Funérailles nationales du maréchal Joffre

Le 7 janvier 1931

Louis BARTHOU

Funérailles nationales de M. le maréchal Joffre
membre de l’Académie française

Le mercredi 7 janvier 1931

DISCOURS

DE

M. LOUIS BARTHOU
MEMBRE DEL’ACADÉMIE FRANÇAISE
MINISTRE DE LA GUERRE

 

Monsieur le Président de la République,
Monseigneur,
Messieurs,

En venant apporter à la mémoire du maréchal Joffre, au nom du Gouvernement de la République, l’hommage unanime de la reconnaissance nationale, j’ai le souci de mesurer mon éloge, si profondes que soient l’admiration et l’émotion du pays, au caractère même de ce grand soldat. Il n’aimait pas les mots inutiles. C’est par la méditation et par la réflexion, longuement mûries, qu’il se préparait à l’action. La briéveté décisive du commandement procédait chez lui de la clarté d’un esprit pénétrant et logique, qui pesait les chances avant de courir les risques et qui avait envisagé, au moment de prendre une résolution, tous les aspects du problème. Son silence n’avait aucune affectation il était la loi de sa nature, qui se refermait sur elle-même pour mieux se posséder et pour se vaincre. Dès sa jeunesse, on l’avait appelé « le Taciturne ». Ce mot ne le révélait qu’en partie et même il le dépeignait mal. S’il répugnait aux éclats excessifs, Joffre avait gardé un fonds de gaieté qui s’exprimait par la finesse de son sourire et par la bonne humeur, toujours sensée, de ses réparties. On ne le prenait au dépourvu qu’en apparence. Sa parole avait une lenteur qui ne ressemblait pas à la vivacité de son esprit, mais il ne se livrait et il ne se décidait qu’à bon escient, ayant l’habitude de s’observer, de calculer et de prévoir.

En Indochine, au Soudan, à Madagascar, capitaine, colonel ou général, il avait mis à profit l’expérience de la guerre coloniale, qui a donné à la France militaire quelques-uns de ses plus grands soldats. L’amiral Courbet avait apprécié son activité ingénieuse, surtout pendant le siège de Bac-Minh, dont il avait dirigé les travaux « avec une intelligence et un sang-froid dignes des plus grands éloges ». Cette citation, délivrée par le marin illustre qui connaissait les hommes, est le premier témoignage d’où se dégage le caractère de Joffre. Il mérita, quelques années plus tard, après l’organisation du camp retranché de Diégo-Suarez, d’y joindre celui de Gallieni, qui est décisif ; « On y sentait la main ferme et l’esprit de méthode de quelqu’un qui savait et qui voulait ». Ainsi se dessinent déjà, notés par les plus grands chefs, les traits essentiels de Joffre : le sang-froid, la mesure, la méthode, la volonté.

Depuis, partout où il passa, de 1903 à 1914, directeur au ministère de la Guerre, commandant d’une division ou d’un corps d’armée, il justifia ces éloges. Ses fonctions diverses avaient multiplié ses aptitudes : il était prêt à assumer les responsabilités les plus hautes. Pourtant, aucune ambition ou aucune impatience ne le hantait. Ce soldat, né dans le peuple, et dont la foi républicaine comprenait le peuple, avait l’âme d’un vrai citoyen. Il sentait, comme tous les Français, que si, en 1870-1871, l’armée avait sauvé l’honneur du pays, le traité de Francfort avait compromis sa sécurité. La carte de la frontière dessinait non une humiliation, mais un péril.

Le mot de revanche n’entrait pas dans le vocabulaire de Joffre, qui y voyait le jeu sanglant d’une représaille. Il voulait la grande réparation que Gambetta n’avait pas désespéré d’obtenir du Droit. L’Allemagne, que rien ne menaçait, préféra la force. Elle nous déclara la guerre. Depuis trois ans, le général Joffre était le chef de l’état-major général de l’armée. Il n’avait méconnu aucun des devoirs de sa redoutable fonction. Il savait qu’il fallait mettre en œuvre toutes les ressources et toute l’énergie morale du pays pour assurer la victoire : « Ce qui manquera marquera définitivement. La moindre lacune peut causer un désastre. »

Attaquée, menacée, envahie, sûre de son droit et confiante dans sa force, la France entière accepta avec un sang-froid magnifique le défi brutal qui lui était injustement porté. La mobilisation et la concentration, dont la moindre défaillance aurait pu être mortelle, se firent dans un ordre qui attestait à la fois l’organisation minutieuse dirigée par Joffre et l’union d’un peuple résolu à ne pas périr.

L’invasion criminelle de la Belgique, ce petit pays qui fut si grand par l’héroïsme de son souverain et de ses soldats, eut, pour résultat de briser, en août 1914, la manœuvre offensive projetée dans le plan de l’état-major. Était-ce donc 1870 qui recommençait ? Allions-nous subir de nouvelles défaites et de nouveaux sacrifices ? Quels démembrements et quels déchirements nous menaçaient ? Jamais un plus grand péril n’avait succédé à un plus grand enthousiasme. Tout paraissait perdu, la guerre, le sol, l’armée, la liberté, la patrie. Dans cette heure tragique, un homme fit face au destin. Joffre savait qu’un général est battu alors seulement qu’il se croit battu. Il n’accepta pas la défaite : il voulut et il organisa la victoire. Pour l’obtenir, il ne recula devant aucune des décisions que le salut du pays exigeait. Sa froide raison, éclairée par l’expérience, lui imposa des sacrifices dont son cœur souffrait, mais qu’il accomplit sans souci de la camaraderie ou de l’amitié, avec le courage d’une haute et impartiale conscience. Il ne connaissait que son devoir.

Puisque la bataille des Frontières avait échoué, il ordonna un repli nécessaire. Ce n’était pas une « retraite forcée », mais un mouvement calculé pour préparer les « opérations ultérieures ». Toujours pénétré de l’idée que l’offensive seule a des résultats positifs», il voulait se donner le temps qui lui permettrait de « chercher la bataille ». Dès le 25 août, cette volonté s’affirmait avec une précision qui dénotait son autorité et son sang-froid. D’une part, il s’attachait à contenir les efforts de l’ennemi ; de l’autre, il constituait une « masse capable de reprendre l’offensive ». A aucun moment, il ne renonçait à conserver la « priorité de l’action », mais il se refusait à la compromettre en la précipitant. Washington, pressé par l’impatience de La Fayette, pour terminer, sur un « coup heureux », la guerre d’Amérique, lui écrivait : « Nous devons plutôt consulter nos moyens que nos désirs, et ne pas essayer d’améliorer l’état de nos affaires par des tentatives dont le mauvais succès les ferait empirer ».

C’était la méthode de Joffre. Il voulait organiser ses moyens, reconstituer ses forces, assurer la liaison avec l’armée anglaise, combiner ses efforts avec les groupes mobiles de l’armée de Paris, attendre et préparer l’heure. Quand les chances de succès furent assurées et que les fautes de l’ennemi se prêtèrent à la manœuvre que Joffre avait combinée, il décida de passer à l’attaque. Douze jours avaient suffi pour opérer un rétablissement dont l’histoire n’offre peut-être pas un autre exemple. Joffre tenait entre ses mains le sort de la France. Il les avait. Il avait mesuré, avec un sang-froid où l’ambition personnelle ne jouait aucun rôle, les conséquences d’un échec, qui aurait été une irréparable catastrophe. Mais il avait confiance. Les conditions de la guerre s’étaient modifiées à notre avantage. L’attaque brusquée des Allemands n’avait pas réussi, malgré ses premiers succès, à paralyser nos armées dans leur action et dans leur moral. Il y avait un élément psychologique qui n’était pas entré dans les prévisions de l’École de guerre de Berlin. Sa science ne suffisait pas à tout. Elle ignorait de quel ressort, touchant presque au miracle, le soldat français est capable. Le général von Kluck en a fait l’aveu : « Que des hommes ayant reculé pendant dix jours, que des hommes couchés par terre, à demi morts de fatigue, puissent reprendre le fusil et attaquer au son du clairon, c’est là une chose avec laquelle nous n’avons jamais appris à compter ». Joffre comptait avec elle. Il avait pour ses soldats « une tendresse infinie ». Comme il les a bien loués ! « On ne peut les voir sans les admirer, les regarder sans leur sourire, les commander sans les aimer. » Il savait tout ce qu’on peut attendre, tout ce qu’il devait attendre, de leur bonne humeur, de leur gaieté affectueuse, de leur bravoure native, de leur esprit de sacrifice, de leur héroïsme. C’étaient des citoyens armés, appelés à une guerre de justice et de délivrance, qui défendaient, avec leurs foyers envahis, l’honneur d’une nation laborieuse et pacifique. Entre leur chef et eux, l’union des cœurs et des volontés, supérieure aux règlements eux-mêmes, assurait la discipline et le respect des droits réciproques. Aussi le généralissime, secondé par d’admirables commandants d’armée, pouvait-il écrire, le 5 septembre, au ministre de la Guerre, qu’en présence d’une « situation stratégique excellente », il était résolu à engager ses troupes « à fond et sans réserve, pour conquérir la victoire ». Au bout de cinq jours, la bataille était gagnée. Tous, officiers, sous-officiers et soldats, « admirables de moral, d’endurance et d’ardeur », avaient par leur élan irrésistible mis l’ennemi en retraite. Tous, ils avaient bien mérité de la patrie, et la victoire de la Marne, voulue, préparée, dirigée par Joffre, s’inscrivait, d’un nom immortel, parmi les plus glorieuses que le droit menacé ait remportées dans l’histoire du monde.

L’armée anglaise, que Guillaume II, alors empereur d’Allemagne, s’était efforcé de tourner en dérision, avait montré pour sa première opération sur le champ de bataille, à vingt jours de la guerre, qu’elle « se formait en combattant » et déjà son « sang-froid imperturbable » et son « courage opiniâtre » la rendaient digne de la réputation glorieuse que nous avions dans le passé, et il y avait tout juste un siècle, éprouvée à nos dépens. Cette fois elle combattait à nos côtés, jetée dans l’ardente fournaise par les devoirs d’un même idéal. Ses chefs illustres furent pour Joffre, comme plus tard pour Foch, mieux que des alliés. Leur amitié loyale, après s’être pénétrée des vues du commandement français, seconda ses efforts et s’employa de tous ses moyens au but commun.

La bonhomie familière de Joffre excellait dans l’art de la persuasion. Il ne se flattait pas d’être éloquent et il ne cherchait pas à l’être. Mais il y avait dans ses desseins une volonté, une clarté et une logique qui emportaient la conviction. D’autre part, il savait commander, écouter les questions, recueillir les suggestions, mettre ou garder chacun à sa vraie place, donner des ordres, réparer des fautes, parer à l’imprévu. Son jugement avait une finesse et une sûreté qui furent rarement en défaut. Au-dessus de tout, il était digne de diriger : son courage ne redoutait aucune responsabilité. La bataille de la Marne avait ouvert les hostilités par un problème qu’aucune autre guerre n’avait encore posé avec les difficultés complexes d’un front aussi étendu. Seul Joffre en tenait dans les mains tous les éléments. Seul il devait les coordonner. Seul il pouvait, de Paris à Belfort, ramener à une vue d’ensemble tous les détails de l’exécution. Il eut la bonne fortune d’être aidé par des lieutenants illustres qui, chacun à son rang de bataille et selon son tempérament, le comprirent et le servirent avec une admirable fraternité d’armes. Ils partagent sa gloire. Mais seul il était le chef. Aussi l’instinct populaire, dont les polémiques ne troublent pas l’esprit d’équité, avait-il devancé le jugement, aujourd’hui définitif, de l’Histoire, qui salue dans le maréchal Joffre l’immortel vainqueur de la Marne immortelle.

Cette popularité, que ni l’héroïque résistance de Verdun, ni les premiers succès de la Somme n’étaient de nature à diminuer dans la confiance de l’opinion publique, avait passé les mers. Elle était une force. Le Gouvernement français eut la sagesse de ne pas la perdre. Au mois d’avril 1917, Joffre, accompagné de René Viviani, fut envoyé aux États-Unis pour y préparer la coopération de l’armée américaine, jetée dans la guerre, comme l’armée anglaise en 1914, par les folles provocations de l’Allemagne. Il y fut reçu en triomphateur. Partout, à New-York, à Washington, à Chicago, à Saint-Louis, à Philadelphie, et dans d’autres villes encore, il eut le mot juste et il eut la manière. Tout de suite, associant la plus simple modestie à la plus grande gloire, il avait gagné tous les cœurs. Il avait moins besoin de parler que de paraître. Jefferson raconte qu’il n’avait jamais entendu, dans les assemblées, Washington ni Franklin parler plus de dix minutes. C’était déjà trop pour Joffre. Mais il savait, à l’occasion, trouver la phrase dont l’accent et le ton portaient. Sa présence était une propagande. Il y joignait un effort technique qui produisit les plus heureux effets.

Quand il repartit, laissant un souvenir inoubliable, il avait rendu à la France, qu’il avait fait aimer davantage par ses « frères de la même cause » le plus grand service. Il avait deviné et éveillé, au milieu des foules américaines qui l’acclamaient, une sympathie impatiente d’agir et prête à tous les sacrifices. Il ne s’était pas trompé. La « fraternelle accolade » des deux peuples réalisa ses espérances et nul n’a mieux que lui rendu justice à ces « millions d’hommes, s’arrachant volontairement aux occupations de la paix, pour passer la mer semée d’embûches et venir, à des milliers et des milliers de kilomètres de leur patrie, donner leur vie pour une noble cause, pour une grande idée. »

De tels succès ne troublèrent pas la sérénité du maréchal Joffre. Cette âme paysanne, réfléchie, concentrée et profonde, ignorait la vanité et l’orgueil. A Mount-Vernon, il avait visité la tombe de Washington, qui écrivait à La Fayette, après avoir résigné son commandement : « Je suis à présent un humble citoyen, sur les bords du Potomac, à l’ombre de ma vigne et de mon figuier ». Washington devint, non par ambition, mais par devoir, le premier Président de la République des États-Unis. Le maréchal Joffre déclina tous les honneurs publics. Il n’avait dépendu que de lui, à plusieurs reprises, d’être sénateur, mais il refusa de solliciter un mandat qui n’entrait pas dans la ligne de sa vie.

Son élection à l’Académie française lui fit, au contraire, une vraie joie, dont il ne dissimula pas le prix. Notre Compagnie, en se faisant l’honneur de l’accueillir, restait fidèle à la loi de son institution. Elle se renierait elle-même si elle ne faisait pas leur place à tous les grands serviteurs de l’intérêt national, quelle que soit leur façon de servir. Parmi les maréchaux illustres qui avaient sauvé la France, le maréchal Joffre était, de toutes les façons, le premier. La bataille de la Marne, par sa conception, par son exécution et par l’harmonieuse disposition de ses parties, réglées comme des actes parfaits ressemblait à une sorte de chef-d’œuvre qui relevait de l’art classique. Le maréchal Joffre se plaisait au milieu de nous. Assidu et exact, sobre et précis, il prenait part à nos travaux au milieu du respect que lui valait sa gloire, toujours parée de la simplicité la plus affable. Nous perdons en lui un confrère attentif, délicat et sûr.

Aucun homme ne chercha moins que le maréchal Joffre à attirer sur lui les regards et à occuper l’attention publique. Il se dérobait avec le même soin aux manifestations de la rue et aux polémiques de la presse. Pour le mettre à sa place, vers laquelle il n’allait jamais de lui-même, il fallait l’arracher à sa modestie. Il avait connu les épreuves de l’injustice, et son cœur, qui était sensible, en avait souffert, mais il n’avait exhalé aucune amertume, rectifié aucune erreur, exercé aucune représaille. Ayant la dignité du devoir accompli, qui suffisait à sa forte et probe conscience, il ne voulait rien dire, même pour servir sa propre mémoire, qui risquât de nuire à la France. Il se taisait, il travaillait et, comme Washington à Mount-Vernon, il jouissait, à Louveciennes, des bienfaits d’une belle nature, avant à ses côtés une femme admirable, qui lui a prodigué jusqu’à la fin les trésors d’un dévouement incomparable. Son agonie a ressemblé à une bataille. Il a lutté contre la mort en soldat qui ne veut pas être vaincu !

Ces journées tragiques, si malheureuses pour les siens et pour ses amis, ont révélé l’étendue de la renommée qu’il s’était acquise dans l’univers civilisé, d’où parvenait à son chevet l’anxiété de tous ceux qui portent dans leur cœur l’amour du droit et le respect de la justice. C’est parce qu’il a servi ces nobles causes, c’est parce qu’il a sauvé les libertés du monde que Joffre, le vainqueur français de la Marne, a pris une place éternelle parmi les serviteurs de l’humanité et de la paix.