Hommage de l'Académie des Sciences à Marcelin Berthelot

Le 25 octobre 1927

Raymond POINCARÉ

DISCOURS

DE

M. RAYMOND POINCARÉ
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

PRÉSIDENT DU CONSEIL

Le 25 octobre 1927

 

 

Messieurs,

Dans cet édifice où la gloire veille sur les cendres de Marcelin Berthelot, nous comprenons plus clairement peut-être que partout ailleurs la haute signification du centenaire que nous célébrons, et nous voyons mieux, derrière la mort, apparaître l’immortalité. Vingt ans ont passé depuis le soir où, venant de fermer les yeux à la vaillante femme qui avait été, pendant quarante-cinq ans, sa compagne et son soutien, l’illustre savant s’est éteint auprès d’un travail inachevé sur la coloration souterraine des pierres améthystes. Peu à peu, le temps a répandu la douceur de ses consolations sur la tristesse universelle qu’avait causée la disparition de ce grand homme, et voici maintenant qu’au-dessus de sa tombe s’épanouit une floraison d’espérances.

Il a suffi de son nom et du souvenir de son œuvre pour provoquer dans le monde entier un large mouvement de solidarité scientifique, et pour réaliser eu France, à l’abri de sa mémoire, un projet dont toute l’humanité recueillera le bénéfice. Cette Maison de la Chimie, dont la première pierre est posée un siècle après la naissance de Marcelin Berthelot, ne portera pas seulement, devant la postérité, témoignage de la féconde activité de son génie; elle offrira à ses successeurs les moyens de continuer ses recherches et de servir, après lui et comme lui, la science, qui a été sa raison de vivre. Elle sera, tout à la fois, le temple de la reconnaissance et le temple de l’avenir, le lieu de rendez-vous de tous ceux qui n’oublient pas, mais qui estiment que le jour où la tâche d’un ouvrier est interrompue par le destin, d’autres ouvriers doivent être prêts à la reprendre et à la poursuivre avec la même ardeur.

Certes, aux nouvelles générations de savants et de chercheurs, ne peuvent être proposés de plus grands exemples que celui d’un Pasteur ou d’un Berthelot : Pasteur qui entendait réserver dans le développement des sciences ce qu’il appelait « la part du cœur » et qui s’était imposé cette consigne d’action : « En fait de bien à répandre, le devoir ne cesse que là où le pouvoir manque »; Pasteur qui s’efforçait chaque jour d’accroître sa puissance inventive pour se donner de nouveaux devoirs à remplir, et qui, d’étape en étape, marchait infatigablement à de nouvelles conquêtes : études sur la dissymétrie moléculaire, sur le caractère vital de la fermentation et sur la culture des ferments, sur la nature des maladies infectieuses et sur l’atténuation des virulences ; Pasteur dont les découvertes ont révolutionné l’hygiène et la médecine, secouru l’agriculture, enrichi l’industrie, sauvé de la mort des milliers d’êtres humains ; Berthelot, dont la vie tout entière a été, elle aussi, vouée au vrai et au bien ; Berthelot, qui ne s’est jamais reconnu le droit de s’isoler dans la sérénité de son laboratoire, qui s’est cru obligé de s’intéresser aux problèmes sociaux et de défendre, dans les assemblées parlementaires, ses convictions démocratiques ; Berthelot qui fut un républicain et un patriote, en même temps qu’un philosophe et un savant, et dont toute l’œuvre, comme toute l’existence, reflète une idée dominante : la confiance raisonnée dans l’unité des lois naturelles et dans la force immanente de la vérité.

Si l’on parcourt l’immense domaine que Berthelot a défriché et mis en valeur, on s’étonne d’y pouvoir suivre partout de larges avenues qui se rejoignent et se prolongent. Ni sentiers, ni chemins de traverse. On passe d’un canton à l’autre, sans risquer de perdre la trace du maître, et dans chacune de ses expériences antérieures on trouve les premiers germes de ses expériences prochaines. Nulle activité plus méthodiquement dirigée ; nul esprit dont la démarche soit plus logique ou se révèle avec plus d’évidence.

Vers l’époque où l’hypothèse atomique, jadis énoncée par la philosophie grecque, se rajeunissait dans une doctrine qui, en dépit de vives résistances, s’emparait de la chimie moderne, une erreur singulière entravait encore l’évolution de la science. On s’imaginait que la composition des matières organiques différait essentiellement de celle des corps bruts. On se flattait de connaître dans tous leurs éléments les substances minérales et de pouvoir librement les décomposer ou les reconstituer par synthèse.

Mais les formations plus complexes et plus délicates que l’on constatait, dans la nature vivante, animaux et plantes, on réussissait sans doute à les analyser, on ne s’aventurait pas à les reproduire de toutes pièces. On croyait, avec Cuvier, que le secret de cette reconstruction n’était pas à la portée de la science, et on en abandonnait le monopole à une sorte de puissance mystérieuse ou d’entité mythologique que, faute de mieux, on dénommait la force vitale.

Dès 1828, cependant, Wœhler avait converti en urée le cyanate d’ammoniaque, et, dès 1845, un professeur de Leipzig, Kolbe, avait artificiellement préparé l’acide acétique. Mais ce n’avaient été là que de brefs éclairs dans la nuit. Il avait fallu l’arrivée de Berthelot pour dissiper les ténèbres où s’égarait la chimie. Il se met au travail et ne recrute d’autres collaborateurs que les forces physiques : lumière, chaleur, électricité. Aussitôt, à l’aide de la glycérine et de certains acides, il compose des produits rigoureusement semblables aux corps gras naturels: graisses, huiles et beurres. Ces premiers résultats obtenus, il veut aller plus loin et forcer les éléments libres eux-mêmes ou les combinaisons les plus simples de ces éléments à s’assembler en composés organiques, et il crée, en effet, des hydrocarbures et des alcools: acide formique, alcool méthylique, acétylène, acide acétique, benzine, acide oxalique. Je n’en finirais pas, si je voulais rappeler ici la longue série de ces bulletins de victoire. Il suffit de dire, d’un mot, que Berthelot a frayé la route aux savants des deux mondes, que la synthèse des corps sucrés a rapidement suivi celle des corps gras, et qu’elle-même, la troisième classe des composés organiques, celle dont la complexité moléculaire paraît défier toute reproduction, celle des albuminoïdes, a dû se prêter à de nombreuses imitations qui se confondent presque avec les modèles vivants.

Mais, en 1864, pendant qu’il expérimente la synthèse de l’acide formique, Berthelot remarque avec surprise la lenteur de la réaction. Il cherche à s’expliquer ce phénomène et il observe que cet acide, en se constituant, absorbe de la chaleur, et qu’il en dégage en se décomposant. C’en est assez pour qu’il veuille immédiatement étudier les rapports de la chaleur avec les réactions et pour qu’il se familiarise davantage avec cette science de la thermochimie, qui l’attire comme elle a séduit les Lavoisier et les Laplace, et qu’il conduit bientôt, d’une main sûre, à la rencontre de l’énergétique moderne.

À chaque stade, c’est donc un nouvel élan. La chaleur, qui, en s’évadant d’une réaction chimique, nous indique si exactement la somme des travaux accomplis, Berthelot remarque qu’elle demeure constante, quelles que soient la nature et la suite des états intermédiaires. Cette constatation l’amène à conclure qu’il est possible de mesurer la quantité de chaleur et d’énergie produite dans l’éco­nomie animale par la transformation des aliments, et voilà les physiologistes mis à même de déterminer des précautions rationnelles pour l’hygiène alimentaire.

La Thermochimie lui procure également l’occasion d’entreprendre ses admirables études sur les explosifs et de domestiquer des matières sauvages, qui ne seront pas seulement, Dieu merci destinées à détruire, mais qui seront de plus en plus efficacement employées au développement des travaux publics et au progrès de l’industrie.

En même temps, cette succession de recherches, synthèse, thermochimie, biologie, ouvre à Berthelot des vues sur des questions d’agriculture et de botanique. Il découvre comment les terres les plus diverses s’approvisionnent en azote, et comment, dans celles qui restent en jachère, se reforment, grâce à des myriades de bactéries, les provisions épuisées : et voilà les agronomes renseignés sur un mystère qui avait donné lieu aux conjectures les plus variées.

C’est ainsi que s’enchaînent les unes aux autres les plus belles trouvailles de ce grand esprit, et que toute solution lui apparaît comme l’amorce d’un nouveau problème. Berthelot personnifie vraiment l’intelligence humaine, avec sa soif de généralisation, sa curiosité insatiable et son irrésistible besoin de pénétrer ce qu’elle ignore. Il est juste que ce soit un tel nom qui s’inscrive prochainement au fronton de la Maison de la Chimie, et le magnifique succès de la souscription internationale prouve que le choix de ce patronage a été universellement approuvé. Berthelot a donné toute sa force au mot que rappelait, le 5 mai dernier, son successeur au Collège de France, mon éminent confrère de l’Institut, M. Charles Moureu : « La chimie est au fond de tout, et rien ne lui échappe. »

Rien ne lui échappe, en effet, de ce qui nous fait vivre ou mourir. Elle a été hier la déesse de la guerre ; elle sera demain, si nous le voulons, la déesse de la paix.

« En 1870, a écrit Berthelot, on se tourna vers la science comme on appelle un médecin au chevet d’un agonisant. » Et pendant le siège de Paris, il a effectivement présidé le comité scientifique de la défense et surveillé la fabrication de la dynamite et de la nitro-glycérine; il est descendu, avec le colonel Laussedat, dans les carrières de Clamart, pour essayer de faire sauter les batteries installées à Châtillon par les assiégeants ; il a mis la science au service de la patrie en danger. Mais c’est surtout dans la dernière guerre que la chimie a joué, chez tous les belligérants, un rôle décisif : les canons, les munitions, les explosifs, les produits nécessaires à la fabrication des aéroplanes, tout a réclamé son intervention quotidienne. Elle a eu surtout à multiplier ses efforts, après que, le 23 avril 1915, en Belgique, les premiers gaz de combat sont sortis des tranchées allemandes entre Bixschoote et Langemarck. Il a fallu, dès lors, non seulement protéger les soldats par des masques, assainir les tranchées et les abris, mais fournir aux troupes le moyen de riposter. Gaz sternutatoires, gaz suffocants, gaz toxiques, gaz vésicants, gaz lacrymogènes, toutes sortes de produits nocifs ont envahi les champs de bataille, et, à côté des blessés et des mutilés, ont a dû compter, hélas! les hommes « gazés », qui allaient être condamnés à traîner ensuite, dans la vie civile, une lamentable infirmité. Pendant plusieurs années d’une guerre impitoyable, c’est à ces lugubres inventions qu’a dû s’appliquer obstinément la chimie. Il lui appartient maintenant de chasser loin de nous ces images funèbres et d’y substituer le tableau d’une humanité paisible et laborieuse, cherchant dans la concorde l’amélioration progressive de son état matériel et moral.

Dans cette Maison que nous allons élever en l’honneur et au bénéfice de la chimie se rencontreront et apprendront à se mieux connaître des savants de tous les pays. Ils trouveront là un foyer où s’élaborera la civilisation future. À la science qu’ils y serviront ensemble, ils ouvriront chaque jour un plus vaste champ d’expérience. Ils lui demanderont d’accroître la production du sol, d’améliorer le sort des agriculteurs et d’enrichir les campagnes. Ils la chargeront de rendre l’alimentation plus saine et plus normale ; ils feront d’elle l’auxiliaire de la médecine et de la pharmacie, la conseillère de la thérapeutique et de la clinique, la collaboratrice éclairée de l’hygiène publique. Ils élargiront sa mission industrielle, lui ouvriront les usines, lui confieront le soin de renouveler la fabrication et la coloration des tissus, de composer des essences et des carburants, d’augmenter, par la multiplication des produits indispensables, la prospérité générale.

Maintes fois, il m’est arrivé, j’en conviens, de célébrer le caractère désintéressé de la science et même de vanter la recherche d’où s’élimine toute pensée d’application pratique. J’entendais par là que rien n’est plus beau que l’effort continu d’un savant qui poursuit la vérité, sans préoccupation personnelle, et qui n’attend de la science que la satisfaction de la cultiver. Mais un savant a aussi le devoir d’être un citoyen dans sa patrie et un homme dans l’humanité. Il ne doit pas se retrancher de la société qui l’environne; il ne doit pas se détourner de ceux qui souffrent, et qui espèrent. La Maison de la Chimie aura des fenêtres sur le peuple de la rue et ne fermera ses portes ni à la misère ni à la douleur. Elle ne sera pas la demeure du silence et de la pensée solitaire; elle sera le grand atelier de la vie, de l’action et du progrès.