Inauguration du buste de Chateaubriand, à Rome

Le 11 décembre 1934

Henry BORDEAUX

Inauguration d’un buste de Chateaubriand à Rome

Le 11 décembre 1934

DISCOURS DE M. HENRY BORDEAUX

 

De la Coupole à la Farnésine[1]

 

Messieurs et Chers Confrères,

Dans quelques mois, l’Académie française, qui m’a fait le grand honneur de me déléguer auprès de vous, célébrera le trois centième anniversaire de sa fondation. Le cardinal de Richelieu, qui l’appelait à la vie, poursuivait, en la créant, un double but : assurer la fixité de la langue, parce que la langue est le grand trait d’union entre les hommes d’une même race et d’un même sol et mêler aussi les écrivains à la vie générale du royaume en les mettant en contact avec les représentants des grands organismes sociaux et nationaux, afin de leur mieux révéler ces puissances d’ordre par lesquelles durent et prospèrent les peuples.

Le nouveau Richelieu qui préside aujourd’hui aux destinées italiennes créait à son tour, par le décret du 7 janvier 1926, .votre Académie royale d’Italie, aujourd’hui sœur de la nôtre. L’aînée m’envoie en ambassadeur auprès de sa cadette. Elle a voulu que la première visite et la première démarche vinssent des rives de la Seine. J’apporte aux rives du Tibre le salut de nos trois cents années de culture et de langue françaises. Mais je sais bien que je l’apporte sur une terre ancienne et sacrée, celle qui, après avoir été la patrie de Virgile et d’Horace, a donné le jour à Dante, à Pétrarque, au Tasse, à l’Arioste. De notre Coupole à votre Farnésine, nous pouvons échanger nos gloires, et puisque j’ai l’heureuse fortune de venir le premier m’incliner devant les vôtres, laissez-moi à mon tour vous inviter à l’avance à nous envoyer une ambassade lorsque nous célébrerons au mois de juin prochain à Paris et à Chantilly cet anniversaire de notre fondation qui s’enorgueillira de votre présence et s’enchantera de votre jeunesse. Vous y retrouverez sans nul doute cette Académie royale de Suède fondée par Gustave III qui vient de distribuer sa plus haute récompense, le prix Nobel, à l’un de vos plus illustres membres, M. Luigi Pirandello, et l’Académie royale de Belgique fondée par Albert Ier, toutes deux inspirées déjà de la nôtre ; et peut-être, avec les représentants littéraires d’autres pays attachés comme nous le sommes à leur renommée intellectuelle, composerons-nous ainsi, tout au moins pas secrètement, une nouvelle Société des Nations dont l’emblème serait la lyre d’Orphée conjurant par l’harmonie et le culte du Beau les démons qui ne cessent pas d’agiter le monde et de le menacer dans sa paix et dans son travail et son bonheur quotidiens. Car la littérature est aussi une politique, et le goût l’empêche de s’égarer.

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Vous dirai-je encore que j’ai des raisons particulières pour me réjouir d’avoir été envoyé auprès de vous par l’Académie française ? Parmi ceux qui chez nous ont célébré votre pays, elle n’avait que l’embarras du choix : Paul Bourget le Siennois, ou Henri de Régnier le Vénitien, Pierre de Nolhac le Latin, ou Louis Bertrand le Méditerranéen, ou l’un ou l’autre de la troupe romaine où se sont engagés un Émile Mâle, un Louis Madelin, un Abel Bonnard. Pourquoi a-t-elle désigné l’auteur de la Claire Italie ? Mes origines savoyardes me rapprochent peut-être de vous davantage. Nous gardons à Hautecombe, au bord du lac du Bourget, quelques-unes des tombes de la maison d’Italie qui est toujours la maison de Savoie, aujourd’hui la plus ancienne famille royale d’Europe, et si nous avons nous-mêmes, volontairement et unanimement, mis notre main dans la main de la France pour nos communs destins, nous n’en gardons pas moins le souvenir attendri d’une communauté de luttes, de douleurs et d’espoirs qui si longtemps a mêlé la Savoie au Piémont sur les mêmes champs de bataille et qui nous fait désirer, avec une ardeur toute spéciale et inégalable, une alliance où, plus encore que l’intérêt mondial, pourtant si évident, parle notre cœur.

Laissez-moi donc répéter dans cette enceinte pacifique les paroles du grand chef de guerre sous les ordres de qui j’ai eu l’honneur de servir à Verdun avant de le retrouver à l’Académie française : « Du Rhin au Brenner, écrit le maréchal Pétain, les deux siècles de paix que le monde latin ait jamais connus, c’est le glaive des légions romaines qui les lui a donnés. Aujourd’hui, aux mêmes frontières, la puissance d’un bloc de près de cent millions de Latins peut constituer à son tour une des plus sûres garanties de paix. Ainsi l’intime collaboration de la France et de l’Italie est non seulement inscrite au testament spirituel de nos deux millions de morts, mais elle est plus que jamais nécessaire à l’avenir raire à l’avenir de l’Europe, de la latinité et de la civilisation méditerranéenne. »

Cette Savoie intermédiaire a, d’ailleurs, précédé nos deux pays — et n’est-ce pas une page d’histoire peu connue ? — dans la création d’une Académie, de la vôtre comme de la nôtre. Il y avait à Annecy, à la fin du XVIe siècle, deux hommes éminents, dont l’un, il est vrai, devait dépasser l’autre en gloire et en influence. L’un était évêque : il descendait d’une illustre famille et s’appelait François de Sales. L’autre était le président du Sénat de Savoie et auteur du premier code rassemblant les coutumes judiciaires : c’était le président Favre. Tous deux étaient fort lettrés. S’inspirant des petites cours d’Italie, celle de Ferrare et celle d’Este qui, avec les cours d’amour, avaient déjà imaginé de réunir les poètes et les amateurs de beau langage, ils désirèrent de former le goût et de diriger la culture des belles-lettres en instituant à Annecy une société littéraire qu’ils nommèrent l’Académie florimontane et à qui, pour emblème, ils donnèrent un oranger chargé de fleurs et de fruits avec cette devise : flores fructusque perennes. François de Sales, le futur saint François de Sales, l’auteur de l’Introduction à la vie dévote et du Traité de l’amour de Dieu, prononça lui-même le discours d’ouverture : on peut croire qu’il fut plein de grâce et de courtoisie.

Cette Académie florimontane comptait déjà quarante membres, — chiffre fatidique, — qui choisissaient dans leur nombre un président et un censeur parmi des gens habiles en tous genres et bien près de l’encyclopédie, et aussi un secrétaire qui devait avoir en partage des idées nettes et claires, un esprit fin et délié, des pensées nobles et être bien versé dans les belles-lettres. Une si belle société, embarquée à pleines voiles sur la haute mer du monde, pour employer une expression de l’évêque d’Annecy souhaitant un heureux départ an fils de la baronne de Chantal, disparut, aussi subitement qu’elle était née. Elle ne rencontra ni un François de Sales ni un président Favre pour la continuer. Il est même impossible aujourd’hui de retrouver les quarante noms de son assemblée. Faut-il croire ce que disait un jour, gentiment, Maurice Barrès à la Chambre des députés, répondant à un interlocuteur qui ralliait l’immortalité académique : « Il est plus facile, répliqua-t-il, d’être immortel de son vivant qu’après sa mort. »

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Un prédécesseur prodigieux, un de ceux qui sont vraiment assurés de l’immortalité et font aux Académies un honneur en s’y inscrivant, est l’occasion de ma présence ici. Hier, son buste était découvert, en présence d’une assistance de choix, entre la Villa Médicis et la Trinité des Monts, sur cette promenade du Pincio qui est toute parée de la grâce ensemble et de la noblesse romaines. Déjà, il avait donné à Rome sa signature. Elle figure dans l’église Saint-Louis-des-Français, au-dessous d’un bas-relief de marbre blanc qui représente une jeune femme mourante soulevée à demi vers les médaillons des siens. Une inscription précise le sens de cette image : « Après avoir vu périr toute sa famille, son père, sa mère, ses deux frères et sa sœur, Pauline de Montmorin, consumée d’une maladie de langueur, est venue mourir sur cette terre étrangère. » Mais le donateur ne s’est pas oublié. Les donateurs s’oublient rarement eux-mêmes. Jusque sur ces tableaux de piété, si nombreux au moyen âge, les peintres qui en étaient chargés pour les chapelles ou pour les hôpitaux étaient tenus de représenter ces donateurs au premier rang en des poses ferventes qui dissimulaient mal leur orgueil. Ainsi peut-on lire au bas de l’image de Pauline de Beaumont : « F. de Chateaubriand a élevé ce monument à sa mémoire. »

Oui était cette Pauline de Beaumont ? La dernière descendante, échappée au naufrage de la Révolution, d’une famille patricienne, fidèle au roi jusqu’à l’échafaud et même jusqu’au massacre. Elle avait joué un rôle précieux en ralliant autour du Premier Consul et du régime de l’ordre les quelques débris de l’ancienne société, d’une politesse irremplaçable, qui étaient restés en France ou revenus de l’émigration. Amie de Fontanes et de Joubert, elle avait accueilli Chateaubriand qui n’avait pas tardé à la séduire. C’était le temps où le surnom d’Enchanteur lui était donné : il devait le perdre sans se lasser de le portera.

Cependant, après la publication retentissante du Génie du Christianisme, Bonaparte, qui admirait Chateaubriand et désirait de le conquérir, l’avait fait nommer secrétaire d’ambassade à Rome. L’ambassadeur au Vatican était alors le cardinal Fesch, oncle du Premier Consul. Sans retard celui-ci prit en grippe son subordonné qui, de son côté, l’avait en horreur. La lutte entre eux fut immédiate. L’ambassadeur qui avait loué pour l’ambassade le palais Lancelotti, voisin du Tibre, logea Chateaubriand dans les combles, avec les puces — mais Goethe n’a-t-il pas déclaré, dans les Elégies romaines, préférer le peuple actif des puces du Midi aux brouillards du triste Septentrion ? — et lui distribua comme travail des besognes d’expéditionnaire, telles que la délivrance des passeports. De son côté, le secrétaire va rendre visite au pape sans autorisation, ce qui lui permet de buriner de Pie VII cette inoubliable eau-forte en deux lignes : « Le Pape a une figure admirable, pâle, triste, religieuse : toutes les tribulations de l’Église sont sur son front. » De même il court s’inscrire chez le roi de Sardaigne, Charles-Emmanuel, dépouillé du Piémont et réduit à son île, et autorisé à résider à Frascati où il est surveillé. Naturellement, l’audience du roi exilé fait scandale. Le cardinal Fesch veut faire renvoyer Chateaubriand et Fontanes, à Paris, apaise le conflit mais gronde son redoutable ami.

Le conflit recommencera sur des riens. On charge Chateaubriand de commissions insignifiantes, afin de le rabaisser, comme de remettre à la sœur du Premier Consul, Pauline Borghèse, une paire de souliers de bal qu’elle avait commandés à Paris par la valise diplomatique, réceptacle, déjà, des plus étranges objets. Mais il s’en vengera avec de la poésie. Admis au petit lever de la princesse, il écrira un peu plus tard : « La princesse fit sa toilette devant moi : la jeune et jolie chaussure qu’elle avait à ses pieds ne devait fouler qu’un instant cette terre. » Après quoi, il a l’audace incroyable d’envoyer une note secrète au Premier Consul pour souligner l’insuffisance et les intrigues secrètes du cardinal Fesch, obscur et incapable au lieu d’être un ambassadeur reluisant et magnifique comme un Créqui sous Louis XIV et un Bernis sous Louis XV.

L’ambassadeur lui jouait-il un si mauvais tour en le rejetant des affaires ? Sans le vouloir il le repoussait vers la poésie. Si Chateaubriand s’en est plaint, nous ne pouvons que nous en réjouir. Ainsi erra-t-il dans Rome et dans ses environs à toute heure du jour et de la nuit. Ainsi va-t-il devenir le peintre et le musicien de celle que lord Byron appellera la Niobé des nations, et de cette campagne romaine, alors désolée et livrée à la solitude. Il sera le musicien de la lumière et le peintre du silence. Nul ne saura, comme lui, décrire les couchers de soleil sur les ruines, les levers de lune sur le Tibre, la course des nuages pareils à des chars légers portés sur le vent du soir. Comme Claude Lorrain, il a chanté la lumière de Rome. Qui ne connaît les strophes où il la capte et la prolonge ensemble : « Une vapeur particulière, répandue dans les lointains, arrondit les objets et dissimule ce qu’ils pourraient avoir de dur ou de heurté dans leurs formes. Les ombres ne sont jamais lourdes et noires ; il n’y a pas de masses si obscures de rochers et de feuillages dans lesquelles il ne s’insinue toujours un peu de lumière. Une teinte singulièrement harmonieuse marie la terre, le ciel et les eaux : toutes les surfaces, au moyen d’une gradation insensible de couleurs, s’unissent par leurs extrémités, sans qu’on puisse déterminer le point où une nuance finit et où l’autre commence. Vous avez sans doute admiré dans les paysages de Claude Lorrain cette lumière qui semble idéale et plus belle que nature ? Eh bien, c’est la lumière de Rome. »

Inquiète à distance de cette exaltation. Madame de Beaumont, mourante, se décide à le rejoindre. Il va l’attendre à Florence. Il amène cette pauvre colombe blessée sons son aile protectrice de grand oiseau de tempête jusque dans une petite maison du Pincio où elle mourra peu après « désespérée et ravie », ose-t-il écrire, parce qu’elle ne croyait plus à sa tendresse et la retrouve avec joie intacte au bord de l’agonie. Elle aussi servira jusque par sa mort le génie du poète. Un cœur brisé est plus sensible à la beauté ineffable des choses passagères. « On n’a pas su, écrit Chateaubriand dans son amertume, ce que c’est que la désolation du cœur quand on n’est point demeuré seul à errer dans les lieux naguère habités par une personne qui avait agréé votre vie... Je restai abandonné sur les ruines de Rome. A ma première promenade, les aspects me semblaient changés ; je ne reconnaissais ni les arbres, ni les monuments, ni le ciel. Je m’égarais au milieu des campagnes, le long des cascades, des aqueducs, comme autrefois sous les berceaux des bois du nouveau monde. Je rentrais dans la Ville Eternelle qui joignait actuellement à tant d’existences passées une vie éteinte de plus. » Ailleurs il imagine, se souvenant des soirs de Savigny où il écrivait le Génie du. Christianisme chez son amie : « La nuit, quand les fenêtres de notre salon champêtre étaient ouvertes, Madame de Beaumont remarquait diverses constellations en me disant que je me rappellerais un jour qu’elle m’avait appris à les connaître : depuis que je l’ai perdue, non loin de son tombeau, à Rome, j’ai plusieurs fois, du milieu de la campagne, cherché au firmament les étoiles qu’elle m’avait nommées ; je les ai aperçues brillant au-dessus des montagnes de la Sabine ; le rayon prolongé de ces astres venait frapper la surface du Tibre. Le lieu où je les ai vus sur les bois de Savigny et les lieux où je les revoyais, la mobilité de mes destinées, ce signe qu’une femme m’avait laissé dans le ciel pour me souvenir d’elle, tout cela brisait mon cœur. Par quel miracle l’homme consent-il à faire ce qu’il fait sur cette terre, lui qui doit mourir ?... »

Ce mélange d’amour et de mort qu’il a répandu, comme un parfum précieux, sur ses impressions romaines, leur a donné un accent inoubliable. Aucun peintre ne l’a dépassé dans ces paysages devenus par la douleur des paysages humains.

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Vingt-cinq ans plus tard, Chateaubriand revient à Rome, mais comme ambassadeur. La Restauration lui, doit trop pour le laisser dans l’ombre. Il a représenté la France au congrès de Vérone, il a été ministre des Affaires étrangères et ambassadeur à Berlin et à Londres. Le revoici en Italie.

Il installe son ambassade au palais Simonetti, place San-Marcello, mais déjà il convoite le palais Farnèse qui était alors le siège de l’ambassade napolitaine. Le président de Brosses, débarquant à Rome, avait eu ce mot trop spirituel : « Que dites-vous de la galanterie de notre Saint Père qui a la politesse de se laisser mourir pour nous faire voir un Conclave ? » Léon XII eut précisément, cette politesse pour Chateaubriand. Il l’avait reçu le 2 janvier 1829, il mourut le 12 février. Mais un conclave ne se voit pas : il se prépare. Aussitôt l’ambassadeur déploie une prodigieuse activité.

Les Mémoires d’outre-tombe qui se rapportent à cette période de sa vie ne rendent plus qu’un son historique, avec quelle magnificence il est vrai ! L’évocation de la bénédiction papale après l’élection, le tableau de la cérémonie des Ténèbres de la Semaine Sainte dans la chapelle Sixtine sont dans toutes les mémoires, avec la cadence désespérée de la phrase finale : « C’est une belle chose que Rome pour tout oublier, mépriser tout et mourir. »

A Mme Récamier lointaine, son plus grand amour et sa plus grande amitié ensemble, s’il lui résume l’histoire en mouvement, l’histoire qu’il s’imagine volontiers conduire de son poste d’ambassadeur, il confie — heureusement — ses promenades nocturnes dans la campagne romaine où il va écouter le silence et regarder passer son ombre de portique en portique le long des aqueducs éclairés par la lune. Les étoiles ont pu être dans le ciel un signe de Pauline de Beaumont. La lune est l’astre réservé à Juliette.

Infatigable promeneur, il emmène avec lui ses fantômes d’amour. « On n’a point vu Rome, écrit-il encore, quand on n’a point parcouru les rues de ses faubourgs mêlées d’espaces vides, de jardins pleins de ruines, d’enclos plantés d’arbres et de vignes, de cloîtres où s’élèvent des palmiers et des cyprès, les uns ressemblant à des femmes de l’Orient, les autres à des religieuses en deuil. On voit sortir de ces débris de grandes Romaines, pauvres et belles, qui vont acheter des fruits on puiser de l’eau aux cascades versées par les aqueducs des empereurs et des papes... »

Jeune secrétaire d’ambassade, il regardait de sa mansarde les blanchisseuses. Mais cet ambassadeur de soixante ans dépassés n’a point changé. Une absente, et une absente qui a renoncé à l’amour par amour de la perfection, ne saurait lui suffire. Rome ressuscite, même la nuit au clair de lune réservé à la divinité. Car le rossignol y chante comme nulle part ailleurs : « Toutes ses notes étaient baissées d’un demi-ton ; sa romance à refrain était transposée du majeur au mineur ; il chantait à demi-voix ; il avait l’air de vouloir charmer le sommeil des morts et non de les réveiller. Dans ces parcours incultes, la Lydie d’Horace, la Délie de Tibulle, la Corinne d’Ovide avaient passé ; il n’y restait que la Philomèle de Virgile ! Cet hymne d’amour était puissant dans ce lieu et à cette heure ; il donnait je ne sais quelle passion d’une seconde vie : selon Socrate, l’amour est le désir de renaître par l’entremise de la beauté ; c’était ce désir que faisait sentir à un jeune homme une jeune fille grecque en lui disant : « S’il ne me restait que le fil de mon collier de perles, je le partagerais avec toi. »

Il écoute, il écoutera jusqu’à la fin les dangereux conseils du rossignol. Le 28 avril 1829, donnant une fête à la Villa Médicis en l’honneur de la Grande-Duchesse Hélène, il écrit encore dans les Mémoires d’outre-tombe : « J’ai bien de la peine à me souvenir de mon automne quand, dans mes soirées, je vois passer devant moi ces femmes du printemps qui s’enfoncent parmi les fleurs, les concerts et les lustres de mes galeries successives : on dirait des cygnes qui nagent vers des climats radieux. A quel désennui vont-elles ? Les unes cherchent ce qu’elles ont déjà aimé, les autres ce qu’elles n’aiment pas encore. Au bout de la route, elles tomberont dans ces sépulcres, toujours ouverts ici, dans ces anciens sarcophages qui servent de bassins à des fontaines suspendues à des portiques ; elles iront augmenter tant de poussières légères et charmantes... Ma sylphide serait-elle cachée sous la forme de quelqu’une de ces brillantes Italiennes ? Non : ma dryade est restée unie au saule des prairies où je causais avec elle de l’autre côté de la futaie de Combourg. Je suis bien étranger à ces débats de la société attachés à mes pas vers la fin de ma course ; et pourtant il y a dans cette féerie une sorte d’enivrement qui me monte à la tête ; je ne m’en débarrasse qu’en allant rafraîchir mon front à la place solitaire de Saint-Pierre ou au Colisée désert. Alors les petits spectacles de la terre s’abîment, et je ne trouve d’égal au brusque changement de la scène que les anciennes tristesses de mes premiers jours. » Mais il ne s’en débarrassera jamais.

Quand cessera-t-il d’aimer ? Jusque dans la Vie de Rancé qu’il écrit à près de quatre-vingts ans, il cherche l’objet du renoncement et non le renoncement lui-même. Renoncer, c’est déjà mourir. Et vouloir mourir en beauté, c’est ne pas accepter de mourir. L’humilité lui est inconnue.

Revenu en France, il apprend à Cauterets où il prend les eaux, la formation du ministère Polignac. Dès lors il abandonne la carrière politique pour revenir à l’opposition. C’est l’adieu à Rome. Mais au retour, quand à la croisée des chemins, à Lourdes, il prend la route de Pau au lieu de tourner au Midi et de rouler vers l’Italie, ses yeux se remplissent de larmes. Ces larmes de Chateaubriand, que de femmes les eussent souhaitées pour elles, et c’est Rome qui les a fait verser...

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Goethe, dont l’œuvre fut toute modifiée et connue ouverte au soleil par le voyage à Rome, au moment de quitter la Ville Eternelle portait ce jugement si vrai sur la leçon des ruines qui n’est pas une leçon de mort, mais une leçon de vie. « Il ne faut pas, écrit-il, nous laisser abattre quand la pensée s’impose à nous que tout ce qui est grand est aussi passager. Au contraire, quand nous constatons combien le passé a été grand, cela doit nous encourager à créer quelque chose d’important, afin que cette œuvre, elle-même tombée en ruines, encourage nos successeurs à une noble activité, stimulant dont nos devanciers ne nous ont jamais laissés manquer nous-mêmes. »

Enseignement de sagesse qui n’accepte pas la blessure du temps et lui oppose le mouvement humain. Chateaubriand n’a pas vu, dans les ruines de la Rome païenne, cette leçon de virilité, mais il a exprimé mieux que personne la poésie des deux Homes superposées, l’antique et la catholique, la mélancolie de la campagne romaine, la solitude de l’homme au point le plus sensible, au cœur même des civilisations disparues et renouvelées.

Incontestablement il dépasse en poésie le poète allemand. Mais comme il doit vous froisser, Messieurs, par cette évocation continuelle de la mort sous le plus beau ciel ! « Je m’imagine, écrit-il encore à Rome, que les décédés, quand ils se sentent trop échauffés dans leur couche de marbre, se glissent dans une autre restée vide, comme on transporte un malade d’un lit dans un autre lit. On croirait entendre les squelettes passer durant la nuit de cercueil en cercueil. » Et dans cette même Rome, au lieu d’une ronde macabre, le d’Annunzio d’Il Piacere nous montrera la vie brûlante et toute rouge jusque sous la neige qui vient ajouter sa blancheur à celle des sépulcres. Barrès, à Venise, accuse « le paludisme de cette ruine romantique » et le même d’Annunzio, dans la Nave, nous la peint toute précipitée vers la fortune de mer, comme au temps des grands doges. Mais Barrès, à Ravenne, voit partout surgir des pensées énergiques et dévorantes « comme si elles avaient été laissées dans ce désert par tant d’hommes passionnés qui le traversèrent, ivres de désirs, de haines et de violences. » Et dans la guerre et après la guerre, il partagea avec son ami Gabriele d’Annunzio les mêmes espoirs et transmettra le même feu national. Et pour Chateaubriand, il ne faut jamais oublier que son amour des ruines ne l’empêcha pas d’entendre le cri poussé vers la vie par la jeune Italie, quand ce cri n’était encore qu’un vagissement que l’Autriche cherchait à étouffer. Le poète de la mort fut aussi le poète de la jeunesse et le prophète de l’unité italienne : « On prend, écrivait-il en 1829, devançant Mazzini, et alors qu’on affectait de considérer comme des attentats de carbonari les menaces de révolution dont la sourde rumeur gagnait Naples, Parme, Modène, et jusqu’au Piémont et à la Lombardie, on prend pour des conspirations ce qui n’est que le malaise de tous, le produit du siècle, la lutte de l’ancienne société avec la nouvelle, le combat de la décrépitude des vieilles institutions contre l’énergie des jeunes générations... » Et il annonce la chute de ces douanes intérieures qui entendent séparer l’esclavage de la liberté. L’énergie des jeunes générations, l’un des premiers il a deviné où elle aboutirait. Que l’Italie nouvelle soit donc amicale au grand ambassadeur de France qui, il y a juste un siècle, lui adressait déjà son lointain salut !

Qu’elle se souvienne que Chateaubriand fut le poète de la jeunesse et de l’amour avant d’être le poète des ruines et de la mort ! Comme il eût compris et senti l’énergie des jeunes générations qui ont transformé l’Italie et quel chant d’allégresse il eût entonné s’il fût monté sur le Capitole maintenant isolé, s’il eût parcouru le forum de César enfin dégagé, rêvé devant les trois colonnes reconstituées du Temple de Vénus genitrix, assisté à la résurrection de la fameuse Voie des Triomphes par où les généraux vainqueurs rentraient dans la Ville, et entrevu le développement de la Borne monumentale de Mussolini menaçant de s’étendre jusqu’aux monts Albains et prête à recevoir une population de deux millions d’habitants ! Le vieil ambassadeur, jamais en défaut devant les signes du temps parce qu’il prenait d’instinct le recul nécessaire pour juger les événements — ce qui est la marque des hommes d’État — eût été le premier à signaler à la France cette transformation du monde latin et la nécessité des alliances pour la durée de la paix européenne au sortir de toutes les destructions de la guerre.

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Le poète de la jeunesse et de l’amour, comme il se fût retrouvé chez lui dans cette Farnésine qui porte sur ses murs l’histoire de Psyché, — histoire presque pareille à celle de la Sylphide dont il avait surpris dans les bois de Combourg, à l’âge de l’adolescence, la forme aérienne et charmante, partout poursuivie jusqu’à la vieillesse et jamais atteinte ! Deux autres de nos plus grands poètes n’ont-ils pas rivalisé avec Apulée et Raphaël pour peindre les troubles et le malheur de Psyché ? Le vieux Corneille qui avait dans ses tragédies bâti, comme un Romain, la cité de l’ordre, voici que sur le tard il se surprend à soupirer et qu’il trouve des accents nouveaux pour rendre la grâce et la mélancolie du premier amour qui ne se connaît pas encore, se cherche, se trouve et découvre, quand il se trouve, la mystérieuse limite où la joie ne se peut supporter qu’en s’alliant à la douleur. Ainsi la Psyché de Corneille fait-elle son petit examen de conscience en présence de l’Amour :

J’ai senti de l’estime et de la complaisance,
De l’amitié, de la reconnaissance :
De la compassion les chagrins innocents
M’en ont fait sentir la puissance ;
Mais je n’ai pas encor senti ce que je sens,
Je ne sais ce que c’est, mais je sais qu’il me charme,
Que je n’en conçois point d’alarme ;
Plus j’ai les yeux sur vous, plus je m’en sens charmer.
To
ut ce que j’ai senti n’agissait point de même,
Et je dirais que je vous aime,
Seigneur, si je savais ce que c’est que d’aimer.

Et comment ne pas citer encore le quatrain qui termine cette longue et pure strophe d’aveu dont les vers se déroulent comme une belle torsade blonde qui, enfin défaite ruisselle en flots d’or :

Vous soupirez, Seigneur, ainsi que je soupire,
Vos sens, comme les miens, paraissent interdits :
C’est à moi de m’en taire, à vous de me le dire :
Et cependant, c’est moi qui vous le dis.

En musique, on marque un soupir pour indiquer le silence qui prend la place d’un temps. Dans ce texte musical, il faut marquer un soupir après : Et cependant... Le dernier vers n’a que dix pieds et il ne donne pas l’impression de raccourcir le rythme. Il ne le rompt pas, il l’achève délicieusement. Un arrêt précède l’offrande de ce soir nouveau. Psyché, avant de dire qu’elle aime, suspend la marche en avant comme une biche qui, parvenue à l’orée du bois, se trouve en présence du chasseur. Le divin chasseur est là et Psyché connaît tout à coup, non point certes, la peur, mais la gravité de l’amour.

La Psyché de La Fontaine est en prose, mais sa prose est aussi pure et fraîche que ses vers. « Mon principal but est de plaire... » déclare-t-il sans retard dans sa préface, et voilà une profession de foi beaucoup trop oubliée aujourd’hui par les écrivains. Il ajoute d’ailleurs : « Ce n’est pas à force de raisonnement qu’on fait entrer le plaisir dans l’âme de ceux qui lisent ». Il faut les séduire, et là il sait bien qu’il excelle.

Cependant sa Psyché se désole d’ignorer le nom et le visage de son amant nocturne. « Hélas ! disait-elle le jour aux arbres, je ne saurais graver sur votre écorce que mon nom seul, car je ne sais pas celui de la personne que j’aime. » Et s’adressant aux ruisseaux : « Ruisseaux, enseignez-moi l’objet de mon amour... » Elle essaie d’attendrir l’Amour pour obtenir qu’il lui livre son secret et, quand elle croit y avoir réussi, elle passe dans l’obscurité la main sur les yeux de son amant afin de sentir s’ils sont humides, « car elle craignait que ce fût feinte. Les ayant trouvés en bon état et comme elle le demandait, c’est-à-dire mouillés de larmes, elle condamna ses soupçons. » L’Amour pleure mais ne se laisse pas fléchir.

Il condamne son amante à la solitude du jour, et voilà que Psyché s’ennuie. Son bonheur, s’il demeure inconnu, ne saurait être parfait. Il lui faut des témoins. A quoi bon un palais, des jardins, des toilettes, si nul ne les voit, si personne ne sait que vous les avez ? On lui amène clone ses sœurs, et Psyché reprend goût au plaisir en les éblouissant par l’étalage de sa bonne fortune. Elle leur montre ses robes et son cabinet de toilette. La Fontaine aussitôt intervient — il n’est jamais bien loin — pour nous dire que Psyché se parfume, mais ne se farde pas. Et il ajoute, non sans sourire : « L’artifice et le mensonge ne régnaient point comme ils font en ce siècle-ci (c’est ce que l’on dit à chaque siècle). On n’avait point encore vu de ces femmes qui ont trouvé le secret de devenir vieilles à vingt ans, et de paraître jeunes à soixante, et qui, moyennant trois ou quatre boites, l’une d’embonpoint, l’autre de fraîcheur, et la troisième de vermillon, font subsister leurs charmes comme elles peuvent. Certainement, l’amour leur est obligé de la peine qu’elles se donnent. »

Les sœurs de Psyché, inventoriant tant de richesses, crèvent de dépit et de jalousie. Psyché, par là, connaît mieux son bonheur. Elle ne le connaît mieux qu’un instant. C’est l’Amour qu’elle est tourmentée de connaître enfin. La curiosité l’emporte sur la tendresse. Une nuit elle va prendre le flambeau et s’approche. Pour cette marche à l’abîme, La Fontaine trouve deux traits admirables. Voici le premier : « Elle retenait jusqu’à son haleine et craignait presque que ses pensées ne la décelassent ». Et le second : « Il s’en fallut peu qu’elle ne priât, son ombre de ne point faire de bruit en l’accompagnant. » Elle voit l’Amour et en demeure éblouie. Nous savons qu’on ne le voit jamais en vain. « En ce monde, murmure Oscar Wilde dans la Ballade de Reading, chacun tue ce qu’il aime. »

Ainsi me suis-je permis de commenter avec nos poètes de France les fresques de la Farnésine. Le mythe de l’Amour qui échappe sans cesse à notre connaissance est vieux comme le monde. Avec la vie et la mort il achève le triptyque du Mystère. Ce domaine intérieur de l’homme garde son secret. Mais, dès sa naissance, l’homme ouvre les yeux sur son domaine extérieur. Il connaît tour à tour les parents dont il est issu, le sol qu’il foule, la langue qui sera la sienne, le pays qui sera son pays. Ces réalités concrètes le suivront et le soutiendront toute son existence. Qu’il ne les trahisse jamais, car elles composent à elles toutes le véridique visage de la patrie. Celle-ci du moins ne dérobe ses traits qu’à ceux qui ne veulent pas la voir. Le peintre de la Farnésine n’a pas eu besoin de la représenter, puisque lui-même lui appartient et lui apporte le témoignage de son génie.

A mon dernier voyage à Rome, on m’a rapporté du rénovateur de votre beau pays, comme on lui recommandait pendant la guerre — alors qu’il n’était déjà plus un soldat comme un autre et que ses camarades pressentaient son destin, — de ne pas trop s’exposer à cause de ses enfants, cette réponse qui me servira de conclusion : « Justement, c’est parce que j’ai des enfants que je puis mourir. Aucune pensée ne me donne plus de tranquillité. Je serai continué. »

Je serai continué. C’est la réponse de l’homme d’État aux poètes. Il a charge de la durée. Comment ne rapprocherais-je pas ce mot de la définition de la patrie — la plus belle peut-être et la plus complète qui ait été formulée — donnée par quelqu’un que nous pensons tous revendiquer ici, vous parce qu’il fut ambassadeur de la maison de Savoie en Russie où il représentait le Piémont, nous parce qu’il écrivait la plus belle prose française, Joseph de Maistre : « La patrie est l’association sur le même sol des vivants avec les morts et ceux qui naîtront. » N’oublions ni les morts, ni les enfants à venir.

Les plus beaux chants d’amour, de jeunesse et même de mort ne prennent leur sens que parce que la vie continue. Les arts ne se peuvent cultiver que sous la protection des forces nationales. Ainsi l’ont compris le fondateur de l’Académie française et le fondateur de l’Académie royale d’Italie, ainsi l’ont compris tour à tour notre Richelieu et votre Mussolini...

 

[1] Discours prononcé à la Farnésine devant l’Académie royale d’Italie, le 11 décembre 1934, par M. Henry Bordeaux, au nom de l’Académie française.