Rapport sur les prix de vertu 1942

Le 17 décembre 1942

Paul HAZARD

RAPPORT SUR LES PRIX DE VERTU

PAR

M. PAUL HAZARD
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

Lu dans la séance publique annuelle du 17 décembre 1942

 

Messieurs,

Il y a cent soixante ans, rien n’était plus à la mode que la vertu. Le XVIIIe siècle, ayant entrepris de changer « la manière commune de penser », avait élaboré un nouveau droit, une nouvelle politique et particulièrement une nouvelle morale. La morale, en effet, ne s’inspirait plus d’un commandement divin ; l’utilité sociale était son principe et son but ; l’individu, avide d’une félicité sans attente, ne pouvait être heureux si la communauté dans laquelle il vivait ne l’était pas ; l’intérêt de l’abeille et celui de l’essaim étaient si intimement liés, que jamais ils ne se distinguaient l’un de l’autre : de sorte que l’abeille la plus méritante et la mieux avisée était celle qui, par le détour du bonheur d’autrui, arrivait à son propre bonheur. D’autre part, la morale devenait la manifestation d’un instinct qui, sauf quand il était dévié par quelque passion ou par quelque erreur de jugement, poussait les créatures humaines à fuir le mal et à rechercher le bien. D’où l’idée que la société devait illustrer les actes d’une vertu qui lui était si profitable ; et la volonté d’encourager, de développer, de magnifier, par des solennités où le sentiment aurait sa place, le sentiment de la vertu.

Ainsi pensaient les philosophes, indignés contre le méchant Machiavel, qui avait osé prétendre que la vertu était nuisible quand on la pratiquait réellement, et utile quand on faisait semblant de la pratiquer ; ainsi pensait Helvétius ; ainsi pensait Diderot. Diderot écrivait qu’il était bien malheureux qu’on élevât des statues aux talents, tandis qu’on en refusait à la probité, et que c’était un grand défaut des législations ; qu’à la Chine, on publiait les bonnes actions à son de trompe, et voilà pourquoi elles se multipliaient dans le pays du sage Confucius ; qu’il importait d’assurer au mérite sa récompense, comme on assurait au crime son châtiment ; et qu’enfin prisons et gibets ne seraient presque plus nécessaires, dès qu’on aurait institué des prix pour les gens de bien.

Lors donc qu’en 1782, un éclatant anonyme fit à l’Académie française une donation de douze mille livres de rentes viagères, ayant pour objet de récompenser un acte de vertu dont l’éloge ou le récit devait être prononcé dans une assemblée publique ; lorsque l’Académie fut d’avis d’accepter, lorsque le roi sanctionna sa décision : le donateur, l’Académie et le roi obéirent à l’esprit du temps. Temps où s’amalgamaient la sensibilité et les lumières ; où beauté, bonté, vérité, littérature, habitaient la même nébuleuse ; où toute occasion était bonne pour se livrer aux émois du cœur, et pour verser des ruisseaux et des torrents de larmes ; où l’on croyait que l’homme allait atteindre la perfection, il n’y avait plus qu’à le pousser un peu pour le faire entrer dans le paradis terrestre ; où déjà déployait son éloquence provinciale celui qui quelques années plus tard, allait envoyer à la guillotine les méchants qui s’obstinaient à retarder la venue de l’universel bonheur... L’institution de ce prix souleva, il est vrai, quelques critiques ; mais elle provoqua des accès d’enthousiasme, à la mode jour. M. Gatteaux, graveur des médailles du roi, vint trouver le secrétaire perpétuel, M. Dalembert, et offrit gratuitement ses services. « L’Académie a accepté d’une voix unanime et avec reconnaissance l’offre de M. Gatteaux ;... et elle a en même temps arrêté qu’il serait donné à M. Gatteaux un exemplaire in-folio de son Dictionnaire, proprement relié avec la devise de l’Académie ; et de plus un billet à perpétuité d’entrée aux séances publiques, et deux autres billets pour les donner à qui il voudra. »

Il y a cent ans, régnait un roi qui tenait son pouvoir de la grâce de Dieu et de la volonté nationale, réunies. Tout était paisible en apparence, comme dans les jours trop calmes où se recueillent les tempêtes. Une stabilité bourgeoise semblait parfaitement assurée, mais des attentats et des émeutes traduisaient le malaise d’une démocratie qui demandait une réforme ou une révolution ; on élevait des barricades avec des meubles Louis-Philippe. Socialisme et christianisme quelquefois s’unissaient, et se combattaient plus souvent. Il y avait encore beaucoup de romantisme dans l’air ; mais bientôt on allait siffler les Burgraves et applaudir la Lucrèce de M. Ponsard. On vivait dans une étrange atmosphère, réaction triomphante et révolte, révérence et irrespect, aise et malaise. Non pas toutes ces données, mais du moins quelques-unes se retrouvent dans le discours que le comte Molé prononça sur les prix de vertu, en 1842. Ce discours contenait un couplet en l’honneur de la reine ; mais c’était le 30 juin que la séance académique se tenait et non plus le jour de la Saint Louis, fête du roi. Le comte Molé parlait au nom de la morale chrétienne, mais aussi bien au nom de la « morale éclairée » de l’époque. Il traitait les classes inférieures avec une bienveillance qui les aurait profondément irritées, si elles avaient eu des délégués à la cérémonie. Il proclamait l’égalité devant Dieu, mais en faveur du trône ; il vantait les mérites des pauvres et des mendiants, mais il demandait que les mérites des riches ne fussent pas oubliés. Il proclamait que plusieurs médailles allaient aux sauveteurs qui s’étaient dévoués lors de la catastrophe de la ligne de Versailles, rançon de cette invention relativement récente et de ce progrès nouveau : les chemins de fer. Le comte Molé n’aimait pas les romantiques, comme on sait ; et en effet, son style était parfaitement classique ; il ne disait pas : du pain sec, il disait : une frugale nourriture ; il ne disait pas : mourir, il disait : rendre sa dépouille à la terre ; il disait que M. de Montyon avait voulu tendre une main charitable à la vertu unie à l’infortune. Mais il avait tout de même un soupçon de romantisme dans l’âme, fût-ce malgré lui. Concédant que les prix académiques ne conféraient pas toujours l’impeccabilité à leurs bénéficiaires, il ajoutait : « Si celui qui aurait reçu le pur et éclatant hommage de vos suffrages, se laissait plus tard entraîner au mal, je dirai même au crime, il ne pourrait en supporter la honte, vous lui auriez appris à rougir. » Ce sur quoi il produisait un exemple : « Les journaux ont annoncé dernièrement qu’une femme ayant obtenu un des prix de vertu décernés par l’Académie, se trouvait dans la prévention du crime de vol domestique. Cette femme a nié d’abord avec opiniâtreté qu’elle fût coupable des faits qui lui étaient imputés et se voyant ensuite sur le point d’être convaincue, elle n’a pu supporter sa honte et s’est pendue de désespoir. »

Il y a quatre-vingt-dix ans, il y a quatre-vingts ans... Rassurez-vous, Messieurs ; je n’ai pas l’intention d’effeuiller tout le calendrier ; je ne m’apprête pas à vous réciter les cent vingt-deux couplets de la complainte, ou seulement une douzaine de morceaux choisis. Ce qui m’est arrivé, c’est qu’après m’être juré de ne pas lire les discours de mes prédécesseurs, de peur de me laisser influencer par eux, je les ai lus en grand nombre ; que je m’en suis félicité ; que j’y ai trouvé une foule de pages du plus haut prix, comme je m’y attendais ; et que j’ai cru y discerner le caractère que voici. Paraissant obéir à quelque loi secrète, ils contiennent deux parties, dont l’une est fixe, puisqu’elle est consacrée au palmarès et à son commentaire ; et dont l’autre, qui change avec chaque année, est un indice de l’état psychologique de notre pays. Rarement celui qui parle reste dans les strictes limites de son compte-rendu ; il ne peut s’empêcher de faire un tour d’horizon, captant chaque fois un peu de notre ciel, nuages ou soleil. Certes, chaque orateur a son ton personnel, mais toujours ces Français représentatifs interprètent la France. Même lorsqu’ils préfèrent s’effacer et se retrancher derrière les faits, les faits prennent à quelque degré la couleur du temps. Et l’ensemble mérite d’être versé dans les archives morales de la nation.

En 1870, les pièces du rapport ont été perdues. « Notre modeste dossier », dit à l’Académie M. Legouvé, directeur, « est une des victimes de la guerre. Emporté à la hâte sous le coup de l’invasion, fuyant devant l’ennemi comme tant d’autres proscrits, il a enfin été déposé et laissé dans un château qu’on croyait à l’abri du danger. Mais, vous le savez, les papiers laissés dans les châteaux n’ont pas eu de bonheur cette année »... Signe du même désarroi : le premier rapporteur désigné, M. Prévost-Paradol, avait trouvé « une sombre fin » ; le second, le Père Gratry, était tombé si gravement malade, qu’il avait abandonné le travail commencé ; le troisième, M. de Champagny, avait dû se rendre précipitamment en province : tant et tant qu’il se présentait à ses confrères, lui, Legouvé, sans une note, sans un fait, sans un commencement de récit, et réduit à lire, pour tout rapport, une addition. Les discours de 1871 et de 1872 furent fondus en un seul ; le duc de Noailles ne se contenta pas d’énumérer les prix et les médailles ; il rappela le Siège de Paris, la défense du camp retranché, la Commune : « Nous avons eu le malheur, Messieurs, d’être témoins d’un événement qui ne se rencontre dans les annales d’aucun peuple : une capitale obligée par la famine de se rendre après la plus glorieuse résistance, et son propre gouvernement obligé de la reconquérir sur des insurgés, sous les yeux même de l’ennemi. » Dans les discours qui ont été prononcés, de 1914 à 1919, par Maurice Donnay, Gabriel Hanotaux, Ernest Lavisse, Emile Boutroux, Denys Cochin, Eugène Brieux, éclatent la résolution, l’ardeur, l’espoir, la confiance, tous les sentiments qui mènent de l’épreuve initiale à la victoire. Il y a vingt ans, Alfred Baudrillart, directeur, dans son discours, donnait aux Français des conseils sur la façon dont ils devaient se comporter à l’étranger, parce qu’après la guerre le moment était venu pour eux, en effet, de reprendre leur place dans le monde, le front plus haut. Quand l’orateur revient à la question de savoir si l’Académie française, tribunal littéraire, possède ou ne possède pas le droit de se prononcer sur des cas de moralité, c’est bon signe, l’atmosphère est pure ; on peut se livrer sans inconvénient aux grands jeux des idées, on peut se donner le plaisir extrême de montrer aux faits qu’ils ont tort d’exister, puisqu’ils ne sont pas logiques. Il y a même, par exception. des années si heureuses qu’elles permettent de sourire et de lancer d’aimables flèches à une vertu qui est indulgente et qui ne semble pas s’en porter plus mal.

*
*   *

Aujourd’hui...

Appartiennent à la catégorie de l’éternel les actes admirables qui se sont si fidèlement reproduits dans le passé, que nous pouvons en prévoir le retour, comme celui de l’aube après chaque nuit ; portant les mêmes mérites en offrande s’avance une même troupe, appelant de notre part ces mêmes mots : courage, abnégation, sacrifice. Ce sont les mêmes gestes, presque les mêmes visages ; ce sont les mêmes métiers. L’Académie a distingué « un artisan pauvre qui avait refusé un legs dont le payement aurait affaibli, la famille du testateur ; des personnes courageuses qui, au péril de leur vie, avaient secouru des naufragés ; des domestiques fidèles ennoblissant leur état en devenant le soutien de leurs anciens maîtres tombés dans l’indigence ; une fille qui avait renoncé à sa liberté pour s’enfermer pendant dix-huit ans auprès de sa mère »... cette phrase, que j’extrais du rapport du comte Daru, en 1819, est à peu près inchangeable. Toujours des humbles et des simples, d’autant plus émouvants qu’ils ne sont pas dramatiques ; qu’ils ont choisi le plus difficile sans se faire d’illusions sur la vie ; qu’ils ont voulu pratiquer la vertu de tous les jours, en sachant qu’il y a beaucoup de jours dans une année, et beaucoup de lourdes heures dans un jour. Toujours ceux qui n’ont pas besoin, pour bien agir, d’un cadre ou d’une scène ; ceux qu’il faut chercher, qu’il faut découvrir, qu’il faut amener par la main jusqu’aux feux de la rampe, devant lesquels ils ne figureront qu’une seconde, malgré eux et en rougissant. Toujours ceux qui ne demandent pas que le fardeau soit retiré de leurs épaules ; et qui, au contraire, maint témoignage en fait foi, accomplissent avec bonne humeur leur tâche surhumaine, et sourient encore quand ils sont las.

Voici les jeunes filles qui, la mère étant morte, la remplacent au foyer, comme Clémence Mauduit, qui élève ses cinq frères et sœurs ; comme Marie-Thérèse Poidvin, qui en élève sept. Voici les assoiffées de dévouement, comme Thérèse Delattre ; ou comme Cécile Thomasse, qui a soigné, pendant six ans, sa mère malade, pendant vingt ans son père, et qui, maintenant, s’est installée au chevet d’une paralytique. Voici les fidèles entre les fidèles : Henriette Delmarre, qui est en service dans la même place depuis près d’un demi-siècle ; qui en aucune circonstance, invasion, bombardement, exode, n’a voulu abandonner sa maîtresse ; qui continue à lui prodiguer ses soins, dans sa vieillesse et dans son infirmité. Madeleine Raval a été confiée jeune à l’Assistance publique ; elle est devenue bonne à tout faire quand elle avait quatorze ans. En 1916, elle est entrée chez une personne alors aisée, dont les revenus ont diminué, qui est, tombée malade, qui a été paralysée ; elle s’est adaptée à cette gêne, elle a économisé, et non pas pour elle ; elle s’est contentée du plus maigre salaire, grâce auquel elle trouve encore le moyen daider sa mère et ses sœurs ; point d’héritage à attendre, les rentes de sa patronne sont viagères : elle le sait, et aussi bien n’attend-elle rien. Voici les fiers : cet excellent ajusteur, devenu aveugle, qui ne veut encombrer personne qui fait son ménage, qui va aux provisions, qui vit de la vente de menus objets sur les marchés ; il s’appelle Lucien-Auguste Macheret. Voici les saintes, les religieuses qui n’ont aimé que les affligés, et Dieu : Sœur Marie-Jérémie, Sœur Lefaivre...

Souvent, on a l’illusion que la littérature a déjà raconté ces vies exemplaires, et plusieurs fois. Beau sujet de roman romanesque à la mode de jadis, que le sort d’Elisa Richeux, de Pleubian en Bretagne ; elle aurait pu épouser quelque marin de son pays : mais pour avoir de quoi entretenir sa mère, cardiaque et son père perclus de rhumatismes, elle est devenue gardienne de phare : et nous pouvons imaginer ses rêves devant les flots. Beau sujet, et plus mélancolique encore, que le sort d’Annick Morel. Elle est née d’une famille de bourgeoisie aisée, à laquelle semble s’être attachée quelque némésis. La fortune s’est perdue ; le père a été amputé de la main droite ; un fils, atteint de méningite cérébro-spinale, est sourd-muet. Annick s’est faite infirmière, garde-malade, servante ; elle a pourvu à tout ; et même elle a su retenir un rayon de joie dans la maison. Elégante et jolie, un ami d’enfance l’a demandée en mariage. C’est le moment où sa mère, depuis longtemps atteinte, perd définitivement l’usage de ses membres. Annick restera fidèle à sa mission : une ange gardienne ne se marie pas. Vous vous rappelez le portrait que Flaubert a fait de Catherine-Nicaise-Elisabeth Leroux, qui a peiné pendant cinquante-quatre ans dans une ferme : une petite vieille femme de maintien craintif, et qui paraît se ratatiner dans ses pauvres vêtements. Son visage maigre, entouré d’un béguin sans bordure était plus plissé de rides qu’une pomme de reinette flétrie et des manches de sa camisole rouge dépassaient deux longues mains, à articulations noueuses. La poussière des granges, la potasse des lessives et le suint des laines les avaient si bien encroûtées, éraillées, durcies, qu’elles semblaient sales quoiqu’elles fussent rincées d’eau claire : et, à force d’avoir servi, elles restaient entr’ouvertes, comme pour présenter d’elles-mêmes tant de souffrances subies. » Ce portrait-là pourrait illustrer ; aujourd’hui encore, plusieurs des dossiers dont vous m’avez confié l’étude : il vaut pour toujours.

*
*   *

Quant à la physionomie particulière que revêtent les témoignages qui vous ont été soumis pour 1942, elle vient de ce que la France a commencé maintenant la quatrième année de sa passion. On remarque d’abord que, contrairement à un long usage, l’Académie ne donne aucun témoignage de sollicitude à nos colonies spirituelles ; non pas que le désir lui en manque, mais le pouvoir. Aucune récompense, aucun subside à nos œuvres à l’étranger, à nos hôpitaux, à nos missions ; nos communications avec notre âme du dehors sont interrompues.

On remarque ensuite le surcroît de peine que la guerre, sa prolongation, ses conséquences apportent aux souffrances dont la vie de tous les jours est déjà chargée. Ces mots : un fils tué à la guerre ; un fils prisonnier ; gêne causée par la guerre ; ruine causée par la guerre, reviennent constamment dans les appels qu’on vous adresse. Je lis, en phrases textuelles : « Par suite de la guerre, ces pauvres vieilles sont démunies de tout, ayant dépensé leurs quelques économies. » — « Leur commerce, qui déjà périclitait avant la guerre, a été détruit. » — « Cette jeune fille se fiance avec un cultivateur avant un brillant avenir. Ses frères et ses sœurs étant élevés, elle va pouvoir fonder un foyer. La guerre lui enlève son fiancé qui meurt pour la France. »

Lucie Garnier, qui porte à son crédit quarante ans de piété filiale, s’est consacrée d’abord à sa mère ; ensuite à ses quatre frères et sœurs ; ensuite à un neveu ; et quand elle aurait droit à quelque repos, aux enfants de ses frères, dont elle n’a pas de nouvelles, l’un étant au Congo et l’autre à Djibouti. — La veuve Billart, outre sa belle-mère, âgée de soixante-dix-huit ans et impotente, a pris chez elle sa belle-fille, veuve de guerre ; et une autre belle-fille, femme de prisonnier, avant à sa charge un tout petit enfant. — Le patronage Saint-Joseph, de Condé-sur-Noireau, a été fondé en 1903. De 1914 à 1918, vingt-cinq de ses membres ont été tués. Il n’en a pas moins survécu ; mais la guerre de 1939 l’a de nouveau paralysé. Quinze de ses membres, cette fois, ont été appelés par la mobilisation. Deux sont morts pour la France, six sont encore prisonniers, et parmi ces derniers se trouve le directeur. — La Congrégation de Marie-Joseph — les sœurs des prisons — vivait à Rennes d’une vie difficile. « La guerre a rendu alarmante une situation déjà précaire... Et puis, le 17 juin I940 est arrivé. Nous n’étions qu’à deux cents mètres du lieu de l’explosion. Heureusement il n’y eut pas de victimes dans l’établissement. Mais en quelques secondes l’œuvre de dévastation s’est accomplie. Et depuis, ce ne sont plus que toits éventrés, baies sans fenêtres, chambres et dortoirs sans plafonds ».

La guerre a des répercussions infinies. Un des cas les plus pathétiques est celui de Valentine Moinereau qui, aveugle, avait appris la musique et l’enseignait. Organiste à l’église d’Equeurdeville, et professeur à l’école libre certes elle n’était pas riche ; mais elle avait peu de besoins et venait en aide à sa mère âgée, à un jeune neveu. L’occupation, le dépeuplement de la petite ville, les bombardements, l’ont privée de sa clientèle d’élèves ; l’école libre a été obligée de réduire jusqu’aux extrêmes limites le traitement, de ses professeurs ; Valentine Moinereau, l’aveugle, doit vivre et faire vivre sa mère sur un gain de cent francs par mois. — Aline Malfaire a de qui tenir ; elle est fille d’un docteur qui est mort dans la pauvreté, parce qu’il ne présentait jamais ses notes ; la commune de Vanves a pris à sa charge les frais de l’enterrement de ce médecin qui avait fourni l’exemple du plus pur dévouement, et même elle a donné son nom à l’une de ses rues. Reste qu’Aline Malfaire doit pourvoir à l’existence de sa mère, impotente et aveugle. Le jour elle travaille dans un ministère ; le soir elle donne des leçons de piano. Autrefois, les élèves se rendaient chez elle ; mais sa maigre dotation en charbon ne lui permet pas d’entretenir du feu dans la pièce du petit logement où se trouve le piano, qui est hors d’usage ; il faudrait deux mille francs pour le réparer. Deux mille francs ! où les prendrait-elle ? Elle est condamnée à subir la plus grande misère de ce temps.

La psychologie des directeurs et des directrices des œuvres est toute particulière, pour ce qui regarde la comptabilité. Si la page des dépenses se noircit de chiffres, tandis que la page des recettes reste blanche, peu leur importe : ils sont sûrs que quelque intermédiaire de la Providence viendra rétablir le bilan, comme- un ange met sur la table le pain tendre, le lait plat. Or les circonstances présentes, sans ébranler leur confiance, ne laissent pas de les inquiéter. Il est trop clair que les frais croissent, et que les ressources diminuent de jour en jour. La vente de charité n’a pas eu lieu cette année ; la loterie n’a pas rendu, les aumônes se sont faites plus rares ; le déficit, loin de se combler, se creuse, et l’ange n’apparaît pas. Les nouveaux riches, tout joyeux de leur récente fortune, gaspillent mais ne donnent pas ; les pauvres sont réduits à se montrer moins généreux. L’œuvre de Sainte Bernadette est toute récente, elle date de 1938 ; des employées, des institutrices, des ouvrières, des servantes, voyant l’état déplorable d’un bas quartier de Nantes, se sont unies pour essayer de sauver au moins les enfants ; elles ont ouvert une maison d’accueil, elles ont mis deux personnes de leur petit groupe au service permanent des déshérités. Sans doute, mais comment continuer, si les miséreux deviennent foule, et s’il est impossible d’économiser même sur le pain quotidien ? Les Lions de Saint-Paul sont intrépides et leur troupe s’augmente. « Un seul point noir », dit l’abbé Bonnet, qui dans le quatrième arrondissement de Paris, anime ce patronage, « la question financière. Ce mois-ci la rentrée est superbe, mais les fonds sont bas. Nous ne pouvons cependant, dans notre quartier où existent encore tant de taudis, repousser un gamin parce qu’il est incapable de payer sa cotisation »...

Pourtant, tous les signaux que j’ai enregistrés ne sont pas de détresse. Si nous nous contentons de jeter un regard superficiel sur la société contemporaine, nous n’avons pas lieu d’être très satisfaits. Beaucoup se plaignent autour de nous ; nous nous habituons à l’aigreur ; où est l’aménité qui paraissait autrefois le caractère distinctif de la France, et de Paris ? Il est difficile qu’il en aille autrement chez un peuple soumis à une épreuve sans pareille. Tout est fatigue, décuplée ; les objets usuels nous manquent l’un après l’autre ; c’est au verso de pages dactylographiées que j’ai écrit le premier brouillon de ce discours ; je l’ai recopié sur du papier que m’a vendu parcimonieusement, contre des tickets, un marchand sans grâce. Encore ne seraient-ce là que de moindres maux, si nous ne devions reconnaître que des grands bouleversements ne sort pas une moralité toute formée ; et que de laides fleurs d’égoïsme poussent sur les ruines.

Or je viens de fréquenter, lisant ces attestations venues des Flandres ou du Béarn, du Jura ou de Vendée, venues de toutes les régions de notre pays, des gens qui ne se plaignent pas, des gens qui n’ont jamais pensé à eux-mêmes, des gens dont la vertu prend une valeur consolatrice. Je ne sais si dans la génération qui vient, et dont nous attendons le renouveau, certains, comme on le dit, trafiquent, vendent et achètent au marché noir, et dépensent allègrement un argent mal gagné : je sais que j’ai vu des fils reprendre le sillon exactement au point où leur père l’avait laissé, et je pense à Roger Casaux, à Jean Savary, que vous avez distingués parce que, tout jeunes, ils sont devenus les soutiens de leur maisonnée ; je pense en particulier à Jean-Henri Rondeau qui, orphelin, à seize ans a pris à sa charge ses six frères et sœurs ; à Emile Fritsch qui, à douze ans, s’est mis à peiner pour entretenir les siens et qui, à quinze ans, s’est fait le chef d’une famille qu’il a maintenue par son seul travail. Peut-être y a-t-il des Français qui pratiquent la délation : je sais que j’ai vu, sur mainte feuille, la signature du maire, de l’instituteur, du curé, des notables, des paysans d’un village, unis pour ne dénoncer que le mérite. Aux profiteurs et aux accapareurs, j’oppose ceux qui se dépensent pour autrui ; et je pense à cette Mme Le François qui, voisine de palier d’un jeune ménage, a pitié de sa misère, soigne jusqu’à son dernier jour le mari tuberculeux, aide la mère, contribue à élever les enfants : « J’avais bien juré que je ne m’occuperais plus de celui-là, dit-elle, lorsque naît le cinquième ; et puis j’ai fait pour lui comme pour les autres. » Ils ne sont pas oublieux, ceux qui mettent leur activité tout entière à la disposition des prisonniers ; elle n’est pas oublieuse, la Fédération nationale des fils de tués, qui affirme magnifiquement, c’est sa propre expression, que ce titre « s’il donne à ses membres quelques droits, leur impose surtout les plus nobles devoirs ». Le plus assidu, le plus ponctuel, le plus zélé des académiciens qui furent jamais, Marivaux, a écrit jadis : « La chose la plus étonnante du monde, c’est qu’il y ait toujours sur la terre une masse de vertu qui résiste aux affronts qu’elle y souffre, et à l’encouragement qu’on y donne à l’iniquité même, car tous les honneurs sont pour elle quand elle peut échapper aux lois qui la condamnent. » Devant l’action de cette masse de vertu, nous éprouvons aujourd’hui moins d’étonnement que de réconfort.

En 1942, il est nécessaire de proclamer des vérités si souvent reprises, qu’elles semblaient devenues des lieux communs : qu’il faut s’aimer les uns les autres ; que le privilège de l’homme et de lutter, dans la mesure du possible, contre la cruauté du sort ; que la loi morale est la suprême  loi. En honorant ceux qui viennent au secours des malheureux, vous adoptez une certaine conception de l’existence. J’ai évoqué devant vous, plus d’une fois, des aveugles, des impotents, des paralytiques : leurs fils et leurs filles, qui les ont soignés avec une patience proprement angélique, auraient-ils dû les abandonner ou les reléguer dans quelque asile où ils auraient trouvé plus vite la fin de leurs tristes jours ? Les religieuses qui recueillent les enfants dégénérés, se livrent-elles à une besogne à contre sens ? Prolonger les vieillards, est-ce charger la société d’un poids inutile ? Vous ne le pensez pas. Vous estimez que toute âme, même vacillante, doit être jusqu’au dernier instant sauvegardée ; vous estimez qu’il n’appartient à personne de décider qu’une vie, parce qu’elle est considérée comme improductive, doit être détruite. Vous êtes du côté de la miséricorde ; vous avez pris le parti de la justice et de l’humanité.

*
*   *

En 1962 ; en 1982 ; en 2002....

Un danger s’aggrave, qui pourrait menacer non seulement les effets, mais l’être même des fondations que vous avez reçues en dépôt, et que vous devez transmettre à l’avenir.

Ces fondations ont été, pour la plupart, généreuses, par rapport à l’évaluation de la fortune à l’époque où l’Académie les accepta. Mais nous savons trop ce que le prix des choses est devenu ; et nous avons assisté à ce que les économistes appellent la diminution progressive du pouvoir d’achat de la monnaie. Ce fut un deuil presque inaperçu que la disparition du petit sou qui, dans ma jeunesse, constituait encore la bourse du Dimanche des enfants sages. Bientôt, pour une pièce de deux sous, on n’a pu avoir ni réglisse, ni décalcomanies, et seulement un timbre-poste. Un jour, à l’escale, j’ai vu les petits nègres de Dakar refuser de plonger quand ils se sont aperçus que les voyageurs jetaient dans la mer des piécettes qui n’étaient plus en argent. Constatez à présent le désespoir d’une ménagère, quand elle sort avec un billet dont elle attendait encore merveilles, et qui semble se dissoudre dans les airs. Loin qu’il soit question d’épargner, le bas de laine se vide, il est vidé. Un mouvement, depuis longtemps commencé s’accélère et prend une vitesse qu’il est difficile de freiner : il tend à détruire les volontés des testateurs. Dans la liste des récompenses dont vous disposez figure la mention suivante : « Ce prix annuel sera attribué à une famille ou à une personne ayant recueilli, gardé ou soigné avec dévouement, un ou une aveugle ». 350 francs... La disproportion entre la cause et l’effet est devenue telle qu’on ne peut se garder ici d’impression d’humour triste. Il ne me serait pas difficile de prendre des exemples très voisins, et non moins -inquiétants. Même la plus large peut-être des fondations que vous gérez, la plus belle parce qu’elle est chère au cœur des mères, la plus utile parce qu’elle favorise le repeuplement de la France même la fondation Cognacq-Jay, dont les prix sont encore infiniment désirés dans chacun de nos départements, risque de perdre de sa valeur. Vingt mille francs permettaient, autrefois, d’acheter une ferme, de bâtir une maison ; vingt mille francs sont maintenant un maigre secours pour une famille de dix, douze ou quatorze enfants.

A l’article Fondations de l’Encyclopédie, vous trouverez un réquisitoire en forme, écrit par Turgot. Un fondateur, dit celui-ci, est un homme qui veut éterniser l’effet de ses volontés : or, quand on lui supposerait les intentions les plus pures, combien n’a-t-on pas de raisons de se méfier de ses lumières ? Combien n’est-il pas aisé de faire le mal en voulant faire le bien ? — Deuxièmement : « de quelque utilité que puisse être une fondation, elle porte dans elle-même un vice irrémédiable qu’elle tient de sa nature, l’impossibilité d’en maintenir l’exécution. Les fondateurs s’abusent bien grossièrement s’ils s’imaginent que leur zèle se communiquera de siècle en siècle aux personnes chargées d’en perpétuer les effets. Quand elles en auraient été animées quelque temps il n’est point de corps qui n’ait à la longue perdu l’esprit de sa première origine. Il n’est point de sentiment qui ne s’amortisse par l’habitude... Aucun enthousiasme ne se soutient ». En troisième lieu : « Certaines fondations cessent encore d’être exécutées... par le seul laps du temps. Ce sont les fondations faites en argent et en rentes. On sait que toute espèce de rente a perdu à la longue presque toute sa valeur, par deux principes : le premier est l’augmentation graduelle et successive de la valeur numéraire du marc d’argent, qui fait que celui qui recevait dans l’origine une livre valant douze onces d’argent, ne reçoit plus aujourd’hui, en raison du même titre, qu’une de nos livres qui ne vaut pas la soixante-treizième partie de ces douze onces. Le second principe est l’accroissement de la masse d’argent, qui fait qu’on ne peut aujourd’hui se procurer qu’avec trois onces d’argent ce qu’on avait pour une seule... Il n’y aurait pas grand inconvénient à cela, si ces fondations étaient entièrement anéanties, mais le corps de la fondation n’en subsiste pas moins, seulement les conditions n’en sont plus remplies. Par exemple, si les revenus d’un hôpital souffrent de cette diminution, on supprimera tous les lits des malades, et l’on se contentera de pourvoir à l’entretien des chapelaines... »

Le premier argument ne me frappe pas : si tant est qu’on veuille éterniser son nom, il y a de plus mauvaises manières de courir l’aventure que celle qui consiste à faire le bien au delà de la mort. Le second me semble contredit par votre exemple : dans votre cas, le sentiment ne s’est pas amorti par l’habitude, et l’enthousiasme s’est soutenu. Plût au ciel que toute administration fût aussi consciencieuse, aussi peu encombrée de fonctionnaires, aussi expéditive, aussi dévouée, aussi éclairée que la vôtre ! Le troisième point du raisonnement serait irréfutable s’il n’oubliait de tenir compte d’une donnée essentielle c’est-à-dire du jaillissement continu des sources de charité. Il est vrai que les fondations faites au temps des Croisades ont disparu ; il n’est pas moins vrai que d’autres ont pris leur place. Tout recommence, même la bonté. Des dons nouveaux viendront renforcer ceux d’autrefois ; au besoin, d’autres époques feront naître d’autres moyens : nous en avons dès maintenant la preuve, et nous sommes heureux de la souligner. Le Secours National avait mis, l’an dernier, un million de francs à la disposition de l’Académie ; c’est un million deux cent mille francs qu’il nous a confiés cette année ; et il agit de telle sorte, que nous désirons qu’il inspire les libéralités de l’avenir. Il ne vous a pas bridés, en effet, par des dispositions impérieuses, il ne vous a pas obligés à récompenser seulement telle ou telle personne, à naître dans tel hameau, tel jour de telle année bissextile ; il vous a laissés libres, il vous a fait confiance, sachant bien que ce ne seront jamais les chapelains qui profiteront de son subside. Je suis convaincu que son exemple sera suivi. Pour mon compte, dès que les institutions politiques seront assez parfaites pour que nul citoyen n’ait besoin de secours, dès que le mal et la souffrance auront disparu de la terre, je me rangerai à l’avis de Turgot, et je deviendrai l’adversaire des fondations. En attendant, je souhaite qu’elles se multiplient : rien, pas même le temps, n’effacera le bien qu’elles auront fait. Ayant vu passer devant mes yeux beaucoup de congrégations diverses, rivalisant dans la pratique de la vertu, je demande à l’une d’elles de vouloir bien me prêter son nom, pour une seconde : Notre-Dame de l’Espérance.