Inauguration du monument élevé à la mémoire de Charles Le Goffic, à Lannion

Le 8 septembre 1935

Georges LECOMTE

INAUGURATION DU MONUMENT

ÉLEVÉ A LA MÉMOIRE

DE

CHARLES LE GOFFIC

A LANNION
le dimanche 8 septembre 1935

DISCOURS PRONONCÉ PAR

M. GEORGES LECOMTE
AU NOM DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

Madame, Mesdames, Messieurs,

Le 23 octobre1932, — il y aura bientôt trois ans, — délégué une première fois par l’Académie française pour saluer la mémoire de Charles Le Goffic à l’inauguration de la plaque scellée, ce dimanche-là, sur la maison parisienne qu’il habita pendant un quart de siècle, je fis cette promesse : « Cher et noble Le Goffic, nous irons nous recueillir ou prier sur votre tombe, au cimetière de Run-Rouz ».

Cette promesse, faite au seuil du logis dont tant d’écrivains furent les hôtes, a été tenue. Hier, fidèles à son souvenir, ceux qui le purent se sont joints à nous pour ce pèlerinage au lieu de repos qui, après la mort de sa fille bien-aimée, lui inspira des vers si beaux et si touchants :

Sous les violiers, dans le chemin chaste,
Voici l’enclos cher, l’enclos familier,
L’humble cimetière aux tombes sans faste,
Avec son mur bas et son échalier.
Aux rythmes du flux, au chant de la houle,
C’est ici, mon cœur, que tu dormiras.

Ce matin, au nom de l’Académie française qui lui fit une élection triomphale, dans cette Bretagne dont, poète, il a chanté l’âme et, prosateur, évoqué les paysages, les traditions, les légendes, les joies, les angoisses, les deuils, les rudes labeurs et l’héroïsme, je viens saluer le talent, l’œuvre, le caractère de Charles Le Goffic, son amour de sa petite patrie qui inspirait son culte de bon Français pour la grande patrie, et s’accordait tendrement avec lui.

Certes, Breton de naissance et d’origine, Charles Le Goffic, dont le regard gris-bleu semblait refléter le ciel de son pays, a, dans ses livres, fait une très large part à la nature et aux hommes de sa province natale, à leurs sentiments, à leurs travaux et à leurs plaisirs. Aucun écrivain ne leur consacra, d’une manière plus captivante ou poignante, davantage de sa pensée.

Pourtant, à cause du caractère d’humanité générale que, dans son œuvre, les mœurs, le décor, les costumes régionaux laissent apparaître, en raison aussi de la pureté toute classique de ses vers et de sa prose, il nous semble conforme à la vérité de dire que Le Goffic est un poète français né en Bretagne, inspiratrice du plus grand nombre de ses chants.

Par une telle définition, loin de nous la pensée de disputer à la Bretagne la moindre parcelle de son trésor littéraire — qui est un précieux trésor de France — non plus que son influence sur l’esprit et le talent de Charles Le Goffic.

Si d’ailleurs notre souci d’élargir à son exacte mesure l’œuvre de Le Goffic pouvait nous inciter à restreindre le râle prédominant qu’y eut l’inspiration bretonne, un scrupule de conscience nous ramènerait bien vite aux romans et contes où il a fait vivre tant de personnages bretons, étudié les caractères et mœurs de leur pays, aux alertes et poignants poèmes où il en a si bien évoqué l’âme.

Avec quelle piété filiale aussi il parle de son cher Lannion, où, tout aux soins d’une nombreuse nichée, ses parents ont dignement vécu, où il est né, où il a passé son enfance, fait ses études et son apprentissage de la vie à Lannion sans cesse présent à son esprit, dont il évoquait avec tant de joie les aspects et l’atmosphère, où il se retrouvait toujours avec enchantement et où, avec l’espoir de se revivifier dans l’air natal, il est venu mourir. Sa chère ville de Lannion qui, touchée d’un si fidèle amour et reconnaissante du prestige que ce fils glorieux ajoute à son passé, s’honore en élevant à la mémoire de Charles Le Goffic, sur cette place que, à toutes les étapes de sa vie, il a si souvent traversée, un buste digne de lui.

II est l’œuvre d’un autre grand Breton, le sculpteur Jean-Boucher, auquel nous devons les statues de Renan à Tréguier, de Victor Hugo à Guernesey, des maréchaux Galliéni et Fayolle à Paris, et qui a représenté avec toutes les ressources de l’art le plus expressif et le plus vivant la puissante figure méditative de Charles Le Goffic.

C’est le poète, le romancier, l’essayiste, le critique, l’érudit et le sensible journaliste littéraire, tel qu’il fut au soir de sa laborieuse existence avec tout ce que la vie a pu y inscrire de réflexion, de joies, de souffrances. Sous les boucles argentées d’une chevelure moins épaisse, avec les frisures d’une barbe dont le rayonnement doré n’était plus qu’un souvenir, c’est l’image d’un homme qui ne retrouve d’allégresse et d’insouciance que dans le décor où s’écoulèrent ses jeunes ans.

Et Lannion qui fut ma mère
Et que mon cœur nomme en tremblant

Tel est bien le visage que, célèbre mais toujours simple, cordial et modeste, il y montra durant les étés et les automnes de ses dernières années.

Mais, sur cette place, dans les rues de Lannion, au milieu de ses compatriotes, parmi ces maisons où retentit si souvent l’écho de son jeune rire, de sa voix sonore et joyeuse, peut-on ne pas évoquer ses gambades d’enfant vif et gai tout autant que studieux lorsque, son sac de livres suspendu à l’épaule, il courait, de la librairie-imprimerie paternelle, d’abord .à l’école des Frères de la Doctrine -chrétienne, plus tard vers le grec et le latin de votre Collège de Lannion, en attendant d’aller compléter ses fortes études classiques aux lycées de Rennes, de Nantes, de Paris, puis à la Sorbonne ?

Une longue amitié, une intime connaissance de son caractère et de son esprit, nous permettent de nous le représenter mieux encore dans votre ville — où il était toujours si heureux d’amener ses amis — lorsque, jeune homme enthousiaste et fougueux, il y revenait passer les vacances, lorsque, parcourant vos rues et marchant le long de l’eau où glissent les voiliers, il promenait vers la campagne et la mer ses rêves, ses espoirs et toutes les passions qui grondaient en son cœur.

Ce cœur ardent resta tel jusqu’au bout. La curiosité intellectuelle de Charles Le Goffic, son goût pour le jeu des idées, sa flamme, son enjouement, sa faculté d’enthousiasme et d’indignation ne s’éteignirent qu’avec sa vie.

C’est pourquoi- nous, les familiers de son labeur littéraire, nous nous plaisons à prolonger ici, sur cette place, le son de sa parole ailée, joviale et rapide, à revoir encore par l’imagination sa démarche alerte et vigoureuse. Il est là. Il passe. S’élevant, joyeuse, d’une de ces rues qui débouchent en ce lieu, sa voix annonce sa présence. Hélas ! Elle ne peut plus résonner que dans ses livres. Mais quel accent elle y garde pour l’avenir ! Les générations futures l’entendront.

Bretons et Bretonnes qui m’écoutez, comme il vous appartient, ce poète de votre terroir, de votre ciel, de votre climat !

Lorsque, faisant avec l’élan le plus cordial un acte de justice, l’Académie française élut Charles Le Goffic, désigné à ses suffrages par tant de beaux livres, pendant près d’une année, sous les formes les plus touchantes, la Bretagne entière montra la joie qu’elle en éprouvait. Ainsi nous eûmes l’agréable impression-de sentir que, ce jour-là, c’était comme si toute la Bretagne entrait sous la Coupole. Nous nous en sommes réjouis. Car votre acclamation fortifiait notre certitude d’avoir raison. Et, en effet, votre grande province y siégeait en la personne du poète, du prosateur qui nous la fit si bien aimer et comprendre.

Son élection fut non moins chaleureusement accueillie par les écrivains et lettrés des autres régions de France parce que, reconnaissant avec justice et plaisir dans cette œuvre la très précieuse part de l’inspiration armoricaine, ils saluent en elle toutes les qualités de pensée et de forme qui caractérisent la littérature de notre pays : le sens de l’humain, le goût de l’universel même sous certains aspects régionaux, la pénétration de l’analyse psychologique, le ferme trait des caractères bien dessinés, la clarté et l’ordre dans l’abondance des idées, la mesure disciplinant la richesse verbale et, en ce qui concerne spécialement la poésie, la pureté de la forme, l’expressive beauté des images, la souplesse et la variété des rythmes, la profondeur du sentiment, l’émotion contenue et d’autant plus poignante, la sobre grandeur des scènes les plus pathétiques, la grâce, la fraîcheur, l’allégresse des évocations heureuses.

Dans les études sur les écrivains qui ont chanté leur terre natale, il est tentant et commode de substituer à une scrupuleuse analyse de leur talent et de leur œuvre de brillants couplets sur le charme, le pittoresque, la grandeur de la province qu’ils ont décrite. Mais ainsi on risque de sacrifier le poète à la région dont il nous a révélé l’âme.

Et, si captivante que soit pour tous les Français une contrée telle que la Bretagne, un écrivain du rang de Charles Le Goffic mérite que sa grande figure littéraire se détache, très distincte, des paysages, des mœurs, des coutumes et des vicissitudes historiques du pays dont il fut l’un des plus émouvants aèdes. Il est de ceux qui ont conquis le droit d’être aimés pour eux-mêmes.

Très érudit, l’artiste libre et spontané qu’était Charles Le Goffic, vécut et travailla toujours sans la moindre ombre de pédantisme. Il savait tout de la Littérature et de l’Histoire. Son œuvre critique, si solide, si intéressante, l’atteste. Et, comme on serait injuste en la négligeant ! Mais son immense savoir ne l’avait pas desséché.

Il restait un homme parmi les hommes. Etonnamment sensible, il comprenait les émois, les fièvres, les passions de ses contemporains. Il devinait leurs secrets. Il reconstituait les drames dont il les sentait frémissants.

Ayant le don de percevoir la vie, il posséda aussi celui de la créer grâce aux ressources d’une imagination toujours en accord avec le réel. Elle complétait une rare finesse d’observation à laquelle rien n’échappait du monde extérieur, des attitudes, des gestes, des regards, des actes révélant un caractère, un intérêt, une passion. Délicatement attentif à la beauté des paysages, aux féeries de la lumière, aux plus divers aspects de l’humanité en liesse ou en deuil autour de lui, dans l’angoisse ou l’espérance, il en fut le peintre véridique, dont la couleur est tour à tour subtile et fastueuse.

Quel puissant romancier, quel saisissant conteur il a été, tout au long de sa vie laborieuse ! Comme on a plus vite fait de lire deux ou trois pièces de vers qu’un ensemble de romans, presque toujours on a un peu trop subordonné au poète — d’ailleurs si attachant — que fut Charles Le Goffic le vigoureux romancier qu’il a été aussi. Mais si, malgré l’agitation de l’existence actuelle, on veut bien prendre le temps et se donner le plaisir de relire ses romans, alors la pénétrante connaissance des hommes, la juste divination des conflits entre les passions, les intérêts et la vie morale, la vigueur d’esprit avec laquelle sont examinés les faits historiques et sociaux, offrent un grand attrait pour le lecteur.

Pour la mise en œuvre de cette riche substance humaine, quelle construction forte, quel don du récit vivant, des péripéties saisissantes et logiquement enchaînées à Jamais d’inutiles subtilités pour satisfaire le goût morbide de prétendus raffinés ayant horreur de la vérité humaine, de la vie toute simple et de la grave poésie qui, très naturellement, s’en dégage. Jamais d’interminables, immobiles et prétentieuses analyses psychologiques par lesquelles certains romanciers, incapables de créer des êtres vivants, d’incarner en des personnages humains les idées de leur époque — ce qui est la vertu essentielle du romancier — essaient vainement de remplacer l’humanité, la vie, la nature. Chez Le Goffic jamais de brutale sensualité pour animer arbitrairement, d’une ardeur factice, l’ennuyeuse grisaille de pages glacées et monotones. Jamais non plus cette malhonnête. spéculation littéraire qui, pour séduire l’infatuation et l’ignorance, parsème le récit d’obscurités voulues et habilement calculées, lorsqu’elles ne résultent pas tout bonnement de l’impuissance à exprimer dans une langue claire, nuancée, robuste, des sentiments bien étudiés.

Loyal, ayant l’amour et le respect de son art, Charles Le Goffic s’offre aux historiens des Lettres avec cette haute dignité de n’avoir jamais rien sacrifié aux modes si comiquement brèves, aux intransigeantes formules des Ecoles littéraires si vite oubliées. Généreux, prompt à l’enthousiasme pour toute beauté comme à l’indignation contre toute bassesse et toute laideur, il a ignoré l’intrigue.

Il ne doit rien aux capricieuses effervescences du snobisme pour le divertissement et la faveur duquel il ne fit aucune concession de pensée ou de forme, et qui, pour reconnaître l’importance de son œuvre dans la littérature française, attendit sa brillante élection à l’Académie française. Peut-être même est-il encore quelques subtils amateurs-de fleurs vénéneuses, écloses dans la pénombre, pour dédaigner cette œuvre saine, claire, forte, qui s’est lentement épanouie dans l’air marin, sous la lumière délicate de vos ciels fins et changeants

Les vers de Charles Le Goffic ont plus aisément obtenu l’admiration qu’ils méritent. En des poèmes de rythmes divers et souples qui, dans leur harmonieux élan, font songer au bercement des gabares sur les flots légers, au vol des goëlands et des pluviers en lutte contre la brise, « au pas cadencé des blanches faneuses », ou aux jolis mouvements de leurs danses les jours de fête, il a chanté non seulement la grâce, la mélancolie, les drames et les rêves de sa terre natale, mais le pauvre cœur humain de partout, avec ses angoisses, ses espérances et ses joies éternelles.

Par exemple — et pour ne citer que celui-là — quel père, quelle mère de tous les pays du monde ne reconnaîtrait dans ce poignant volume de Charles Le Goffic « Le Treizain de la Nostalgie et du. Déchirement » le sanglot de sa propre douleur après l’envol d’un enfant bien-aimé :

— Qui frappe si tôt à ma porte ?
— Ami, c’est moi, l’Avril chantant.
— 
Assassin de ma fille morte,
Je ne te connais plus : va-t-en ?

— Ouvre : les alisiers sont roses ;
J’ai fleuri d’or tous les talus.

— Que me fait la beauté des choses
Puisque ses yeux ne la voient plus ?

— L’aube, furtive tourterelle,
S’éveille, viens : l’hiver a fui.
— 
Maintenant qu’il fait nuit pour elle,
Je voudrais qu’il fît toujours nuit.

Poète, romancier, essayiste, clairvoyant, juste et probe historien de la littérature, critique littéraire avisé, journaliste ingénieux en l’art de commenter plusieurs fois par semaine les idées et les faits du moment, Charles Le Goffic — qui, dans quelques-uns de ses romans, évoqua le passé de la Bretagne — devint, sous l’étreinte de nos émotions et de nos angoisses patriotiques, un véritable historien des plus grandes heures de notre pays.

En écrivant cette héroïque histoire, qui est celle de toute la France, il ne cessa pas d’être breton avec tendresse et fierté, ni de chanter sa chère Bretagne. Cette splendide épopée française sur l’Yser, à Dixmude, à Saint-Georges, à Nieuport, à Straenstraete, ne sont-ce pas en grande partie les fusiliers marins, les « pompons rouges » bretons qui, sous le commandement de l’Amiral Ronarc’h, l’écrivirent avec leur sang, au cours de leur résistance farouche, stoïque, obstinée, qui ajoute tant de gloire à la gloire de notre pays ?

Dans ces beaux livres, aussitôt et justement célèbres qui, dès cette époque eussent fait entrer leur auteur à l’Académie si ses membres avaient pu se soucier d’autre chose que du salut de la Patrie — Charles Le Goffic trouva le moyen de rester poète tout en relatant avec la plus rigoureuse exactitude les prouesses qu’il parvenait à recueillir. Les hommes dont il contait les exploits étaient si grands que le simple récit de leurs quotidiens hauts-faits était un poème ! Même lorsqu’on se bornait à les exposer, aussi simplement qu’ils furent accomplis, on était en pleine évocation épique.

Le poète qui frémissait en Le Goffic excellait à percevoir cette grandeur dans le document le plus sec et, tout en restant précis, à la faire apparaître dans toute sa beauté.

Son émotion de Français, auquel tant de courage arrachait des larmes et des cris d’admiration, donnait à son récit un accent qui bouleversait les cœurs.

Mesdames, Messieurs, au nom de l’Académie française, je remercie M. le Maire et le Conseil municipal de Lannion, toute la population de cette ville, que Charles Le Goffic aima vraiment d’une tendresse filiale, le grand peintre breton Le Mordant, initiateur de cet hommage, les Conseils généraux de toute la Bretagne qui s’y sont associés. Je les remercie pour cet acte de justice, d’admiration, de reconnaissance à l’égard de ce maître écrivain français, ce chantre de l’âme bretonne, qui fut l’un des nôtres.

A cette minute sentons-le, comme à toutes les époques de sa vie, présent dans cette ville de Lannion où nous célébrons son œuvre. Son souvenir nous rassemble. Mais, mieux encore, son esprit est parmi nous. Pour que cet hommage soit complet et digne du grand écrivain dont la gloire est un enrichissement moral pour votre Cité, unissons avec ferveur notre âme à la sienne, qui fut noble, ardente et généreuse.