, c’est l’art d’exprimer ses idées d’une façon personnelle, suppose d’abord qu’on a des idées, ensuite qu’on possède une personnalité propre, ce qui est une des choses les plus rares du monde ; et quand on en manque, je crains que les vingt leçons de M. Albalat n’y puissent pas suppléer. Il n’y a donc pas de procédé qui apprenne à bien écrire, et l’expression de la pensée doit jaillir de l’esprit ou du l’âme, comme la pensée même. Mais il faut bien reconnaître qu’elle ne naît pas toujours du premier coup : il arrive aux plus grands génies de s’y reprendre à plusieurs fois, de tâtonner, de se corriger, avant d’atteindre à cette correspondance adéquate, à cet accord complet entre l’expression et l’idée, qui, dans l’art d’écrire, est la perfection. Ceux qui en douteraient n’ont qu’à lire les deux volumes de MM. Paul et Victor Glachant, que nous couronnons, et où ils ont relevé toutes les retouches, toutes les ratures qui se trouvent sur les manuscrits des drames de Victor Hugo. Dans notre enthousiasme juvénile nous nous figurions Victor Hugo dictant ses poésies admirables comme Jéhova proclamait ses lois au Sinaï, au milieu de la foudre et des éclairs. Nous nous trompions : tous les matins il entrait dans son cabinet, s’asseyait à sa table, et, comme un simple classique, il corrigeait ses vers, jusqu’à ce qu’il fut arrivé à rendre exactement tout ce qu’il avait dans la tête et dans le cœur, et à exprimer ce qu’il sentait tout à fait comme il le sentait. C’est là précisément ce qu’on appelle bien écrire.

Il n’y a pas bien longtemps qu’on s’est avisé que la poésie populaire mérite d’attirer l’attention des lettrés, qu’elle est, elle aussi, une branche de la littérature et qu’elle a le droit d’avoir sa part dans nos récompenses. C’est à ce titre que le Romancero français de M. Doncieux figure sur notre liste de prix. Il contient des chansons, dont quelques-unes, comme le Petit Navire, le Convoi de Malbrough, la Claire Fontaine, sont encore chantées par nos enfants et dans toute la France. Ce qu’il y a d’original dans le travail de M. Doncieux, ce n’est pas de les avoir recueillies ; c’est l’honneur qu’il leur fait de les traiter comme des œuvres classiques. Il en établit le texte, il en discute les variantes, il en éclaire les obscurités, il cherche à en refaire l’histoire. On dirait qu’il s’agit de commenter les Odes d’Horace ou les Élégies de Tibulle ; et vraiment, quand on songe aux souvenirs que ces vieux chants rappellent, on ne les trouve pas indignes du respect qu’il témoigne pour eux. M. Doncieux n’a pas eu la joie de voir son œuvre achevée ; il est mort à quarante-cinq ans, quelques semaines après son maître, Gaston Paris, qui lui avait conseillé de l’entreprendre, qui l’encourageait dans son travail, et qui, je ne l’ai pas oublié, me l’avait recommandée d’avance avant de mourir.

Avec Scarron, nous entrons dans le XVIIe siècle. M. Chardon, un infatigable érudit qui habite Le Mans, où fut composé le Roman comique, n’a jamais douté que les héros de ce livre, qui ont un air si vivant, ne soient des personnes réelles et il s’est donné la tâche de découvrir leurs noms véritables. Il a mis vingt ans à les retrouver, ce qui n’est pas extraordinaire, quand on songe qu’il ne reste d’eux que la date de leur naissance et de leur mort, dans les registres des paroisses, leurs contrats de mariage, et quelques actes de vente ou d’achat chez le notaire. Avec ces quelques renseignements habilement interprétés, M. Chardon ressuscite tout ce petit monde disparu ; il vit familièrement avec eux, il sait leur histoire comme s’il était de leur temps. C’est ainsi qu’il est arrivé à reconnaître quels sont ceux que Scarron a voulu peindre ; il vous dira comment se nommait Ragotin, qui étaient Mme Bouvillon, « la grosse sensuelle » et l’élégant M. de la Garouffière. Vous trouverez peut-être que le résultat est un peu mince pour un si long effort. Cependant tout a son prix dans l’histoire des lettres : par exemple, il n’est pas sans intérêt de bien établir que le chef-d’œuvre de Scarron est un roman réaliste, au sens où nous prenons ce mot, et que près de trois siècles avant Zola on se servait déjà, et d’une manière fort habile du document humain.

Parmi les écrivains de nos jours qui s’occupent avec ferveur du XVIIe siècle, on a remarqué depuis longtemps M. Gazier. Il est facile de voir qu’il apporte à cette étude des dispositions particulières. On sait qu’il a recueilli l’héritage des derniers jansénistes, et qu’en même temps qu’il y trouvait des souvenirs précieux, des papiers inédits, il y a pris une affection filiale pour les choses et les gens de Port-Royal. Il s’est fait leur champion ; il ne souffre pas qu’on touche à leur mémoire. Si quelqu’un les attaque, il sait trouver dans les trésors dont il a la garde des documents ignorés ou mal connus pour les défendre. Cette préoccupation, qui ne le quitte pas, donne à ce qu’il publie un caractère original. Elle se retrouve à chaque page dans ses Mélanges de littérature et d’histoire, que nous couronnons. Il y est question de la jeunesse studieuse de Racine et des petites écoles ; de Bossuet, dont M. Gazier tient à faire, autant qu’il le peut, un ami de ses amis ; de Pascal surtout qui, dans ces dernières années, a été trop souvent livré aux fantaisies d’une critique aventureuse. N’a-t-on pas voulu nous faire croire qu’il avait été amoureux de Mlle de Roannès, la sœur de son meilleur ami, et que, n’espérant pas l’épouser, il l’avait précipitée dans le cloître pour qu’elle n’appartint pas à un autre ? M. Gazier combat ces imaginations et prouve, par les lettres mêmes de Mlle de Roannès, qu’elle s’est décidée toute seule et contre tout le monde. Il a bien raison de penser qu’il ne faut pas mettre de roman dans la vie de Pascal.

D’autres écrivains, dont vous retrouverez les noms sur notre liste, ont étudié le XVIIe et le XVIIIe siècle ; nous avons reçu de bons travaux sur Descartes, Spinoza, Malebranche, Bourdaloue, Mercier, Mirabeau. Je ne puis que les signaler en passant, car j’ai hâte d’arriver à des temps plus proches de nous. Depuis que le XIXe siècle a pris lin, on remarque, chez nos historiens et nos critiques, une grande curiosité de le mieux connaître, en même temps qu’il devient plus facile de le mieux juger. Les mémoires, les correspondances sortent de l’ombre ; le jour se fait peu à peu sur ce passé si voisin et si imparfaitement connu. La distance rend à tout ses proportions véritables. Le terrain littéraire vu de plus loin paraît se désencombrer. Les réputations médiocres, qui disputaient l’attention aux écrivains de génie, s’étant effacées, ceux qui restent reprennent leur taille véritable, et voilà pourquoi on se sent plus attiré à les étudier. De tous les travaux qui leur sont consacrés, je n’en pourrai retenir que deux ou trois à peine.

M. Paul Gautier, dans son livre intitulé : Mme de Staël et Napoléon, nous raconte un des incidents les plus curieux des premières années du siècle. Son récit est clair, simple, attachant et remarquable surtout par sa parfaite impartialité. Je voudrais dire en quelques mots l’impression qu’on garde en fermant ce livre, qui se lit d’un trait, comme un roman. Assurément, dans ce duel du sabre et de l’esprit, pour parler comme Napoléon lui-même, c’est du côté de l’esprit qu’on est d’abord tenté de se mettre. On a peine à pardonner au souverain qui s’acharna contre une femme d’un si grand talent et la tint dix ans entiers exilée de son pays. Mais quand on a lu M. Gautier, on est bien forcé de reconnaître qu’elle ne fut pas non plus sans reproches : elle avait fatigué son ennemi de flatteries indiscrètes, avant de le harceler de ses épigrammes. Elle affectait de n’admirer que les hommes et les peuples qu’il ne pouvait pas souffrir ; quoiqu’elle ne pût vivre qu’à Paris, elle n’avait d’éloges que pour la société anglaise, quitte à périr d’ennui à Londres, dès qu’elle y eut mis les pieds. Elle s’est plu à célébrer une Allemagne naïve, pacifique, champêtre, avec des vertus d’idylle, au moment même où grondait le canon de Leipsig. Enfin elle ne voyait pas qu’en excitant les princes étrangers à la venger de Napoléon, elle travaillait contre la France. C’était bien tard de verser des larmes quand elle apprit nos derniers désastres et l’entrée des alliés à Paris. Du reste Napoléon aussi finit par regretter ses violences, quand il n’était plus temps de les réparer. « J’ai eu tort, disait-il en 1815 ; Mme de Staël m’a fait plus d’ennemis dans son exil qu’elle ne m’en eût fait en France. » Voilà la morale de l’affaire, et ce que gagne le pouvoir absolu à des persécutions maladroites.

L’étude de M. Michaut sur Sainte-Beuve avant les Lundis n’est pas seulement une biographie de l’illustre écrivain, mais un tableau de l’activité littéraire de la France pendant les plus belles années du dernier siècle. Les transformations successives d’un homme qui disait de lui-même « qu’il était l’esprit le plus brisé, le plus rompu aux métamorphoses », le séjour qu’il a fait dans les diverses écoles, en les traversant toutes sans se fixer dans aucune, et les jugements perspicaces qu’il a portés sur elles, ont permis à M. Michaut de nous les présenter l’une après l’autre. En même temps qu’il les étudie à l’aide des renseignements que lui fournit Sainte-Beuve, il l’étudie lui-même et nous fait assister à la formation de son talent. On sait que c’est bien malgré lui qu’il est devenu le plus grand critique de son temps. Il avait d’autres ambitions : il tenait à prendre place parmi les génies créateurs, il rêvait d’écrire des vers, de composer des romans, et jusqu’à la fin il s’est obstiné dans son rêve. Deux mois avant de mourir, il écrivait : « La nature m’avait destiné à être un critique : je commence à le croire. » Il était temps. Mais M. Michaut a raison de penser qu’il ne faut pas regretter cette illusion dans laquelle a vécu Sainte-Beuve, et qu’à tout prendre son talent en a profité. Il a élargi la critique par les efforts mêmes qu’il faisait pour en sortir. Faute de mieux, il s’est efforcé d’y mettre les qualités qu’à son grand regret il ne pouvait pas employer ailleurs. Il en a fait une œuvre large, vivante, originale, où il a pu se montrer, en même temps qu’homme de goût et de science, le poète et le psychologue qu’avant tout il croyait et voulait être.

Le travail de M. Michaut nous amène jusqu’au milieu du dernier siècle ; avec celui de M. Catulle Mendès nous atteignons notre temps. C’est un rapport sur l’état de la poésie française, que le ministre de l’Instruction publique, M. Leygues, a demandé, à M. Catulle Mendès, à la suite de l’Exposition de 1900. Il se lit avec un très vif intérêt, quoiqu’on soit d’abord un peu déconcerté par la manière dont il est écrit. Ce nest pas le langage ordinaire de la critique. M. Catulle Mendès est un poète, et quand un poète consent à se servir du sermo pedestris il a quelquefois la démarche d’un cavalier démonté. Mais en revanche on trouve chez lui de belles envolées, et, après tout, il est assez naturel de parler de la poésie en poète. Je laisse de côté la première partie de l’ouvrage, qui contient un résumé de l’histoire de la poésie française, et sur laquelle on pourrait faire quelques réserves. J’ai hâte de savoir ce que pense M. Catulle Mendès des luttes, des insurrections, qui ont troublé de nos jours la république poétique. C’est vers 1880 qu’elles ont éclaté. La plupart des poètes célèbres, Vigny, Musset, Baudelaire étaient morts ; Victor Hugo et Leconte de Lisle restaient encore, mais l’un exposé, comme dans une châsse, à la vénération publique, l’autre solitaire et attristé, tous les deux plus admirés que suivis. Un vent de réforme souffla sur la poésie qui ne se sentait plus dirigée ; il se forma de tous côtés des écoles, qui avaient chacune leur nom, leur programme, leurs grands hommes, école symboliste, école naturaliste, école décadente « Que d’écoles ! dit M. Catulle Mendès ; presque autant que d’écoliers. » On imagina d’abord de supprimer la césure, puis l’alternance des rimes, puis la rime elle-même. On fit des vers de toutes mesures ; puis des vers sans aucune mesure. Pour se donner l’air d’être profond, on se fit obscur, et il y a des poètes qui sont devenus illustres, parce que personne n’a pu les comprendre. M. Catulle Mendès combat énergiquement ces folies, il rappelle que la plupart de ceux qui les ont imaginées sont des étrangers, des Péruviens, des Grecs, des Américains, des Anglais, qui n’étaient pas tout à fait désignés pour réformer la versification française. Il recommande le respect de la tradition, et proclame notamment que l’alexandrin, ce beau vers dont nos grands poètes ont su si admirablement se servir et que le dernier d’entre eux, Victor Hugo, a fait si souple et si large, tient à l’essence même de notre race « et que ce serait trahir notre patrie intellectuelle que de le dénaturer ». Toute cette polémique est menée avec un remarquable bon sens. Je n’y saurais reprendre que le souci un peu trop visible d’atténuer la sévérité sur les principes par la complaisance pour les personnes. On pourra trouver, sans être partisan d’une critique féroce, qu’après de si vigoureuses attaques. M. Catulle Mendès montre peut-être un peu trop d’empressement et de complaisance à guérir les blessures qu’il a faites.

Le prix Charles Blanc, qui est réservé à des travaux sur des questions d’art, est très recherché, et nous éprouvons en général quelque peine à récompenser tous ceux qui mériteraient de l’être. La difficulté s’est trouvée plus grande encore cette année, où nous avons dû faire une part considérable du prix à un ouvrage d’une importance particulière. Il s’agit de la description de la villa d’Hadrien, près de Tivoli, par M. Pierre Gusman. L’auteur, qui est un dessinateur habile et qui a cet avantage de pouvoir à la fois décrire les monuments et de nous les montrer, nous fait parcourir ces théâtres. ces cirques, ces portiques, ces salles, ces bibliothèques, tous ces appartements clans lesquels on se perd : il relève ces murs croulants, les orne des colonnes, des bas-reliefs, des frises, des candélabres, des vases de marbre ou de bronze, des mosaïques qui les décoraient ; il y remet sui-stout ces merveilleuses statues que le César artiste avait entassées et qui font aujourd’hui l’ornement du Vatican, du Louvre et de presque tous les grands musées du monde. Il nous a semblé que ce beau travail, qui ne sera pas refait, méritait une récompense exceptionnelle, et, comme la plus grande part du prix lui a été attribuée, il n’est presque rien resté aux autres. Nous le regrettons pour quelques ouvrages qui présentent un intérêt sérieux, et notamment pour le livre de Mme de Flandreysy sur la Vénus d’Arles et le Muséon arlaten, qui nous entretient avec l’entrain d’un enthousiasme un peu méridional d’une des villes les plus curieuses de la France.

Le prix Sobrier-Arnould peut-être regardé cette année comme une annexe du prix Charles Blanc. Nous le partageons entre deux ouvrages qui glorifient deux grands artistes, celui de M. de Fourcaud sur Rude, et celui de M. Tiersot sur Berlioz. Rude et Berlioz ont ceci de commun qu’ils ont été contestés et combattus de leur temps, et que la postérité leur a rendu pleine justice. Leur destinée pourtant n’a pas été tout à fait semblable. Rude ne se heurta pas à des résistances aussi violentes, une partie du public s’est toujours déclarée pour lui. Les expositions ne lui furent jamais fermées, et l’État lui livra un jour un des panneaux de l’Arc de triomphe qu’il décora d’un chef-d’œuvre. Rien, au contraire, n’est plus lugubre que la vie de Berlioz ; il ne fut pas seulement combattu, mais raillé, bafoué, traité de maniaque et de fou par ses ennemis. Pour trouver quelque sympathie il faut qu’il passe la frontière, et ce n’est qu’en Allemagne ou en Russie que sa musique est appréciée ; chez nous il a peine à trouver des artistes qui l’exécutent, et à réunir un public qui l’écoute. Les théâtres, si largement ouverts à tant de médiocrités adroites, lui sont impitoyablement fermés. Il meurt solitaire, désespéré, doutant de l’avenir, et la gloire se lève pour lui le lendemain même du jour où il disparaît. Le tableau de cette existence misérable, tourmentée, fait du livre de M. Tiersot un des plus attachants qu’on puisse lire.

Avant de quitter définitivement cette revue des ouvrages littéraires présentés à nos concours, je sens bien que j’ai encore une dette à payer. La littérature française n’est pas toute contenue dans la France proprement dite. Il y a, en dehors des frontières, quelques pays où sonne le français, la Belgique, la Suisse, et, au delà de l’Océan, cette France canadienne, dont le cœur n’a jamais cessé de battre pour nous. Nous ne devons pas plus les négliger dans nos récompenses qu’ils ne nous oublient dans leur souvenir ; soyez sûrs que nous n’y manquerons pas. Cette année même, nous donnons une partie du prix Archon-Despérouses à M. Chapman, un poète canadien qui a trouvé des accents qui nous ont profondément touchés pour célébrer la vieille patrie française. Des pays mêmes où le français n’est qu’une langue de luxe, des ouvrages nous arrivent parfois, soit comme un hommage qu’on nous adresse, soit pour prendre part à nos concours. N’avons-nous pas reçu tout dernièrement, par l’intermédiaire de notre confrère Pierre Loti, des vers français du prince Mirza-Khan, ambassadeur de Perse à Constantinople, qui sont d’une facture aisée et que nous avons eu plaisir à lire ? Vers le même temps, il nous venait de Roumanie trois petits volumes, dont l’un contient un recueil de feuilletons. Oui, Messieurs, des feuilletons de théâtre, qui ressemblent à ceux qu’on lit au bas de nos grands journaux, et qui, comme les nôtres, parlent de la pièce représentée, et de beaucoup d’autres choses. Avouez que ce n’est pas une petite surprise de trouver une causerie parisienne dans une gazette de Bucarest. Il est vrai de dire que l’auteur, M. Pompiliu Éliade, est un ancien élève de notre École normale, un docteur de l’Université de Paris. De retour chez lui, il n’a pas cessé de cultiver notre langue, qui lui paraît, nous dit-il, celle qui exprime le plus naturellement la bonne humeur de l’esprit, et il en répand l’usage autour de lui. L’Académie tient à lui exprimer toute sa reconnaissance. Je veux enfin signaler un livre important, écrit par une femme russe, en excellent français. Mme Ivan Strannik a cherché la pensée russe contemporaine dans les ouvrages de quelques romanciers de son pays, qui se sont occupés surtout de décrire la vie des paysans. L’Académie, surprise et ravie d’entendre une langue si juste à la fois et si ferme dans une bouche étrangère, a tenu à décerner à l’auteur une partie du prix Marcellin Guérin.

La littérature m’a retenu si longtemps que je suis forcé d’être plus court sur l’histoire. Elle est pourtant si abondante en bons ouvrages que les deux prix qui lui sont réservés, Thérouanne et Gobert, n’auraient pas pu suffire à les récompenser tous. Il nous a fallu donner l’hospitalité à plusieurs d’entre eux dans d’autres concours. Nous l’avons fait sans scrupule : l’histoire n’est-elle pas partout à sa place ? En les allant reprendre, pour vous parler d’eux, dans les concours divers où nous les avions dispersés, je remarque que beaucoup d’entre eux et non les moindres, sont composés par des ecclésiastiques ; ce qui m’est une occasion de rendre hommage à l’activité littéraire et scientifique du clergé français. C’est d’abord un ouvrage en six volumes publié par M. l’abbé Piolet sous ce titre : les Missions catholiques françaises au XIXe siècle, dans lequel toutes nos compagnies de missionnaires présentent pour la première fois leur histoire au grand public. Notre Rapporteur nous en a fait un grand éloge qui se termine par ces mots : « Si par l’effet d’une politique plus passionnée que prévoyante le grand édifice des missions françaises doit être renversé, ce livre capital demeurera pour elles le plus beau témoignage de leur activité chrétienne et patriotique. » J’aurais beaucoup à dire, et aussi quelques réserves à faire, à propos des cinq volumes que M. l’abbé Dunand consacre à la glorification de Jeanne d’Arc. La ferveur d’admiration qu’il éprouve pour son héroïne, comme toutes les passions violentes, ne va pas sans un peu d’intolérance. M. l’abbé Dunand n’est pas tendre pour les historiens dont la dévotion est plus tiède que hi sienne, et, parmi ceux qu’il traite rudement, il s’en trouve qui ont été ou qui sont encore des nôtres ; ce qui n’empêche pas que nous avons été unanimes à lui décerner un de nos prix. Nous avons pensé qu’au moment où l’on fait tant d’efforts pour déraciner la France de son passé, ceux qui s’obstinent à célébrer ses vieux souvenirs méritent bien d’être encouragés.

Les trois volumes de M. l’abbé Sicard sur l’Ancien Clergé de France sont indispensables à tous ceux qui veulent savoir notre histoire religieuse pendant la Révolution. Personne n’a mieux montré, et par des faits plus précis, l’étonnant réveil religieux qui se produit de tous les côtés, avec un merveilleux élan, dès que l’on commence à respirer. C’est un spectacle consolant pour ceux qui n’ont pas perdu le goût de la liberté de voir que cette fois encore la persécution n’a fait que raffermir les croyances qu’elle voulait détruire. Aussitôt après Thermidor, l’abbé Sicard nous montre les populations qui vont chercher leurs prêtres dans les asiles où ils se cachent, et même les ramènent d’au delà des frontières. Ils reviennent dans les campagnes et dans les villes, malgré les dangers qu’ils peuvent courir, et quoique Rewbell dise à la tribune de la Convention « que ce sont des bêtes fauves qu’il faut exterminer ». Tout se passe d’abord en grand secret, dans les coins les plus retirés des maisons particulières mais bientôt on cesse de se cacher. Les magasins se ferment, les dimanches et les églises se rouvrent. Il n’est donc pas tout à fait juste d’attribuer au Concordat la résurrection du catholicisme qui renaissait de lui-même ; mais son œuvre n’en a pas été moins bienfaisante, puisqu’il a mis fin aux divisions qui existaient non seulement entre les constitutionnels et l’ancien clergé, mais entre les catholiques eux-mêmes, qui ne pouvaient s’entendre, et qu’ainsi il a rendu à la France le plus grand peut-être de tous les biens, la paix religieuse. C’est la conclusion du livre de M. Sicard.

On peut rattacher à cet ouvrage celui de M. l’abbé Laveille sur J.-M. de Lamennais. Lamennais avait assisté dans son enfance à ces messes clandestines que célébraient des ecclésiastiques proscrits et où l’on priait avec d’autant plus de ferveur qu’on savait qu’on risquait sa vie à prier. C’est là qu’était née sa vocation sacerdotale. Il était de ces natures que le péril attire et qui vont du côté des persécutés. On raconte qu’avant de s’engager dans les ordres sacrés il avait visité la chapelle des Carmes encore toute sanglante, pour s’affermir le cœur par le souvenir des victimes de Septembre. Tandis que son plus jeune frère, Félicité de Lamennais, était surtout un mystique et un contemplateur, lui avait les qualités d’un homme d’action ; il résolut, dès le premier jour, de se dévouer à l’éducation du peuple dont l’État se désintéressait alors. L’institut qu’il fonda à Ploermel, après avoir couvert la Bretagne d’écoles, s’étendit à la Guyane, au Sénégal, aux Antilles, et y rendit les plus éminents services à la France et à la civilisation. La fin de sa vie fut troublée par un drame de famille dont les incidents sont racontés avec un vif intérêt dans le livre de M. Laveille. On sait que les deux frères, qui avaient été tendrement unis par l’affection et les croyances, se séparèrent un jour, et que, tandis que l’aîné persévérait jusqu’à la fin à servir l’Église, l’autre s’en éloigna avec éclat et mourut sans y être rentré. Ce fut pour J.-M. de Lamennais une douleur déchirante, qu’il ne put supporter qu’en redoublant de bonnes actions et d’œuvres utiles.

Le livre de M. Ferdinand Dreyfus sur La Rochefoucauld-Liancourt était digne du prix Montyon que nous lui avons donné, mais il aurait droit aussi à figurer dans un concours d’histoire. Il nous met devant les yeux l’image d’un de ces grands seigneurs comme il y en avait à la veille de la Révolution, modérés, libéraux, ouverts à tous les progrès, prêts à toutes les réformes, qui firent à leur pays et à leurs opinions le sacrifice de leurs privilèges, et qui, pour la plupart, payèrent cette générosité de leur vie. Ce qui lui est particulier. c’est qu’après avoir couru toutes sortes de dangers, perdu ses proches sur l’échafaud et s’en être sauvé lui-même à grand’peine, il revint en France aussi passionné pour le bien public qu’il l’était en la quittant, et qu’à son retour, il se remit, comme s’il ne s’était rien passé dans l’intervalle, à s’occuper de l’instruction du peuple, des écoles d’arts et métiers des caisses d’épargne, des hôpitaux, des prisons. Il n’en fut récompensé que par l’estime des honnêtes gens, et, après avoir manqué de périr sous la Terreur, il fut traité en suspect par la Restauration. Un ministre du roi, M. de Corbière, le destitua dans un même jour et par un seul arrêté de dix-sept fonctions qu’il remplissait gratuitement. C’est le sort des gens modérés et libéraux d’être malmenés sous tous les régimes.

S’il m’était permis d’épuiser cette énumération des travaux historiques que nous avons recueillis et comme dissimulés dans nos divers concours, j’aurais encore de bons ouvrages à citer ; mais le temps, qui m’est mesuré, ne me permet pas de le faire. Je veux pourtant mentionner d’un mot ceux que nous devons à quelques officiers et qui contiennent le récit des campagnes auxquelles ils ont pris part, par exemple l’Expédition de Chine de M. le colonel de Pélacot, et les Souvenirs de la colonne Seymour, par M. de Ruffi de Pontevez. Je tiens surtout à dire que nous avons accordé un prix important à l’Almanach du Drapeau, sorte d’encyclopédie militaire, destinée aux soldats et aux marins. Si j’en parle à cette place, c’est que l’histoire n’y est pas oubliée. Il contient des souvenirs des guerres anciennes et nouvelles, des récits de beaux faits d’armes, des biographies de grands généraux. Nous sommes sûrs que ceux qui s’intéressent à notre armée nous approuveront d’avoir récompensé un ouvrage plein de conseils utiles et de sentiments généreux.

Des deux prix que nous réservons spécialement à l’histoire, l’un, le prix Thérouanne, a beaucoup embarrassé la Commission qui était chargée de le décerner. Comme, après une première élimination, elle se trouvait en présence de beaucoup de bons ouvrages, dont le mérite lui semblait à peu près égal, elle s’est décidée à en couronner huit qu’elle met sur la même ligne. Vous comprenez que je ne puis parler de tous ; et comme il ne serait pas juste d’en choisir arbitrairement quelques-uns, il faut bien que je garde sur tous le silence. Je ne puis donc que vous renvoyer à notre liste, qui vous fera connaître le nom des auteurs et le titre des ouvrages.

Le second prix Gobert est attribué aux Pages du second Empire de M. L. Thouvenel, le premier à M. Pierre de Ségur pour ses trois volumes sur le maréchal de Luxembourg.

L’intérêt de l’ouvrage de M. de Ségur est à la fois dans le personnage dont il raconte la vie et les grands événements auxquels cette vie est mêlée. « Le maréchal de Luxembourg, nous disait notre Rapporteur, auquel je cède très volontiers la parole, est un puissant original par son génie propre, par ses défauts, et l’on pourrait écrire un mot plus vif, par sa physionomie, son physique même de héros difforme, ses inspirations de grand homme de guerre, ses puérilités d’homme de cour, ses côtes de grand seigneur et d’intrigant, son libertinage mêlé de superstition. Il est en même temps un personnage très représentatif d’un monde, plutôt que d’une époque. qui a vécu les années les plus agitées, les plus sombres, le plus brillantes du XVIIe siècle, qui rattache la cour de Louis XIV dans sa splendeur à celle de Louis XIII dans ses temps d’épreuve, rejoint Louvois à Richelieu, et, par le côte romanesque et tragique, le procès des duels au procès des poisons, qui commence avec les guerres de religion ou l’unité de la France est compromise et finit avec les temps glorieux où elle est victorieuse et conquérante, qui enfin, pour le décor et la littérature, nous met sous les yeux au début la société de Marion Delorme et de Cyrano, pour nous montrer à la fin Racine en personne, et même le sage Boileau, les deux historiographes de Sa Majesté, suivant à l’amble les chevauchées fastueuses du roi et les furieuses charges de cavalerie du maréchal de Luxembourg. » Ce sujet merveilleux était fait pour séduire un historien ; mais il pouvait aussi l’égarer. C’était une occasion pour lui de raconter tout le siècle de Louis XIV ; cette vie pleine d’événements lui en fournissait le prétexte. M. de Ségur a su résister à la tentation ; il ne s’en est pas tenu sans doute aux minuties d’une biographie, mais il a fui les digressions inutiles et s’est enfermé dans son cadre. Il s’est bien gardé, dans le récit des opérations militaires, d’imiter ces stratégistes de cabinet, qui se piquent, de gagner les batailles perdues et de perdre les batailles gagnées. Il s’est contenté d’étudier et de comprendre les plans de campagne de son héros et l’a montré aussi capable de desseins concertés que d’inspirations subites, il nous a donné un beau morceau d’histoire de France tout à fait digne du prix Gobert, que l’Académie est heureuse de lui décerner.

La géographie est proche parente de l’histoire, et vous trouverez naturel sans doute qu’à la longue suite des ouvrages historiques qui viennent d’être énumérés, je joigne la mention de quelques récits de voyage. Nous avons pris l’habitude d’en couronner quelques-uns tous les ans ; nous y trouvons l’occasion de glorifier de beaux exemples d’énergie virile, en même temps que des services rendus à la science et au pays, c’est-à-dire d’exercer à la fois les deux attributions qui appartiennent à l’Académie.

Le capitaine Lenfant nous raconte comment il a remonté le Niger, — le Nil français, comme il l’appelle, — pendant un millier de lieues, depuis son embouchure, traînant derrière lui vingt chalands en bois ou en acier, chargés de 10 000 caisses de vivres, pour ravitailler nos possessions du Soudan. Avec ce lourd fardeau, il a franchi le premier les rapides de Boussa, c’est-à-dire 120 kilomètres de cascades, de sauts, de chutes, de courants insensés. Les vieux Soudaniens n’en croyaient pas leurs yeux, quand ils le virent arriver chez eux par cette route. Elle est peu commode, mais beaucoup plus courte, sans compter qu’il l’a encore abrégée dans une expédition plus récente. Son récit aisé, simple, avec une pointe de poésie et d’émotion çà et là, est si plein d’entrain et de bonne humeur, qu’on a besoin, pour lui rendre pleine justice, de se souvenir qu’il s’avançait, par 51 degrés de chaleur à l’ombre, à travers des populations menaçantes, sur un grand fleuve mal connu, qu’hier encore on ne croyait pas navigable, et qui va devenir, grâce à nos explorateurs, un des grands chemins de la civilisation.

À l’autre extrémité de l’Afrique, un ancien officier de notre armée, M. le marquis de Segonzac, dans trois voyages successifs, a parcouru le Maroc sous les déguisements divers, tantôt comme serviteur d’un personnage du pays, tantôt comme pèlerin pauvre, s’exposant à toutes les avanies et tendant la main sur les routes. Ce qu’il a recueilli de renseignements sur les ressources de chaque pays, l’état des chemins, les dispositions des habitants, est incroyable. M. de Segonzac n’a voulu faire qu’un travail utile, et pourtant il lui arrive quelquefois d’esquisser en passant et presque sans y songer un tableau ou un portrait. Son livre est l’œuvre d’un soldat intrépide, d’un voyageur sagace, qui sait regarder, et au besoin sait écrire.

Ne quittons pas les alentours de la Méditerranée sans signaler l’ouvrage où M. René Pinon cherche quels sont les intérêts de la France dans ces parages. M. Pinon appartient à cette école qui étudie les problèmes de politique intérieure non seulement dans les livres et auprès des gens compétents, mais sur les lieux. Il nous entretient de l’entente franco-italienne, du Maroc, de Figuig, du Touat, de Bizerte, de Malte, de Gibraltar, c’est-à-dire des questions les plus discutées, les plus délicates, et l’on voit bien que, pour les résoudre, il a fait son enquête dans les pays mêmes dont il parle. L’ouvrage, enrichi d’une documentation abondante, écrit d’un bon style, est pardessus tout animé, vivant ; « c’est de l’histoire debout », a dit un diplomate qui s’y connaît.

Du côté de l’Extrême-Orient, le Japon est le pays vers lequel se dirige de préférence notre curiosité. Nous voulons connaître ce qu’il en faut penser, et surtout, ce que nous en devons craindre, et nous lisons avidement, les livres qui nous en parlent. Dans le nombre, nous en avons distingué quatre ; mais il nous a été plus facile de les couronner que de les mettre d’accord. M. Félix Régamey est un japonisant de vieille date, qui a été très fâché d’entendre dire qu’il ne reconnaîtrait plus le pays qui l’avait charmé. Pour savoir ce qu’il en fallait croire, il a pris le parti d’y retourner. Le livre qu’il nous en rapporte, égayé de dessins fort agréables, semble bien montrer que tout n’y est, pas aussi changé qu’on le prétend ; mais il est possible que M. Régamey n’ait pas vu le Japon d’aujourd’hui parce qu’il n’a voulu regarder que ce qui reste de celui d’autrefois. Je crois bien que Mme Judith Gautier aurait fait comme lui. Elle aussi s’attache avec obstination aux souvenirs de ce vieil Orient que son imagination a de tout temps fréquenté ; elle revient sans se lasser à ces légendes d’amour, traduites des anciens auteurs, qui ont enchanté sa jeunesse, et n’en veut pas connaître d’autres. Nous sommes si heureux de les lui entendre raconter et d’oublier avec elle les cauchemars de batailles, que l’Académie a tenu à l’en remercier encore une fois en lui donnant le prix Maillé-Latour-Landry. Il faut pourtant en venir au Japon tel qu’il est maintenant. Celui-là, c’est M. Weurlersse et surtout M. Dumolard qui nous le font connaître, mais ils ne le jugent pas tout à fait de la même façon. M. Dumolard est plus sévère que M. Weulersse. Il y a vécu plusieurs années ; il y a rempli des fonctions officielles, et, comme il arrive souvent à ceux qui regardent de la coulisse, le spectacle lui a paru manquer de prestige. Il ne voit dans ces tribunaux, ce parlement, ces universités, ces écoles, qu’un décor qui cache le vide. Les Japonais ont prétendu se donner toute la civilisation occidentale à la fois ; ils n’en ont su prendre que les parties extérieures et matérielles, mais il faut reconnaître qu’en cela ils ont merveilleusement réussi. À ce propos, il est bon de remarquer que ces canons, ces fusils perfectionnés, ces engins terribles, la vapeur, l’électricité, le télégraphe, le téléphone, toutes ces découvertes, tout ce progrès scientifique dont nous sommes si fiers que quelques-uns le regardent comme la civilisation véritable et se moquent du reste, un peuple que nous appelions barbare se l’est approprié en trente ans et avec une telle perfection qu’il est en train d’en donner des leçons à ses maîtres.

Il ne me reste à parler que de trois prix, qui sont de ceux que l’Académie décerne non pas à un ouvrage particulier, mais à l’œuvre entière d’un écrivain. Nous donnons le prix Vitet à M. Victor Bérard, ancien élève de notre École d’Athènes. M. Bérard a profité de son séjour en Orient pour faire de la Méditerranée son domaine propre. Il en a visité les ports, parcouru les rivages, étudié les populations qui les habitent, et non seulement il la connaît comme personne telle qu’elle est aujourd’hui, mais cette connaissance du présent l’aide à se rendre compte du passé. Il s’est dit que les conditions locales commandent à l’histoire, que dans les mêmes lieux on est forcé de vivre de la même façon, que les pirates ont de tout temps relâché dans les mêmes criques, attendu les voyageurs aux mêmes passages, et, par un coup d’audace, remontant aux époques les plus lointaines, il a conclu de ce qui se fait de nos jours à ce qui se faisait du temps de la guerre de Troie. Il s’est mis à suivre pas à pas le voyage d’Ulysse, quand il voulut revenir à Ithaque. Il retrouve tous les endroits où il s’est arrêté : c’est à Djerba qu’il a rencontré les Lotophages, et le Cyclope à Cumes. Il nous dit exactement où se trouvait l’île de Calypso et nous donne même la photographie de la grotte où le héros se consolait de l’absence de Pénélope. Il est vrai que quelques-unes de ses conclusions ont été contestées, mais que deviendrait l’érudition, si les savants finissaient par s’entendre ?

M. Maurice Barrès, auquel nous attribuons le prix Née, quoiqu’il soit encore un jeune, a beaucoup écrit, et n’a rien écrit d’indifférent ; il est un de ceux qu’on écoute. La politique l’a beaucoup attiré. Il a publié des ouvrages sur des événements qui nous passionnaient hier, et auxquels on ne songe guère aujourd’hui mais par une rare fortune ses livres ont survécu à ce qui leur avait donné l’occasion de naître. D’où vient ce miracle ? de ce qu’on y trouve, avec une grande sincérité, des sentiments honnêtes et de bons conseils. Le meilleur, le plus utile de tous, celui sur lequel M. Maurice Barrès revient sans cesse. c’est qu’il faut résister à cet enivrement de jeunesse qui nous porte à croire que tout recommence avec chacun de nous, qu’il n’y a point de solidarité entre le passé et le présent, et qu’à chaque fois, du pied jusqu’au faîte, tout doit être rebâti à neuf. Lui, au contraire, pense, et ne se lasse pas de redire, que nous sommes le prolongement et la continuation de nos pères, que ce serait la plus grande des folies de renoncer à ces réserves de bon sens qu’ils nous ont laissées, que s’il y a un plaisir insolent à être soi-même, et rien que soi, on trouve une joie pieuse à écouter d’au delà de la tombe la voix des aïeux, à céder à cette affinité naturelle, ou, comme il dit si bien, à cette amitié qui nous unit à la terre d’où nous venons. Voilà les conseils bienfaisants que donne M. Maurice Barrès dans ses livres, et en même temps il prêche d’exemple. Partout il glorifie la Lorraine, le pays où ses aïeux ont vécu. C’est une terre rude, et qui n’a pas les caresses des climats du Midi. Il l’aime pourtant avec passion ; il l’aime pour sa pauvreté, pour sa vaillance, pour ses malheurs, parce qu’il la voit sanglante et mutilée ; il l’aime enfin parce que l’affection qu’on a pour la petite patrie lui paraît être le principe et le fondement de l’amour qu’on doit porter à la grande, et que, dans la situation où nous sommes, le patriotisme est le seul sentiment dans lequel puissent s’unir et communier toutes les âmes.

Le dernier des prix dont j’ai à vous entretenir, le prix Jean Reynaud, est aussi le plus considérable de tous. L’Académie Française, suivant un exemple que deux autres Académies lui ont donné, l’attribue à Mlle Gaston Paris. C’est une tradition d’honneur chez nous de ne pas chercher la fortune dans la science ; nous avons vu nos savants les plus illustres livrer au monde sans hésiter les résultats de leurs découvertes, abandonner le profit aux autres et se contenter de la gloire. Gaston Paris était de leur famille. Il se plaisait à être un grand éveilleur d’esprits. Il lui venait des pays les plus éloignés des jeunes gens de bonne volonté auxquels il ouvrait les trésors de ses connaissances ; c’est ainsi qu’il a rempli de ses élèves la plupart des Universités de l’Europe. Son temps appartenait, à ceux qui voulaient le prendre, et il ne leur a jamais demandé d’autre salaire que leur reconnaissance. C’est seulement dans les derniers jours, quand il se vit perdu, qu’il éprouva quelques craintes pour l’avenir de cette enfant qu’il allait quitter, et dont la naissance avait été la plus grande joie de sa vie. Heureusement il laissait des disciples dignes de leur maître. Le jour même de ses funérailles, réunis autour de son cercueil, ils eurent la pensée de payer la dette de la science envers l’homme qui l’avait si généreusement servie et firent alors ce qu’une mort prématurée ne lui avait pas permis de faire. L’Académie a été heureuse de s’associer à cette noble action. En même temps, elle s’est empressée de saisir cette occasion de prononcer encore une fois, dans une de ses cérémonies publiques, un nom dont elle est fière et de rappeler devant vous un souvenir que conservent fidèlement au fond de leur cœur tous ceux qui ont connu et qui ont aimé Gaston Paris.