Discours sur les prix de vertu 1909

Le 18 novembre 1909

Melchior de VOGÜÉ

DISCOURS

DE

M. LE VICOMTE DE VOGÜÉ

DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

Prononcé dans la séance publique annuelle du 18 novembre 1909.

 

 

MESSIEURS,

Vous avez tous présent à la mémoire le marchandage opiniâtre d’Abraham, quand il implora le pardon divin pour Sodome. — Eh quoi ! Seigneur, perdrez-vous le juste avec l’impie ? S’il y a cinquante justes dans cette ville, périront-ils avec tous les autres ? Ne pardonnerez-vous point à cause d’eux ? — Le Seigneur ayant accueilli cette requête, le Patriarche se ravisa : — Quoique je ne sois que cendre et poussière, je parlerai encore à mon Seigneur ; s’il s’en fallait de cinq qu’il n’y eût cinquante justes, perdriez-vous toute la ville parce qu’il n’y en aurait que quarante-cinq ? — Et sur un nouvel acquiescement, Abraham baissa l’offre : — S’il y a quarante justes, que ferez-Nous ? — Je ne détruirai point la ville. Je vous prie de ne pas trouver mauvais que je parle encore : si vous trouvez dans cette ville trente justes, que ferez- vous ? — Je ne perdrai point la ville. — Et si vous en trouviez vingt ? — Non plus. — Seigneur, ne vous fâchez pas si j’ose parler encore une fois : et si vous trouviez dix justes dans cette ville ? — Je ne la perdrai point. — fut la dernière concession de Jéhovah, sinon la dernière tentative d’Abraham pour obtenir la grâce à meilleur marché. Les dix justes ne se rencontrèrent point, Sodome fut exterminée.

Rassurons-nous, Messieurs : si jamais le châtiment des villes maudites nous menaçait, nous ne serions pas embarrassés de produire les cinquante intercesseurs qui paieraient notre rançon. J’en pourrais nommer aujourd’hui davantage, si j’avais le droit de nous retenir assez longtemps pour vous présenter chacun de ces justes authentiques. Je ne puis que les confondue tous dans la même et sincère louange, avec l’humble révérence qui sied à l’invité de hasard, introduit un instant dans la compagnie de personnes dont la moindre, — une ignorante, peut-être, une illettrée, — vaut cent fois mieux que lui et que toute sa littérature. Permettez du moins que je me prépare à vous parler de la vertu par une brève et franche confession : vous y reconnaîtrez sans doute les sentiments par lesquels ont passé la plupart d’entre vous.

Qui n’a éprouvé cette gêne intime dont souffrent les moins délicats, lorsqu’ils entendent un politicien de carrière pérorer sur la tombe d’un héros ? Assez semblable m’apparaissait l’impudeur du profane, du pauvre faiseur de livres qui vient ici, dans la pompe d’une séance où l’on attend de lui des gentillesses académiques, non plus pour disserter sur des écrits. — à ce jeu-là on peut toujours se risquer, — mais pour se mesurer avec la vertu, peser des mérites transcendants, distribuer des couronnes à ceux dont il devrait écouter et méditer silencieusement les leçons. Effrayé par l’obligation de faire un jour ce gauche personnage, j’admirais les confrères qui se tiraient de l’épreuve avec tant de bonne grâce ; et je rusais, — j’ai rusé pendant vingt ans, — pour détourner le calice. Notre cher et regretté Gaston Boissier avait pris son parti de mon aversion pour la vertu ; désespérant de me convertir, il ne m’entreprenait plus. Après lui vint un secrétaire perpétuel ennemi de la fraude ; à la première inspection qu’il fit de ses registres, il connut mon indiscipline : il me signifia sévèrement que ce mauvais exemple n’était plus tolérable ; et le lendemain, il m’enferma, avec les dossiers de la vertu, dans une de nos salles de Commissions.

Lieu morose : il prend jour sur la grande cour déserte ; rien n’amuse le regard dans la perspective opprimée entre des murs austères, jusqu’à la fontaine où se mire tristement, lorsqu’un peu d’eau s’est oubliée au fond de la cuve, la tête casquée d’une Minerve surmontée d’une cheminée d’usine. Dans cette salle nue, une longue table, recouverte d’un tapis qui fut vert au temps du Consulat, ployait sous les dossiers amoncelés : des chemises jaunes, toutes pareilles d’aspect, administratives et blêmes. — Je les contemplai d’abord avec effroi. Un sot préjugé me prévenait contre la procession monotone qui allait sortir de ces paperasses : lauréats classiques du type convenu, pensais-je : le sauveteur, le baigneur recommandé par la dame qui a cru se noyer dans ses bras sur une plage à la mode ; le bon domestique, recommandé par les maîtres étonnants qui le louent d’avoir servi trente ans chez eux, avec des gages de famine, sans demander une augmentation, et qui nous somment de payer leur dette. — J’entr’ouvris quelques liasses, je me mis à lire ces feuillets épars, de tous les formats, de toutes les écritures, où des notes succinctes relataient des faits précis, éloquents par eux-mêmes, et aussi par le sentiment d’estime qui groupait au bas de la page les signatures d’une communauté villageoise. Après le premier quart d’heure de lecture, ce fut un ravissement : par quelle erreur de l’esprit, par quel manque de vraie simplicité avais-je pu faire si longtemps le renchéri, et retarder ainsi l’occasion de goûter les plus salubres, les plus nobles émotions ?

Ces papiers s’animaient, il en sortait une foule grandissante d’êtres surhumains et pourtant très réels ; je les voyais surgir, se mouvoir dans la lumière qu’ils créaient, clarté douce dont s’illuminait la salle tout à l’heure blafarde. Sur la muraille nue, une large fresque se composait, toute pareille à celles où les peintres primitifs assemblaient des personnages aux figures angéliques, lorsqu’ils essayaient de représenter leurs candides visions du paradis. Et cette fresque devenait en même temps une carte murale de la France, où apparaissaient toutes nos provinces, la plupart de nos grandes villes. Comme ces cartes différemment teintées qui nous font voir d’un coup d’exil l’apport de chaque région à la natalité générale, ou aux progrès de l’instruction, celle-ci permettait de calculer la répartition de la vertu sur l’ensemble du territoire. Plante montagnarde, si l’on en juge par la provenance habituelle de nos dossiers ; fleur plus fréquente et plus vivace près des sommets, dans les âpres replis du Massif Central. Mais les villes n’en sont pas déshéritées ; notre Paris fournit un beau contingent, proportionné à la place qu’il occupe dans la vie nationale.

Le peuple élu que je dénombrais différait de celui qu’on nous montre d’habitude dans les assemblées, dans les réunions mondaines ou populaires, dans les miroirs grossissants de la presse et du théâtre. Un trait essentiel le distinguait de la foule que j’avais laissée dans la rue et dont nous faisons tous partie. Là, si l’on surprend un lambeau de conversation entre deux passants, on est sûr d’y retrouver ce qui occupe chacun de nous : la poursuite d’un intérêt ou d’un plaisir. Rien de semblable dans les âmes dont je forçais le secret : un oubli perpétuel de soi-même, des existences, parfois très longues, si éperdument dévouées au service d’autrui, qu’elles n’ont pas connu un seul instant les diverses formes de la joie, de la distraction, du relâche, hors desquelles la vie nous paraîtrait intolérable. Presque toutes ces créatures d’élite sont d’une condition très modeste et n’ont pas l’idée d’en sortir. C’est la volonté des fondateurs de nos prix que nous cherchions les lauréats parmi ceux qu’on appelle, par une étrange interversion des mots, les petits : alors qu’il les faudrait nommer plus justement les grands de ce monde. Ils sont la force, l’honneur, la consolation de notre pays. Disons mieux, pour les caractériser, il n’y a qu’un mot qui vaille, le même dans toutes les langues de la chrétienté : ce sont des saints et des saintes.

Plus j’avançais dans mon dépouillement, plus j’avais l’impression de lire un supplément moderne à la Légende dorée. Beaucoup de ces courtes biographies trouveraient leur place naturelle, sans une dissonance, dans la compilation du bon Jacques de Voragine. Mêmes vertus, et d’autres miracles, tout aussi prodigieux que ceux dont s’émerveillait l’imagination de nos aïeux. — Quand on pense au nombre considérable des canonisations qui augmentaient la phalange des bienheureux, durant les siècles du haut moyen âge, quand on le rapproche des très rares béatifications consenties de nos jours par l’autorité ecclésiastique, on est tenté de croire que l’humanité s’est appauvrie en vertu tandis qu’elle s’enrichissait en civilisation. Je sais maintenant qu’il n’en est rien. J’ai acquis cette convention et j’espère vous communiquer : au début du XXe siècle, dans notre pays, la matière canonisable, si j’ose dire, est aussi abondante qu’elle put l’être aux époques légendaires. Je n’aurai pas l’impertinence de rechercher pourquoi l’Église, dans sa prudence, est aujourd’hui si parcimonieuse des auréoles qu’elle prodiguait jadis ; ce n’est pas mon affaire. Mais je n’ai pu me défendre d’une idée bizarre, paradoxale, qui vous fera sourire : il y a un jour chaque année où notre congrégation d’écrivains, la moins qualifiée pour un pareil office, se substitue audacieusement au pouvoir spirituel, où elle canonise à sa manière ceux et celles qu’un décret de Rome eût autrefois placés sur les autels.

Oui, elles mériteraient d’être glorifiées dans tous les âges, ces jeunes filles, des enfants parfois, qui seules, sans aide, avec l’infime salaire d’une travailleuse aux champs ou d’une ouvrière à la ville, — et c’est là proprement le miracle, — subviennent à l’entretien d’une lourde maisonnée, vieux parents infirmes, petits frères et petites sœurs ; qui continuent avec une patience inlassable, une totale abnégation d’elles-mêmes, jusqu’au jour où la nichée qu’elles ont élevée s’étant envolée, leur vieillesse solitaire, privée de cette maternité dont elles ont supporté toutes les charges sans en connaître les fiertés et les douceurs, s’emploie à soigner les malades étrangers, à être encore et toujours les providences terrestres d’un village, d’.un quartier. C’est un des cas les plus fréquents dans nos dossiers ; et si quelques hommes animés du même esprit de famille s’y rencontrent, il faut bien avouer que notre sexe fait piètre figure devant ce magnifique débordement de la tendresse féminine.

Écoutez la simple histoire de Laurentine Armenjon, la petite Savoyarde du Chatelard, titulaire d’un prix Camille Favre. Elle est la huitième d’une famille de quinze enfants. Le dernier-né disparaît subitement, enlevé par des bohémiens, croit-on ; la mère, à la veille d’accoucher, devient folle. Tandis que le père s’épuise sur son maigre champ, Laurentine prend le gouvernement de la maison, à neuf ans ; durant dix années, elle y suffit, elle soigne, habille, nourrit, élève les quatorze mioches, ses aînés et ses cadets ; les premiers sont partis, elle achève sa tâche avec les plus jeunes, et cette mère improvisée ne s’y dérobe que pour entourer de soins assidus sa propre mère démente. — Neuf ans, c’est aussi l’âge de Marie Bouillon, la fille d’un professeur de Saint-Servan, quand Mme Bouillon perd la vue en mettant au monde son cinquième enfant. Marie se substitue à l’aveugle, elle reçoit avec une tendresse maternelle deux nouveaux petits frères qui viennent encore alourdir son fardeau ; il a fallu congédier la femme de ménage, Marie la remplace, raccommode, repasse, trouve moyen de faciliter l’obtention du brevet d’études à un frère, à une sœur. Aujourd’hui, cette tille de 22 ans, qui n’a d’autre avenir que la garde d’une aveugle et l’éducation de ses cadets, estime qu’elle ne s’est pas encore assez prodiguée ; elle recueille et instruit les enfants du voisinage, laissés seuls par leurs parents que l’atelier retient. C’est d’ailleurs leur sublime folie, à presque toutes : non contentes de faire plus que leur devoir envers leurs proches, elles ne savent pas se déshabituer du sacrifice, elles en reportent les bienfaits sur tous les abandonnés, sous les souffrants de leur voisinage.

Telle Julie Françon, à qui nous attribuons 1 500 francs sur le prix Varat-Larousse ; « la bonne Julie », comme l’appellent les habitants de Bourg-Argental, signataires de la pétition. Sa jeunesse s’était consacrée à soigner des parents infirmes, une sœur couverte de plaies, une nièce valétudinaire ; quand ces pupilles naturels manquèrent à sa soif de dévouement, elle en chercha d’autres au dehors. Septuagénaire aujourd’hui, elle ne s’est jamais lassée de veiller les malades, d’ensevelir les morts d’une ville où elle est la meilleure auxiliaire du médecin et du curé. Telle Agathe Frémond, de May-sur-Eyre, en Maine-et-Loire, qui assiste, dans une maison mise à sa disposition, les orphelins, les vieillards, les malades de toute la contrée. À Tournon, c’est Antoinette Dussere, ouvrière en impression d’étoffes, qui, avec son salaire quotidien de trente sous, a élevé trois sœurs en bas âge et soutenu son père devenu impropre au travail. Aux environs de Coutances, Bathilde Lécuyer, orpheline, assure seule l’existence de neuf frères ou sœurs. À Saint-Julien-Boutières, village cévenol, ils étaient neuf aussi à la charge d’une autre orpheline, Marie-Louise Michel. Elle a vingt-cinq ans à cette heure : les aînés ont grandi, un frère est revenu du service, s’est établi à la ferme ; Marie-Louise va pouvoir penser à elle-même. Un jeune instituteur la demande en mariage ; à cette nouvelle, le dernier des garçons, le petit Paul, s’écrie : « Je ne veux pas que petite mère se marie ! Qui soignerait, moi ? » — Soit dit sans reproche, ce jeune Paul est déjà un bel exemplaire de notre égoïsme masculin en face de l’abnégation féminine. « Petite mère » prend le féroce enfant dans ses bras, refuse la demande, sacrifie résolument jeunesse, avenir.

Oh ! que mes choix sont injustes ! Je devrais en nommer vingt autres, héroïnes pareilles qui sortent de l’ombre, dénoncées par le cri de la reconnaissance publique. Partout elles fleurissent la terre de France ; quelquefois, un vent de hasard l’emporte très loin, la fleur de France. Dans les plus lointains parages de l’océan Pacifique, au sud de l’archipel des Gambier, il y a un méchant îlot du non de Mangarewa. Vous savez que la lèpre ravage ces populations de la Polynésie. Trois petites Bretonnes, des religieuses de Saint-Joseph de Cluny, soignent les lépreux de Mangarewa. On les remplace souvent, il n’est pas certain que notre don de 1 000 francs atteigne celles pour qui on l’a demandé : ce n’est pas qu’elles soient lasses de leur exil, c’est que les remplacées sont mortes, ou folles, comme il est arrivé à l’une d’elles, pauvre fille épouvantée par l’horreur de ces solitudes marines ; les nouvelles de la patrie y arrivent une fois tous les six mois, par une goélette à voiles qui a fait quarante jours de mer entre Tahiti et Mangarewa. Je voudrais vous lire les lettres adressées aux vieux parents du Finistère par ces sentinelles perdues de la charité ; elles respirent le courage, la sérénité de l’âme. Les sœurs desservent l’hôpital, elles tiennent une école… elles tenaient, veux-je dire. Les justes lois ont joué jusque sur l’îlot dont on aurait pu croire que nul œil administratif ne l’a jamais découvert dans les houles du Pacifique. Étant autorisées, les congréganistes françaises ont encore licence de risquer leur vie à la léproserie : elles ont dû vider l’école où elles donnaient aux petites Polynésiennes un enseignement plus contagieux que la lèpre, paraît-il. Notre informateur croit savoir que la saine doctrine est enseignée aujourd’hui par un magister expédié de Nouméa, un métis canaque. Cet informateur, écrivain de talent, n’est ni M. Forain, ni M. Abel Faivre.

Presque tous les rapports qui nous signalent ces grands renoncements de la créature humaine nous en montrent le ressort constant : une foi religieuse très vive, génératrice d’une charité très tendre. Je relève cette indication comme un fait qu’il faut constater, sans se soucier de rechercher s’il plaira aux uns, déplaira aux autres ; je la relève comme un élément de statistique : les sociologues en déduiront à leur gré les conclusions qu’il comporte. Sauf sur ce point, nous ne pouvons affirmer d’aucune culture spéciale qu’elle est plus qu’une autre favorable à l’éclosion de la vertu. La vertu est tantôt très ignorante, tantôt très instruite. Voici deux dossiers rapprochés par le hasard du classement alphabétique. Marie Le Gac, de la Boche-sur-Yon, sert depuis trente-deux ans des maîtres peu aisés. À la suite d’un revers de fortune qui les frappa, elle exigea d’eux que ses gages fussent réduits à vingt francs par mois. Avec cette bourse d’aumônes, en se privant de tout, la « servante au grand cœur » aide à vivre une ouvrière abandonnée par son mari et les enfants de cette femme ; elle a toujours répandu autour d’elle des charités abondantes, nous disent ses garants, elle sait y mettre une ingéniosité, une délicatesse qui obligent mieux encore que le secours matériel. — Marie Le Gac ne sait pas lire. — Au contraire, Marie Linas, institutrice en retraite dans un hameau près de Cahors, a montré de bonne heure une rare curiosité d’esprit. À sept ans, elle faisait chaque jour dix kilomètres pour aller s’instruire chez les religieuses de la ville, et son prosélytisme y entraînait les autres enfants du hameau. C’était en 1848. Plus tard, employée aux travaux des champs, elle lisait la nuit pour étendre ses connaissances et continuait de faire la classe à ses camarades. Jusqu’en 1869, elle fut sans titre officiel la seule maîtresse d’école de la commune. À force de volonté, elle conquit à cette époque le brevet, le droit d’ouvrir une école libre ; on lui alloua un traitement de cent francs. Autant dire qu’elle a instruit gratuitement, depuis soixante ans, les générations qui se sont succédé dans le pays où elle est un objet de vénération ; car Marie Linas y a soulagé autant de misères qu’elle a éclairé de petits cerveaux. — Ces deux Maries, la savante et l’ignorante, sont égales dans la vertu.

Le rapprochement fera peut-être réfléchir ceux, et ils sont nombreux, qui se méprennent sur le pouvoir moralisateur de l’instruction, sur les vraies raisons qu’il y a de la propager. Dans l’émouvante allocution qu’il adressait naguère aux enfants de son école du Nouvion, un des maîtres les plus autorisés de renseignement, notre confrère Ernest Lavisse, leur faisait entendre ces sages paroles : « La science ne se propose pas de nous rendre meilleurs ni plus heureux. Elle n’a pas d’autre intention que d’accroître nos connaissances et nos forces ; et nous, nous faisons de ses découvertes l’usage que nous voulons, ou plutôt que nous pouvons. » On ne saurait mieux dire. Le savoir, tout au moins le savoir élémentaire, est comparable au pain, l’aliment premier. Le pain entretient et augmente la vie ; nous ne savons quel emploi celui qui le mange fera de cette vie, s’il appliquera la force acquise au bien ou au mal, à un travail utile ou à un crime abominable. Nous devons quand même procurer à nos semblables le pain et le savoir ; non pas avec l’illusion que ces adjuvants soient par eux-mêmes créateurs du perfectionnement moral, mais simplement parce qu’ils accroissent les puissances vitales de l’homme, parce qu’ils affermissent sa royauté dans l’univers. À lui de décider s’il veut être un bon ou un mauvais roi.

Ainsi pensait celui qui fonda l’œuvre des petits mariniers, bénéficiaire d’un prix de 2 000 francs. — Parmi mes auditeurs, plus d’un s’est arrêté avec complaisance, au cours d’une excursion en province, devant un de ces chalands trapus dont les flancs bruns luisaient au soleil sur le tranquille miroir d’un canal. Le bateau paressait en amont de l’écluse ou glissait lentement sous les ormeaux des berges, halé à la cordelle par un homme, un vieux cheval, un petit âne. Dans la brume matinale, une fumée montait de la cheminée de fonte qui couronne la cabine peinte en vert ou en blanc ; devant l’étroite porte-fenêtre, des pots de géranium et de fuchsia égayaient de leurs flammes rouges les linges étendus au séchoir ; des enfants jouaient entre les piles de bois avec les animaux domestiques, le chien, le chat. La vie de la famille installée dans le rouf exigu semblait allègre et libre ; on la devinait riche dans sa médiocrité de toutes les histoires que peuvent conter ceux qui ont beaucoup voyagé. C’est la roulotte des bohémiens aquatiques. Elle met une poésie discrète sur les chemins d’eau. Qui n’a rêvé parfois de s’asseoir à ce foyer errant, de goûter sur la barque lente le charme d’une vie indolemment promenée, d’y cacher un bonheur vagabond dans la fuite perpétuelle à travers des horizons changeants ?

Mais il y a un revers à la médaille. Ces jolis enfants qui s’ébattent sur le pont grandissent trop souvent comme de petits sauvages. Nomades, ils ne sont d’aucun ressort académique, ils échappent au réseau des lois scolaires, ils passent devant les « sombres écoles » sans y atterrir. Or, la population flottante des rivières compte plus de 32 000 personnes, dont 10 000 enfants. On s’est ému de cette anomalie ; des projets de loi sont déposés au Parlement, les pouvoirs publics ont promis leur bienveillance. Tandis que cette bienveillance couvait les cartons verts où sommeillent les projets, un homme résolut d’agir, seul, avec des ressources insignifiantes. M. l’abbé Plateau est le fils d’un instituteur du Nord : l’école paternelle s’élevait sur la berge du canal de la Sensée. Tout enfant, sa pitié s’éveilla sur l’ignorance des petits camarades qu’il voyait passer ; l’idée lui vint d’y remédier ; son âge mûr a réalisé cette grande pensée de sa jeunesse. Sous sa direction, l’Œuvre des petits mariniers naquit à Saint-Quentin, il y a dix ans. Elle installe sur les bords des canaux, des rivières, quelques patronages, quelques écoles de fortune, parfois campées sous la tente, qui happent les oiseaux de passage durant leurs arrêts, au temps des chômages. L’abbé Plateau va chercher ses pupilles sur le pont des embarcations, où il leur donne au besoin ses leçons : il atteint déjà cinq cent bateaux. Il a son principal établissement à Essonnes : là, il guette aux portes de Paris, qui est, comme l’on sait, notre plus grand port de commerce, l’entrée et la sortie des petits mariniers. Mais son ambition est d’avoir un bureau central dans Paris. « Ah ! s’écriait-il un jour, si je pouvais seulement disposer tout de suite d’un billet de mille francs, en quarante-huit heures on verrait du nouveau à Paris ! » — Nous lui donnons deux de ces billets, avec la certitude qu’il justifiera sa prédiction.

Il est d’autres marins, ceux de la haute mer, qui restent toujours de grands enfants par leur insouciance ; nul métier où les travailleurs aient plus besoin d’être protégés contre eux-mêmes, contre tous les dangers qui les attendent au port. Le sage Ulysse savait déjà, pour l’avoir appris à ses dépens, combien les escales sont plus perfides que les vagues. Le cabaretier-placeur épie les mathurins à leur descente du navire, il les sature d’alcool, les soulage en un clin d’œil de leurs économies, leur procure un nouvel embarquement à des conditions avantageuses pour lui, désastreuses pour eux. M. de la Bigne de Villeneuve et ses auxiliaires ont fondé à Nantes une œuvre de défense sociale, la Maison du Marin ; elle sauve ses clients du naufrage en terre ferme, elle leur offre un logement à bas prix, des secours de toute nature, des embauchages aux meilleures conditions. Elle hospitalise gratuitement beaucoup de matelots sans ressources. Nous sommes heureux d’attribuer à cette œuvre utile les mille francs du prix Agémoglu.

Ces rapports que je résume ne nous montrent pas seulement la douceur des vertus paisibles. Ils nous font assister à une bataille épique, la grande bataille des ouvriers du bien contre les ouvriers du mal. À les considérer d’ensemble, on se persuade que la lutte éternelle d’Ormuzd contre Ahriman n’est pas un mythe abstrait ; elle prend corps et figure à nos yeux dans ces liasses de papiers. Nous y voyons l’humanité divisée en deux camps : dans l’un, des hommes de bonne volonté combattent, comme les chevaliers errants de jadis, pour défendre les opprimés, pour arracher les faibles aux hommes de proie qui vivent dans l’autre camp de carnage et, de rapine, à Nantes, c’était la Maison du Marin qui disputait les matelots aux griffes du mastroquet ; à Paris et ailleurs, ce sont les dames patronnesses des diverses associations pour la protection de la jeune fille qui arrachent leurs malheureuses sœurs à ces vampires, les trafiquants de la traite des blanches. Ceux qui ont étudié le honteux fléau savent par quels artifices les bandits attirent leurs victimes ignorantes, comment ils les appellent au loin sous prétexte d’un bon placement à l’étranger et les prennent au piège dans leurs bouges. Les zélatrices des œuvres de défense organisent le sauvetage avec une énergie intelligente. Elles ne se contentent point d’ouvrir à Paris des maisons où elle hospitalisent la petite provinciale sans guide et sans appui ; elles ont en France et au dehors des correspondantes dévouées, qui vont dans les gares rechercher les voyageuses en perdition, qui désabusent celles que l’on a trompées, les recueillent, les disputent courageusement, jusque sur le bord du gouffre, à des adversaires qu’il ne fait pas bon braver. Combien de pauvres filles ont été sauvées par ces anges gardiens ! L’Académie les aidera avec deux prix égaux de 1 600 francs, l’un décerné à une œuvre catholique, l’Association pour la protection de la jeune fille, rue Jean-Nicot, à Paris, l’autre à une œuvre protestante, la Section parisienne de l’Union internationale des Amies de la jeune fille, rue Denfert-Rochereau.

C’est encore à l’un de ces bons lutteurs, à un rédempteur d’enfants, qu’ira cette année notre plus gros prix, 8 000 francs de la fondation Honoré de Sussy. M. Henri Rollet, avocat à la Cour de Paris, avait appris à connaître dans l’exercice de sa profession l’avenir trop certain d’un enfant traduit en justice, condamné pour une légère infraction, enfermé dans un établissement pénitentiaire ou dans une maison de correction. Presque toujours, ce premier engagement fait du petit malheureux une recrue pour l’armée du crime. Ceux que l’on rend à des familles indignes ne tournent pas mieux. Il suffirait cependant de mettre le jeune délinquant dans un milieu sain pour obtenir souvent la guérison de sa tuberculose morale. M. Rollet s’est voué à cette belle tâche. Depuis bientôt vingt ans, il recueille dans son Patronage de l’enfance et de l’adolescence les déchets sociaux qu’il transforme en honnêtes travailleurs. Il lui en vient de toutes les fabriques de misère ; des tribunaux, autorisés par la loi du 19 avril 1898 à confier aux institutions charitables les jeunes prévenus qui ont agi sans discernement ; et beaucoup de bons juges prononcent des non-lieux, afin d’épargner la flétrissure de la prison aux mineurs qu’ils savent pouvoir remettre à M. Rollet. Il lui en vient du ministère de l’Intérieur, dans les mêmes conditions. D’autres arrivent du commissariat de police : on les a ramassés grelottant dans la rue, sur un banc, sous un pont : la justice ne les a pas encore saisis, mais ils étaient fatalement destinés à ses geôles.

Commuent abriter, héberger, occuper cette horde chaque jour plus nombreuse ? Durant plusieurs années, ce fut une odyssée touchante et lamentable. L’avocat recevait d’abord ses misérables clients dans un cabinet du Palais : protestations des confrères contre cette cour des Miracles qui s’installait chez Thémis, éviction des petits loqueteux malodorants, mais habités. Es se réunirent alors dans la rue autour de leur père adoptif : rassemblement, lazzis des passants ; à l’admirable apôtre qui disait, lui aussi : « Laissez venir à moi tous ces petits enfants », les agents répondaient : « Circulez ! » La police le gênait ? Si on demandait asile à la police ? M. Rollet s’avisa qu’il y avait à la Préfecture des hangars inoccupés, et un homme de cœur qui a tous les courages, y compris celui des décisions promptes. Le préfet lui concéda un local : les chinoiseries administratives intervinrent, un architecte se fâcha contre l’usurpateur, il fallut retourner à la rue. Le ministère de la Guerre prêta des tentes, on les dressa dans un terrain vague de la banlieue ; mais notre climat n’est pas propice à cette éducation spartiate des enfants débilités. Quelques personnes charitables offrirent des logements gratuits ; vous devinez ce qu’il advint partout : cris d’indignation chez les voisins, ligue des propriétaires, des locataires, des concierges contre ces intrus déshonorants pour l’immeuble. Ils furent enfin tolérés dans une boutique aménagée pour eux en atelier, rue de l’Ancienne-Comédie ; on les apprivoise là au travail en leur faisant confectionner des étiquettes et des bandes pour les compagnies de chemins de fer. Mais quel salut attendre de ces heures de travail, si l’on doit ensuite rendre les vagabonds au ruisseau, le ventre creux ?

Après vingt tentatives infructueuses, M. Rollet a trouvé un logement, rue de Rennes, où il lui a été permis d’installer le dortoir et le réfectoire d’une quarantaine d’enfants. Encore a-t-il fallu percer un souterrain pour communiquer avec la rue par une entrée spéciale, et ménager ainsi la délicatesse des locataires affligés de ce voisinage. Couchés, nourris, occupés, ces pensionnaires hasardeux restent en observation durant une certaine période : ceux qui donnent des garanties de bonne conduite sont pour la plupart envoyés à la campagne, chez des cultivateurs qui les emploient : d’autres répugnent à quitter la ville, on les place en apprentissage dans un atelier. Sans doute, leur bienfaiteur a la douleur de voir disparaître les sujets prématurément viciés, les révoltés qui prennent la fuite : il doit en rendre quelques-uns aux maisons de correction. Mais sur les 800  enfants qui sont passés par ses mains, plus des deux tiers ont été sauvés. Beaucoup s’engagent à dix-huit ans, ils serviront le pays qu’ils auraient terrorisé, si M. Rollet ne leur avait redressé le cœur et l’esprit.

L’œuvre est coûteuse, forcément limitée, avec son budget aléatoire de 50 000 francs, souscrits par la charité privée. La ville n’y contribue que pour 200 francs, l’Assistance publique pour 400 ; le ministère de l’Intérieur alloue 70 centimes par jour à l’enfant dont il se débarrasse en l’abandonnant au patronage. Pouvons-nous mieux faire que de confier la rente du fonds Honoré de Sussy à l’avocat qui met en pratique, d’une si large et si noble façon, la devise dont se glorifie son ordre : Défenseur de l’orphelin ?

Avec un autre de nos grands prix, 5 000 francs des revenus du legs Montyon, nous collaborerons à un de ces miracles dont je parlais en commençant. Il y a un demi-siècle, la gorge de la Devèze, sur les confins du Cantal et de l’Aveyron, passait à juste titre pour l’un des lieux les plus sauvages et les plus désolés de cette région montagneuse. Point d’habitants, nul chemin d’accès, sauf le sentier mal frayé que gravissait, un soir de l’année 1866, l’abbé Robert, jeune prêtre du diocèse. Il avait chargé sur ses épaules un petit épileptique, enfant abandonné, il le portait à une chétive masure, perdue dans ce désert, dont il venait d’hériter. Bientôt, elle en abritait un second, un troisième. Apprenant qu’il y avait là un refuge d’où l’on n’était jamais chassé, les infirmes, les impotents s’y traînaient. Le Père Robert — c’est le nom que lui garde la vénération publique — s’adjoignit deux servantes volontaires ; elles commencèrent à bâtir sous sa direction, c’est-à-dire qu’elles allaient ramasser dans leurs besaces les pierres du ravin, pour ajouter des appentis à la cabane envahie. Débordé par l’affluence des incurables que les familles pauvres dirigeaient sur cet asile providentiel, le Père Robert se lança dans les grandes constructions, avec l’héroïque témérité de ses pareils, sans autre pécule que la lettre de change perpétuellement tirée par la foi sur la charité.

Je passe à regret sur les vicissitudes, les efforts, les prodiges qui se succédèrent pendant quarante ans. Qu’il me suffise de vous montrer le présent en regard de ces humbles origines. Aujourd’hui, d’après les nombreux témoignages que nous adressent les habitants, les fonctionnaires du Cantal et de l’Aveyron, tout ce qu’il y a dans ces deux départements de pauvres créatures condamnées par les médecins, rebutées par leurs proches, démentes, paralytiques, rongées de plaies hideuses, toutes ces reliques vivantes, comme les appelait Tourguéneff, peuplent la gorge de la Devèze. Un vaste hospice s’élève au flanc de la montagne et met 250 lits à la disposition des femmes ; un peu plus loin, l’asile Saint-François hospitalise les hommes. Le vieux moulin sur le ruisseau est devenu l’usine de tissage qui occupe les pensionnaires dont les bras peuvent encore travailler ; la houille blanche actionne cette usine et fournit l’éclairage électrique aux hospices. Les pierrailles d’autrefois se sont transformées en champs cultivés, en vergers qui assurent l’alimentation de la colonie, quatre-vingts religieuses soignent les incurables, vont quêter au loin pour leur douloureuse famille ; et la maison du Cantal a essaimé, elle compte des filiales sur plusieurs points de la France.

Vous le voyez, l’homme qui a changé la face de ce coin de terre n’était pas seulement un modèle de vertu ; il était aussi le modèle des administrateurs intelligents, l’égal des grands bâtisseurs, des grands fondateurs d’ordres d’un autre âge. Un saint, disent de lui tous ceux qui l’ont connu à l’œuvre ; je peux bien risquer le mot, puisqu’il n’est plus. Nous n’aurons pas la joie d’adresser notre offrande au Père Robert : il s’est éteint en décembre dernier, au milieu de ses malades, à quatre-vingts ans passés, plein de jours, et des jours les mieux remplis qu’on puisse dénombrer dans une vie humaine. Nous décernons notre prix à Mme Deuillet, en religion sœur Marie de Nazareth, supérieure des hospitalières de la Devèze : elle fut pendant ces quarante années la plus dévouée collaboratrice du créateur, elle ne laissera pas péricliter sa création.

Combien d’autres, chez qui même zèle n’a pas été couronné d’un succès aussi rare, méritent largement les prix que nous leur donnons et mériteraient une mention singulière ! Il faut finir, et nos rapporteurs, Messieurs, ne finissent jamais sans de lourds remords. Je ne vous ai point parlé de Mlle Treshardy, la protectrice des Pauvres vieilles de Montmartre ; ni de Mlle Van Elslande, cette jeune fille qui a dépensé sa petite fortune et continue de dépenser sa vie au service des vieillards, des infirmes qu’elle entretient dans la maison de l’Ave Maria, à Landes, Charente-Inférieure ; ni de Mlle Schneider, l’aveugle-née qui a sacrifié son bien, elle aussi, pour construire à Yzeure, près de Moulins, l’asile où par ses soins, depuis dix ans, 160 jeunes aveugles des deux sexes ont été élevés, instruits, mis en état de gagner leur vie. Nous comptons parmi nos lauréats plusieurs aveugles, soutiens d’une famille ou d’une œuvre. Il faudrait la plume de leur insigne bienfaiteur, la divination de M. Maurice de la Sizeranne, pour dire avec quelle force la vision du bien et du beau opère dans ces âmes repliées sur elles-mêmes, clairvoyantes au dedans sous les paupières fermées, et que rien ne vient distraire au dehors de la poursuite d’un dessein généreux.

Vous me pardonnerez ces omissions, si vous calculez qu’une simple énumération des titulaires de nos prix eût suffi pour couvrir ces pages. Nul n’ignore que notre embarras s’accroît chaque année avec le trésor des fondations qui s’accumulent dans nos mains : la difficulté n’est pas de trouver les actions vertueuses qu’on nous demande de désigner, — leur nombre passera toujours notre richesse, — mais de les louer toutes comme il conviendrait. Que serait-ce si nous devions en outre décerner cette décoration du demi-honneur qu’un spirituel dramaturge appelait d’avance la médaille de Sainte-Madeleine ? Nous n’avons pas donné dans le piège que nous tendait innocemment un testateur sensible, animé des meilleures intentions. Avait-il bien réfléchi sur la cruauté de l’affreux service que nous rendrions à des blessées de la vie, parfaitement dignes de sympathie et de respect, en livrant leurs noms à la malignité publique ? Ah ! ces quelques noms occuperaient plus de place dans le journal, et avec plus de commentaires, que tous les noms réunis de nos lauréates simplement vertueuses. Les personnes vraiment qualifiées pour le prix ne le demanderaient jamais et nous maudiraient de violer leur secret ; chez les candidates bronzées qui solliciteraient cette publicité pour les faiblesses de leur cœur, nous aurions trop sujet de soupçonner le désir d’une réclame utile à la continuation de leur carrière.

M. de Montyon, qui était sensible, lui aussi, eût certainement jugé comme nous. Je m’aperçois que je n’ai pas fait l’éloge rituel de ce magistrat singulier jusque dans sa bienfaisance. Son dernier biographe, l’auteur d’une étude très consciencieuse, nous dit que l’Académie lui trottait par la tête. Qu’avait-il besoin d’y siéger ? Il n’y entra pas, et, depuis cent ans il y tient la première place, la plus populaire à coup sûr ; très justement, à cause du bien incalculable qu’il a fait à ses milliers d’obligés, à ses imitateurs dont il a une telle générosité, et surtout à ses fidéicommissaires. Lui sommes-nous assez redevables, nous tous qui, pour exécuter ses volontés, nous penchons quelques heures, dans la petite salle du bon conseil, sur les dossiers où nous découvrons la figure d’un monde idéal, du seul monde véritable ! Cette révélation nous secoue brusquement, nous arrache un instant à la frivolité de notre existence quotidienne, au mensonge du siècle, comme disaient nos pères. Notre conscience endormie se réveille, elle compare la vanité de nos vies d’affaires, de plaisirs, d’ambitions, à la vérité de ces vies de sacrifice, consacrées tout entières aux plus austères devoirs : foyers ternes en apparence et où brûle une flamme céleste, tandis qu’il n’y a que cendre sous les dehors brillants qui nous en imposent à l’ordinaire.

Alors revient dans l’esprit, et qui pis est dans le cœur, le terrible problème auquel on n’échappe point : est-il possible qu’il n’y ait pas quelque part une justice tardive, aussi sûrement rémunératrice de ces longues abnégations, de ces magnifiques services rendus à la communauté souffrante, qu’elle sera vengeresse de l’inique abus des avantages procurés à quelques-uns par le hasard ? Non pas la justice terrestre réclamée par les préparateurs du « Grand Soir » ; celle-là, je le crains, ne pourra jamais que déplacer les inégalités inséparables de la condition humaine, intervertir momentanément les rôles entre les bénéficiaires des jouissances et les victimes des indestructibles misères. Non, mais une justice supérieure, totale et définitive, qui fera payer aux égoïsmes intéressés la dette dont ils se sentent responsables envers les dévoûments qui seraient stupides, si cette justice n’existait pas. Et une voix plus forte que toutes les arguties du raisonnement nous crie qu’ils ne sont pas stupides. S’ils l’étaient, rien n’aurait plus de sens ; ce serait trop bête d’être homme, sur une boule roulée au hasard par le plus méchant des singes.

Chacun répond à l’angoissante question comme il sait, comme il peut, ou ne répond pas, et se contente de trembler. Mais il est bon que ce frisson passe quelquefois dans nos moelles et nous force à regarder dans l’abîme de ténèbres où une lueur éclaire le sens de la vie ; lueur de la vertu entrevue, qui remet au point toutes choses et toutes gens dans la comédie mondaine. Je vous ai épargné, Messieurs, les considérations métaphysiques sur la vertu. Beaucoup de philosophes ont disserté à cette place sur sa provenance, sa nature, ses caractères spécifiques. Elle était pour les uns un attribut divin visible dans l’homme, pour d’autres un instinct, une habitude. Je ne m’aventure pas dans les spéculations qui passent mon entendement. Cette vertu que je viens d’admirer sous tant de formes, je me borne à la constater comme un fait, un fait individuel et social. Nous ne pouvons douter qu’il soit bon. D’où vient-il, et comment ? Si perfectionnées que soient les lunettes des astronomes, elles n’amèneront jamais devant leurs yeux certaines étoiles trop reculées dans l’infini ; ils les connaissent par une lumière diffuse dont ils ne peuvent atteindre la source. Ainsi de la vertu : cette lumière doit venir de très loin, de très haut, puisque rien ne l’explique dans le pauvre monde qu’elle illumine.