Inauguration du monument élevé à la mémoire de Raymond Poincaré, à Sampigny

Le 15 octobre 1937

Louis MADELIN

Inauguration du monument élevé à la mémoire
de Raymond Poincaré
à Sampigny

le vendredi 15 octobre 1937

DISCOURS

DE

M. LOUIS MADELIN
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE

 

Mesdames,
Messieurs,

L’homme d’État, dont l’effigie va se dresser dans ce bourg meusien qu’il a tant aimé, avait, dans sa première jeunesse, rêvé non point aux âpres luttes de la politique, mais à l’aimable carrière des lettres.

Lorsque, environ 1887, je circulais, petit écolier, dans les rues de ce Bar-le-Duc où s’était également écoulée son enfance, on me montrait parfois un jeune étudiant à l’aspect grave : « C’est, me disait-on, le fils de l’ancien ingénieur des Ponts et Chaussées, M. Poincaré. Il s’appelle Raymond ; il est licencié en droit et licencié ès lettres ; il écrit déjà dans les journaux ; il a beaucoup de talent ; il sera un grand écrivain ; il entrera peut-être un jour à l’Académie française. D’ailleurs, il a toujours été le premier de sa classe. » Cette dernière phrase était évidemment destinée à exciter l’émulation de l’élève de sixième que j’étais alors ; il est toujours bon de proposer à un élève de sixième des modèles qui ne soient pas tous pris dans l’Antiquité.

Raymond Poincaré ne devait pas vouer son existence — ainsi qu’on le prédisait alors autour de lui — à la pure culture des lettres et ce n’est pas la carrière littéraire qui le mènera à l’Académie. La vie dispose de nous plus que nous ne disposons d’elle. Après avoir songé à entrer à l’École normale-lettres, il n’y avait renoncé, dit-on, que par l’horreur que lui inspirait la perspective d’un nouvel internat succédant à celui du lycée Saint-Louis : tout en préparant sa licence ès lettres, il avait préféré l’École de Droit. Le barreau, auquel il comptait, après vingt-cinq ans, se consacrer tout entier, l’achemina, comme tant d’autres, à la politique, la politique aux affaires publiques, et les affaires publiques, pour la fortune de son pays, à la plus haute magistrature de l’État. Aucun Français ne peut, certes, regretter que le jeune Lorrain ait sacrifié au service de la chose publique une carrière d’écrivain qui, assurément, eût été belle, et ne soit, suivant la prédiction de son compatriote de 1882, arrivé à l’Académie qu’en passant par le Palais Bourbon, le Luxembourg et quatre ministères.

On peut d’autant moins le regretter que, si la politique active et les affaires de l’État l’ont, avec celles du Palais, éloigné de la carrière des lettres, elles ne l’ont jamais éloigné de la culture des lettres. Il aimait trop les choses de l’esprit pour avoir jamais cessé de s’y intéresser et, mieux, de les pratiquer, Je dis : les choses de l’esprit, parce que cette formule, qui est large, s’applique bien à un homme que ses goûts portaient aux belles-lettres, mais que, d’autre part, certaines tendances, fruit d’un évident atavisme, prédisposaient aux sciences exactes. Pascal, dans une célèbre page, oppose ce qu’il appelle « l’esprit de finesse » à « l’esprit géométrique ». Raymond Poincaré, qui avait, au contact des grands écrivains de notre langue, fortifié chez lui l’esprit de finesse, possédait par ailleurs quelque chose de l’esprit géométrique. De là le caractère de cette langue claire, précise et je dirai rigoureuse, dont ses auditeurs et ses lecteurs admiraient l’impeccable et, permettez-moi le mot, la mathématique ordonnance.

Ayant eu, adolescent, la singulière fortune de l’entendre parler quand, à vingt-sept ans, il affrontait, pour la première fois, le redoutable auditoire d’une réunion publique, j’avais, quoique bien jeune alors, été frappé de la parfaite distinction de sa parole ; la vulgarité de cet auditoire ne l’entraînait à aucune concession à l’argot politique qui, me disait-il plus tard, n’avait, au cours des débats parlementaires eux-mêmes, cessé de le consterner. Il ne s’y laissa jamais gagner. Ayant, au Palais Bourbon, pu, durant deux ans, entendre plus de vingt discours — presque les ultima verba — du Président Poincaré, je retrouvais chez lui cette impeccabilité du style que, quarante ans avant, j’avais admirée chez le jeune candidat à la députation de 1887. Seulement cette langue qui, dans sa jeunesse, péchait par une certaine sécheresse, — d’ailleurs voulue, — avait pris une ampleur, une richesse et je dirai surtout une aisance qui avaient fait de lui un des meilleurs orateurs de nos Assemblées. Sans doute n’y trouvait-on aucune trace de lyrisme et il était presque plaisant qu’un homme politique, ayant, à dix-huit ans, débuté en s’essayant à la poésie, fût précisément un de ceux qui parussent la bannir avec le plus de soin de leurs discours.

On a dit, à ce sujet, qu’il manquait de sensibilité ; or, il était tout au contraire sensible jusqu’à être frémissant. Mais il avait, en vrai Lorrain, la pudeur de ses sentiments. Comme un autre illustre Lorrain, Jules Ferry, à qui on reprochait la rudesse de son abord, il eût pu répondre : « On me reproche de ne montrer que des épines ; mais c’est que mes roses poussent en dedans. » L’horreur que lui inspiraient les déclamations sentimentales et faussement cordiales, si fréquentes à la tribune publique, avait d’ailleurs de bonne heure produit chez lui une réaction, dont la conséquence était la rigoureuse tenue qu’il s’imposait à lui-même. Patriote à l’âme ardente et républicain passionnément attaché à l’institution parlementaire, il savait parler de la France et de la République en termes parfois très émouvants ; mais l’émotion que ses auditeurs en ressentaient venait précisément de la contrainte à laquelle, manifestement, il s’astreignait pour se garder de la déclamation. Sa sincérité n’en apparaissait que plus touchante.

Mais comme il n’avait cessé d’enrichir des lectures les plus nombreuses et les plus choisies son esprit, si tôt nourri d’études, il donnait l’impression que, désireux de ne pas sacrifier à « la littérature », il en était cependant pénétré et que, le jour où il lui plairait, il étonnerait les maîtres de l’esprit, écrivains, artistes, savants, professeurs, par l’ampleur de sa pensée et l’opulence de sa culture.

Lorsqu’à trente-trois ans, il était devenu ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, il y avait six ans déjà qu’il siégeait au Palais Bourbon et, ayant paru s’y spécialiser dans les questions financières, n’y avait guère prononcé que quelques discours, d’ailleurs remarqués, sur le budget et les problèmes de la Trésorerie. Or, dès les premières semaines, si ma mémoire est fidèle, le jeune grand-maître de l’Université fut appelé à célébrer, à Château-Thierry, le souvenir du bon La Fontaine. Il y prononça un exquis discours qui ravit d’aise ses auditeurs les moins lettrés. La légende veut que l’un d’eux, son collègue à la Chambre, lui en ait exprimé sa naïve surprise : « Comment un homme qui savait si congrûment parler de la péréquation de l’impôt pouvait-il si bien louer le fabuliste et son siècle de lettres ? » « Mais, aurait répondu le jeune ministre, je suis licencié ès lettres. » « Tiens, vous ne nous l’aviez jamais dit. » « Je m’en serais bien gardé, aurait riposté Poincaré ; on m’aurait, au Palais Bourbon, pris pour un homme de lettres ; cela m’aurait discrédité. »

Quoi qu’il faille penser de l’authenticité de cette ironique anecdote, le ministre ne tarda pas à prouver qu’il était, plus même que la plupart des licenciés ès lettres, instruit des grandes œuvres de son époque, comme de celles des siècles passés. Un grand artiste, Charles Gounod, un grand savant, Pasteur, un grand historien, Fustel de Coulanges, ayant été successivement frappés par la mort, il parla, devant leur cercueil, de l’œuvre de chacun d’eux, en de tels termes qu’il parut bien que l’Instruction publique et les Beaux-Arts avaient trouvé, dans ce jeune parlementaire, si disert en matière financière, l’homme le mieux préparé qu’on eût jamais rencontré pour les diriger.

Sorti du ministère de la rue de Grenelle, il y revint, peu de temps après, avec une vraie joie. Il avait, avec soin, et par goût, cultivé les relations qu’il y avait nouées avec les maîtres de l’esprit et, dès lors, parut à tous le plus désirable gardien de ce que mon spirituel prédécesseur à l’Académie, Robert de Flers, appelait « le Bois Sacré ».

Il resta toute sa vie au regret d’avoir quitté « le Bois Sacré » pour d’autres ministères. Un jour que je causais avec lui au ministère des Finances, il me dit : « Croyez-vous que, dans ma jeunesse, j’eusse pu penser que je viendrais tous les jours au Louvre sans trouver une minute pour aller rendre visite à des voisins qui s’appellent Raphaël, Rubens et Rembrandt ? »

C’est que, à la tête des Finances ou d’autres départements, il s’absorbait dans la tâche du jour avec cette conscience rigoureuse qu’il apportait à toutes choses, mais il ne s’absorbait cependant pas assez pour que son esprit se fît, une minute, étranger aux choses de l’Esprit.

On le savait, et c’est pourquoi, le jour de 1909 où il se décida à poser sa candidature à l’Académie française, il y fut accueilli, suivant l’expression d’Ernest Lavisse, à bras ouverts.

Il y remplaçait Émile Gebhart, notre compatriote de Lorraine, et le discours qu’il y prononça, le 9 décembre 1909, page charmante de lettré parlant d’un charmant lettré — eût suffi à justifier l’accueil de la Compagnie. Il allait, par sa collaboration active aux travaux de l’Académie, s’y faire vite une grande place.

En l’appelant à elle, notre Compagnie avait certes entendu consacrer le talent d’un orateur dont les discours, réunis en deux recueils, semblaient les pages d’une anthologie ; mais déjà savait-elle, d’autre part, ouvrir ses portes à un grand artisan de la fortune française qui, ayant déjà rendu d’éminents services à l’État, était certainement appelé à en rendre de plus éminents encore.

L’Académie, en effet, se fait, vous le savez, un devoir d’accueillir, à côté d’illustres écrivains, les grands Français qui ont bien servi la Patrie ; car servir la France dans la paix et la guerre, travailler à la grandeur et au salut du Pays, c’est se faire le meilleur artisan de son expansion intellectuelle, l’allié plus précieux de ceux qui, par leurs écrits, collaborent à la défense et illustration de la langue. Grands soldats, grands prélats, grands hommes d’État ont été, ainsi, depuis trois siècles, appelés à siéger à côté des hommes de la pensée, parmi les Quarante, à qui le plus grand des hommes d’État français, le Cardinal de Richelieu, a commis la tâche d’administrer notre langue. A ce titre, un Raymond Poincaré méritait, dès 1909, d’y prendre séance. Mais tous ceux qui, à l’Institut, le connaissaient, savaient bien que se déclarant honoré du choix de l’Académie, un tel homme, à son tour, l’honorerait par le crédit supérieur qu’au service du Pays, il ne manquerait pas d’acquérir encore aux yeux du monde.

En 1909, en effet, quoique, depuis plus de vingt ans, au Parlement et ayant été quatre fois ministre, Poincaré n’était encore, on peut le dire, qu’au seuil de la plus magnifique carrière. Appelé à la présidence du Conseil, puis à la présidence de la République, quand les plus graves menaces exigeaient, à la tête de la nation, un Français de la grande espèce, il devait justifier de la façon que vous savez la confiance de la Nation. Pendant les quatre terribles années de la guerre, il fut l’imperturbable pilote du bâtiment qui, à travers les orages, les bourrasques, dans un monde d’écueils, finit par entrer au port, son pavillon flottant fièrement au-dessus des flots domptés. Jamais le Président n’avait douté ni défailli, et quand tant de gens, autour de lui, désespéraient et parfois s’affaissaient, lui était resté, ne fût-ce que par la confiance entêtée qu’il opposait aux inquiétudes, le chef qu’il fallait à la Nation battue par la tempête.

De ces années, il a écrit l’histoire en des pages dont il devait tracer les dernières d’une main déjà glacée par les approches de la mort. Il n’a certes pas dépassé la vérité quand, avec une légitime fierté, il a intitulé son ouvrage : Au Service du Pays.

Et, pendant les années où il l’écrivait, il s’était encore, avec un admirable courage, rejeté dans la mêlée pour servir encore, pour servir toujours. Lorsque, après la guerre, la ruine nous menaçait, on le vit sortir de la retraite où le confinait l’ingratitude, et, de même qu’il avait contribué si puissamment à maintenir la France pendant la guerre, il accepta la tâche de sauver sa fortune menacée et y réussit. J’ai été personnellement mêlé aux pourparlers qui ont précédé son retour aux affaires, en juillet 1926 ; et je peux témoigner que, dans l’entretien que j’eus avec lui quand, de ce Sampigny, il venait, sur nos prières, d’accourir à Paris, je ne le vis préoccupé que des intérêts les plus hauts, ceux de cette France qui, de nouveau, tendait vers lui ses bras — l’hommage le plus beau qui pût être rendu à celui qui, déjà, avait si éminemment servi et grandi la Patrie.

Honoré par le choix de l’Académie, disais-je, il a honoré l’Académie. C’est pourquoi celle-ci a tenu à se faire représenter en cette touchante cérémonie de commémoraison et à apporter au grand citoyen que nous célébrons le tribut de son souvenir cordial et reconnaissant.