Service funèbre de M. René Bazin

Le 29 juillet 1932

Louis BERTRAND

Service funèbre de M. René Bazin
membre de l’Académie

Le 29 juillet 1932

DISCOURS PRONONCÉ PAR

M. Louis BERTRAND
Directeur de l’Académie

 

Messieurs,

Nous voici réunis pour une suprême commémoration de notre éminent confrère et ami, René Bazin. L’Académie française, dont il était un des membres les plus anciens et les plus respectés, tient à honneur de saluer une dernière fois sa mémoire, en attendant l’éloge solennel qu’elle a coutume de consacrer à ses morts par la bouche de leurs successeurs.

Il est certain, Messieurs, qu’avec René Bazin disparaît un des écrivains contemporains qui faisaient le plus d’honneur à cette langue française dont nous avons la garde. Non seulement ce prosateur de race, ce Français de la plus vieille France, écrivait dans la langue la plus pure et la plus exquise, mais il était aussi un véritable peintre verbal. Dire qu’il fut un excellent paysagiste n’est pas assez dire : il ne s’est pas borné, suivant la modeste expression que Théophile Gautier s’appliquait à lui-même, « à peindre des murs », des pays ou des villes ; il n’avait pas seulement le sens de la couleur et des formes, il avait le sens de la terre, de sa terre natale surtout, de ce grand pays agricole et traditionnel de l’Ouest, — la terre tout entière, considérée à la fois comme un spectacle de beauté et comme une réalité sociale, nationale et religieuse. Enfin, ce romancier a eu comme personne le don des scènes émouvantes et pathétiques, le don d’attendrir et de faire pleurer, tout en tenant ses yeux fixés sur les plus hauts problèmes de la vie et de la mort.

Mais tout cela qui, pourtant, est d’un très grand prix, n’est que l’enveloppe la plus extérieure, ce n’est pas l’âme de son œuvre. Or, c’est cette âme-là, faite de candeur, de bonté, de pitié pour les faibles, de foi lumineuse et rayonnante, que je voudrais surtout évoquer, en ce moment, sous le porche de cette église.

La qualité de cette âme était d’une espèce infiniment rare. Elle communiquait à tout ce qu’il écrivait comme une saveur sacramentelle. On sent que celui qui a écrit telles de ces pages avait encore l’hostie sur les lèvres. Sa foi l’élevait en quelque sorte au-dessus de lui-même. L’ascèse religieuse le grandissait et le transfigurait. Je me souviens que, lors de notre première rencontre, comme nous descendions ensemble l’avenue des Champs-Elysées, je ne pus m’empêcher de remarquer la bassesse, la brutalité et même la férocité inconsciente de la plupart des visages humains qui déifiaient sous nos yeux. Il me répondit bénignement :

— Ne voyons que ceux qui sont en état de grâce !

Ceux-là, en effet, il les voyait venir de très loin. Sa candeur spirituelle le rapprochait de toutes les autres âmes blanches et même, tout simplement, de toutes les pensées honnêtes, de toutes les volontés droites, sans acception de classe ou de conditions de fortune. Pour lui, il n’y avait pas d’« humbles » au sens laïque et injurieux du mot, il n’y avait que des frères, des misérables, des souffrants, des égarés, des ignorants envers qui la seule attitude convenable est la charité. Comme l’Église de tous les temps il était convaincu de l’éminente dignité des pauvres dans la communauté chrétienne, — il considérait cette charité comme l’unique moyen d’apaiser et d’adoucir les conflits sociaux et politiques. Et cette pensée fraternelle s’intégrait naturellement dans un système où toutes les traditions bienfaisantes et toutes les aristocraties naturelles ou acquises eussent conservé leurs droits légitimes.

C’est sans doute parce qu’il pensait et sentait ainsi, que les paysans, les hommes de la terre, tiennent une si grande place dans ses récits : les hommes de l’Ouest surtout, ceux de la Bretagne et de son Anjou natal, — parce qu’ils ont conservé le sens obscur des traditions sociales et religieuses, qui ont fait la santé et la grandeur de la patrie, parce que l’étincelle de charité qui vit encore en eux les prédispose, semble-t-il, à ce désarmement des instincts sans lequel il n’y a pas d’entente sociale possible.

Ce faisant, René Bazin a complété l’apologétique catholique d’un Balzac, qui voyait surtout dans le catholicisme l’auxiliaire du gendarme et le défenseur de la propriété. Lui, il est allé beaucoup plus loin, beaucoup plus au fond de la doctrine. Il rejoint un Pascal, lorsque celui-ci nous dit en substance : « Que risquez-vous ? Non seulement vous serez des hommes parfaits devant Dieu, mais vous serez de bons pères de famille, de bons frères, de bons époux, de bons citoyens ! »

Pour René Bazin, l’homme de la terre, quand il l’est vraiment, n’est si digne de respect que parce qu’il contient en lui l’homme nouveau recréé par la grâce. Comme il les a aimés, ses chers paysans de l’Ouest ! Il suffit, pour mesurer la profondeur de cet amour, de rappeler les titres de ses principaux romans. Le dernier auquel il aura travaillé, ce Magnificat qui a paru, il n’y a pas bien longtemps, est encore consacré à l’exaltation des vertus paysannes : dans l’homme de labour, dans l’homme de peine, il voit s’ébaucher le prêtre, celui qui fait descendre l’Homme-Dieu sur la terre. Comme un autre arbre de Jessé, il nous montre une vieille souche paysanne poussant un suprême rejeton, un être d’élection qui consomme en sa pauvre humanité, l’union de la terre et du ciel.

L’an passé, dans sa maison familiale des Rangeardières, il me parlait de ce livre, qui est vraiment son testament spirituel, avec une émotion qui passa tout de suite en moi.

Dès les premiers mots, je lui dis :

— Magnificat ! Ce titre seul est déjà la plus belle des promesses !...

Et je me mis à réciter le premier verset de l’hymne liturgique, ce cri de jubilation et d’humilité, le plus triomphal et le plus prosterné qu’aient jamais proféré des lèvres humaines. Et voici que, soulevés par ce grand souffle sacré, nous le récitâmes presque tout entier, à voix alternées. J’entends encore l’accent du cher vieux maître, lorsqu’il arriva à ces paroles :

— Quia fecit mihi magna qui potens est, et sanctum nomen ejus...

Depuis, en me remémorant cette scène, il me sembla que c’était son propre cantique d’actions de grâces qu’il avait chanté alors. Je ne puis sonder tous les motifs de sa gratitude. Mais, certainement, la plus grande grâce que Dieu lui ait faite, outre ses dons d’artiste, de mainteneur et d’illustrateur du doux parler de France, — c’est d’avoir mis dans sa bouche, à une époque où les hommes dégradés par une civilisation sans âme, redeviennent des loups, ce message de fraternité.