Inauguration du monument élevé à la mémoire de Lamartine, à Bergues

Le 21 septembre 1913

Paul DESCHANEL

INAUGURATION DU MONUMENT

ÉLEVÉ EN L’HONNEUR DE LAMARTINE

A BERGUES
Le Dimanche 21 septembre 1913

DISCOURS

DE

M. PAUL DESCHANEL

DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
PRESIDENT DE LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS

 

MESSIEURS,

Vous avez placé vos fêtes sous le patronage du président de la Chambre : permettez-moi, en vous remerciant, de reporter à la Chambre elle-même l’honneur que vous me faites.

Je suis fier de venir rendre hommage tout à la fois au grand homme qui a jeté sur nos assemblées tant de gloire, et à la Flandre, qui les lui a ouvertes. Louer ceux qui ont illustré notre tribune, c’est encore la défendre ; honorer ceux qui ont accru le patrimoine de la France, c’est encore la servir.

Je suis heureux de saluer ici mes collègues du Parlement et parmi eux ces deux hommes, dignes héritiers d’un nom révéré, unis dans l’amour de la patrie et des lettres comme dans leur tendresse fraternelle, l’un vient de nous donner encore un beau livre sur Descartes et prendra tout à l’heure la parole au nom de l’Académie française ; l’autre, auteur de fines études sur la Flandre et sur l’Italie, qui a conté avec tant de charme les luttes électorales de son immortel devancier.

Pour achever un si noble plaisir, vous vous êtes souvenus qu’il y a vingt ans, au Collège de France, une voix éloquente évoquait Lamartine tout entier, poète et orateur, romancier et historien ; de sorte que, pour m’affermir en présence d’un si grand sujet et pour vous parler du représentant de vos pères, je n’ai qu’à m’appuyer au bras du mien.

 

Messieurs, la France, longtemps, a été ingrate envers Lamartine. La réparation a commencé ; vous la poursuivez aujourd’hui ; elle continuera, toujours plus éclatante. Plus le temps marche, et plus il grandit. Ses contemporains ne le connaissaient pas, ne pouvaient pas le connaître comme nous le connaissons. D’abord, sa politique était à longue portée ; il était l’homme des pressentiments et des présages ; il dévorait l’horizon : ce qui alors paraissait chimère est aujourd’hui réalité. Il parlait pour l’avenir, et l’avenir le venge. Un des mots les plus justes qui aient été dits sur lui de son vivant est celui de M. de Humboldt en 1843 : « C’est une comète, dont on n’a pas encore calculé l’orbite. » Nous pouvons aujourd’hui embrasser du regard tout le cours de l’astre.

Et puis, ses contemporains n’avaient pas sous les yeux sa correspondance, ces lettres inestimables qui éclairent sa vie. Quand sa sœur, Mme Coppens de Hondschoote, le faisait élire député de Bergues, on ne voyait que le poète, on lisait ses Méditations et ses Harmonies, on pensait moins au diplomate, et l’on ne connaissait guère ses écrits politiques ; on pouvait croire à un caprice ; on ne savait pas que, depuis la jeunesse, il caressait un suprême désir : l’action. Oui, l’action est, à ses yeux, le premier des arts et la plus haute poésie. Il sent en lui un homme supérieur à son œuvre. Il veut vivre toutes les vies, créer dans tous les genres. Il veut être chef, non par amour de la gloire seulement, mais par foi, par devoir de conscience, afin d’élever les hommes vers son idéal.

Et lorsque dans le milieu de sa vie, ses chants deviennent plus rares, comme les eaux et les fleurs en été, lorsque dans la préface des Recueillements, il paraît décidément dire adieu à la poésie, Sainte-Beuve exprime, non sans amertume, sa désillusion, son mécompte, ce qu’il appelle « son deuil » sur Lamartine ; mais cette préface est-elle autre chose que la déclaration publique de ce que Lamartine écrivait, depuis des années, à sa famille et à ses amis : « J’ai dans la tête plus de politique que de poésie » ? Certes, quand il ajoute : « Ma vie de poète n’a jamais été qu’un douzième, tout au plus, de ma vie réelle », il parle encore en poète ; mais ce qui est vrai, c’est qu’il y eut là double vocation, également précoce.

Regrettez le temps ravi à la poésie, soit ! mais ne faites pas grief au poète d’avoir voulu mettre dans sa vie même et dans la vie des autres hommes la beauté qui éclatait dans son œuvre, et qui débordait de son cœur !

Qu’est-ce donc que sa politique, sinon cette charité qu’il avait bue aux lèvres maternelles, — car il est impossible de bien sentir Lamartine, comme tant d’autre hommes supérieurs, sans parler aussi de sa mère, — qu’est-ce que sa politique, sinon ce qu’il appelait la « charité dans les lois », la paix, la justice et la fraternité humaine croit à une action providentielle, dont il se voit le héros ; il marche devant ce Dieu, qu’il essaye de saisir sous mille formes et dont en Orient, chez ces âmes fatalistes, dans ce pays des légendes et des miracles dont il aimait à dire le fils, il eût été le prophète.

 

La chute de l’empire avait donné l’essor au poète ; la chute de la monarchie légitime allait donner l’essor au politique.

Sa Politique rationnelle, publiée en 1831, a plus de lecteurs aujourd’hui qu’alors, parce qu’elle contient en germe toute sa vie publique. Ce n’est pas seulement la vision qui déjà est apparue dans son discours de réception l’Académie française, — sa première tribune, — puis dans son Voyage en Orient, et qui toujours le hantera : sauveur d’un peuple par la parole ; c’est un programme. Et ici paraît clairement ce que sa génération a le moins vu : l’unité profonde de sa vie. Oui, à travers ses évolutions et ses métamorphoses, Lamartine est un. On dit qu’il flotte à tous les vents ; il flotte comme le navire qui, sur la haute mer, suit la boussole. L’inspiration est une, le programme invariable, le but fixe.

La monarchie de droit divin écroulée, il accepte l’autre, non par goût, certes, — il ne l’aime guère, et il n’y croirait, jamais,— mais pour éviter, par cet expédient, l’anarchie Seulement, la royauté nouvelle a une mission à remplir envers le peuple ; si elle y manque, elle périra, pour faire place à la république.

Et il demande le suffrage universel à deux degrés, — grande hardiesse, en un temps où il va être élu député de Bergues par 196 voix !— des réformes sociales pour le peuple que l’industrie transforme, l’instruction gratuite, la séparation de l’Église et de l’État, l’abolition de la peine de mort. Le voilà déjà tout entier, en ses traits essentiels.

Il est élu ; il monte à la tribune, à cette tribune qui dévore tant d’espérances : il parle à ce public, le plus difficile de tous, puisqu’on parle à des rivaux. Beau, grand, svelte, avec sa grâce imposante et aisée, sa voix harmonieuse, son geste simple, il parle comme il respire. Ses périodes se déploient, larges, abondantes, comme des vagues qui courent vers des terres inconnues. Que dit-il ? « Résister, réprimer, n’est pas tonte la science des gouvernements. » Et, pensant à lui-même : « Ces hommes impossibles seront un jour nécessaires. Ils oseront fonder le gouvernement, non plus sur la base étroite d’une classe, mais sur la base de la nation tout entière. »

Guizot s’écrie : « Il n’y a pas de jour pour le suffrage universel. » Et Lamartine répond : « Une oligarchie de 300 000 électeurs ne peut pas représenter une nation de 36 millions d’âmes. Qu’est-ce qu’un système électoral où Mirabeau et Pitt n’eussent point voté ? »

Guizot dit : « Toutes les grandes conquêtes sont faites, tous les grands intérêts sont satisfaits. » Et Lamartine répond : « Organiser la démocratie en gouvernement, voilà l’œuvre d’un pouvoir qui aurait compris son époque, voilà le problème qui poursuit tous les gouvernements, et qui renversera tous ceux qui se refuseront à le résoudre. »

Guizot dit, parlant de la réforme électorale : « L’affaire n’est plus dans la Chambre ; elle a passé dans ce monde du dehors, illimité, obscur, bouillonnant, que les brouillons et les badauds appellent le peuple. » Et Lamartine répond : « La question des prolétaires est celle qui nous presse ; elle est celle qui fera l’explosion la plus terrible, si les gouvernements se refusent à la sonder et à la résoudre. Ce qu’il faut aux gouvernements, c’est l’amour du peuple, c’est le zèle du bonheur des masses. »

Thiers, si vif et lucide pourtant, dit : « Je doute qu’on puisse faire en France cinq lieues de chemins de fer par an. Si les ouvriers viennent jamais, chose douteuse, à s’en servir, les paysans n’en feront, en tout cas, aucun usage. Les Compagnies ne trouveront pas d’actionnaires. » Et Lamartine répond : «Il s’agit ici des plus grandes affaire qu’un pays ait jamais eu à mener à fin ; c’est la conquête du monde, des distances, des espaces, du temps ; c’est l’inconnu, mais c’est un inconnu certain. »

Et lorsque la monarchie de Juillet, pour essayer de gagner la faveur du peuple, ramène les cendres de Napoléon, Lamartine qui, presque seul des poètes et des libéraux de son temps, a dénoncé l’étrange et périlleuse confusion entre le culte du grand capitaine et la liberté, prononce ce discours, l’un des plus beaux qui aient été prononcés en aucun pays, en aucune langue, et où l’imagination est la splendeur de la raison : « Souvenez-vous, s’écrie-t-il, d’inscrire sur son monument : À Napoléon seul. Ces trois mots, en attestant que ce génie militaire n’eut pas d’égal, attesteront en même temps à la France, à l’Europe, au monde que, si cette généreuse nation sait honorer ses grands hommes, elle sait aussi les juger ; elle sait séparer eux-mêmes de leur race, et de ceux qui menaceraient la liberté en leur nom ; et qu’en élevant ce monument, en y recueillant nationalement cette grande mémoire, elle ne veut pas susciter de cette cendre ni la guerre, ni la tyrannie, ni des légitimités, ni des prétendants, ni même des imitateurs.

Et, cette fois, personne ne répond, — personne, que l’histoire.

 

Qu’est-ce que tout cela, Messieurs ? Poésie ? Philosophie ? Politique ? Que sais-je ? Et que m’importe ? Je sais seulement qu’il a vu juste, qu’il a vu ce que les autres ne voyaient pas, et que, si on l’avait écouté, on aurait épargné à la France les pires malheurs.

Ses prophéties sur le retour de l’empire, sur l’invasion, le siège de Paris et la Commune, sur la troisième République, sur l’ouverture de l’isthme de Suez, sur l’avenir des chemins de fer, sur l’unité de l’Italie et l’unité de l’Allemagne, sur la politique coloniale, sur l’alliance russe et le rôle asiatique de la Russie, sur l’entente anglaise, sont devenues classiques, et ses mots, frappés en médailles, qui roulaient dans le torrent, ne peuvent plus être ôtés de notre histoire. Associations, institutions de prévoyance, enfants assistés, impôt, mines, enseignement, marine, il prévoit et provoque les transformations d’où notre monde sort, il est l’initiateur de toutes nos tâches. En vérité, si l’orateur politique est celui dont chaque parole est à la fois une pensée et un acte, fut-il jamais plus véritable orateur ?

« Mais quoi ! lui disent les sages, vous voulez gouverner les hommes, et vous êtes seul, vous n’êtes d’aucun parti ! »

Y a-t-il, alors, vraiment des partis ? Il y a une classe, qui tient tout. Au delà du « pays légal », il voit ces millions de sujets, dont il veut faire des citoyens : il attend le flot qui monte, et qui lui apporte son rêve, comme autrefois les flots d’Ischia et de Sorrente. Le 10 février 1843, il écrit : « Dans cinq ans, nous aurons la France, » Il lance son livre les Girondins, où, en voilant l’échafaud et en idéalisant la première révolution, il prépare la seconde. À Mâcon, il annonce, au bruit du tonnerre, la victoire prochaine. Comme dans le théâtre de Taormina, il aperçoit, à travers les murailles en ruines, le ciel, la mer, le volcan.

 

La révolution éclate. Dans la tempête, il va pouvoir déployer ses ailes et en couvrir la France. Son cri sublime fait le tour du monde, comme le drapeau qu’il a sauvé avec la patrie. Il abat l’échafaud politique, abolit l’esclavage, donne la paix à l’Europe.

Dix départements, deux millions d’hommes l’envoient à l’Assemblée, cette Assemblée dont il n’a cessé de presser l’élection, pour donner à la France le choix de son avenir. L’Assemblée l’acclame ; elle déclare que « le gouvernement provisoire a bien mérité de la patrie ». Il n’a qu’un mot à dire pour transformer sa dictature de génie en magistrature régulière et élue, pour devenir le chef légal d’une démocratie libre, comme Périclès ou Washington. Voici l’heure : il va jouer sa vie.

Il la joue, et il la perd volontairement, sciemment, non par générosité seulement et noblesse de cœur, pour ne pas renier ses compagnons de lutte, — comme, jadis, il avait échoué d’abord à Bergues, pour ne pas renier la royauté qu’il avait servie. — mais, cette fois encore, par clairvoyance, parce qu’il sait la force des insurrections futures, et qu’en rejetant vers elles Ledru-Rollin et ses amis, il leur donnerait des chefs ; et qu’en divisant l’Assemblée, il risque de la perdre. Il se précipite, pour sauver la France, plus grand encore dans sa chute. Tocqueville, si âcre, lui rend, en cela du moins, justice.

Et lorsqu’en juin l’incendie se rallume plus formidable que jamais, Lamartine, sentant que la République est frappée au cœur, s’élance aux barricades, espérant être frappé avec elle.

Vous vous rappelez la scène pathétique qu’il conte dans ses Mémoires, où Louis Napoléon Bonaparte, élu président de la République par cinq millions et demi de suffrages, contre dix-sept mille donnés à Lamartine, lui fait demander secrètement une entrevue. Les deux hommes se rencontrent à cheval, à la nuit tombante, dans une allée du bois. Le président dit à Lamartine qu’il veut faire appel, pour gouverner, à toutes les illustrations du pays, et il lui demande son concours. Lamartine répond qu’il est devenu trop impopulaire, et qu’au lieu de servir le prince, il le perdrait. Et ils s’en vont, pour ne plus se revoir, l’un vers la toute-puissance, l’autre vers la détresse lugubre et stoïque.

De Lamartine, ministre des Affaires étrangères, nous ne connaissons guère que le Manifeste aux Puissances. Un récent livre([1]) nous a révélé ses négociations pour reconquérir la frontière des Alpes et donner à la France la Savoie et Nice. Vous savez, ici mieux qu’ailleurs, ce qu’est un accroissement du territoire national. Ce poète unique, qui était un magnifique orateur et qui fut le premier citoyen de France, faillit être aussi un grand ministre ; il eut toutes les ambitions que puisse concevoir une grande âme : gouverner un pays libre par la raison, le sauver par le courage, le laisser plus grand par le territoire et par le génie.

Son œuvre est restée inachevée, comme la vaste épopée qu’il portait en lui dès sa jeunesse et dont Jocelyn et la Chute d’un ange étaient des fragments. Quel est l’homme, digne de ce nom, qui peut, ici-bas, réaliser tout son rêve ?

 

Et maintenant, il était seul. Après les enivrements de la gloire, l’ivresse du malheur. Il lutte d’abord, toujours intrépide, pour le pain, et il ne lui faut pas moins de cœur, certes, pour ce combat surhumain et obscur de dix-huit années, qu’il ne lui en a fallu pendant les mois héroïques, pour tenir tête à la fureur des factions. Mais, peu à peu, il se révolte contre tant de douleur et d’injustice ; le vieil aigle déchiré crie dans l’ombre. Enfin, c’est l’oubli, — exil mille fois pire que celui d’Hugo, — la tombe vivante, le silence : cette voix éclatante et pure, cette voix enthousiaste qui a charmé les nymphes et dompté les monstres, se tait.

Les témoins de cette agonie l’appelèrent déchéance ; non : aux yeux des élites successives qui prononcent les arrêts souverains de l’histoire, ceci, au contraire, est ascension, ascension du triomphe au sacrifice et du sacrifice au martyre ; et le spectacle de la mort si lente à emporter cette grande poussière ne nous émeut pas moins que les chants divins des heures matinales, sous le rayon rapide de la jeunesse et de l’amour.

Au moins la mort, plus clémente que la vie, lui épargna-t-elle l’épreuve suprême, la nôtre il ne vit pas ce qu’il avait prédit, l’invasion et le démembrement de la France, il n’entendit pas, de Milly, de Montceau, de Saint-Point, de la tombe où dormaient sa mère, sa femme, sa fille, le pas de l’étranger.

La République, sa République a revécu bientôt par la nécessité et par le génie d’autres hommes. Elle a duré plus de quarante ans déjà, pacifique et digne ; elle s’efforce d’être fraternelle et humaine.

 

Mes chers concitoyens, de telles commémorations élèvent un peuple en lui faisant revivre ses grandes journées, avec ses héros. Elles lui rappellent le prix des institutions libres, dont on est trop porté, quand on les possède, à sentir les inconvénients plus que les bienfaits. Puisse cette fête n’être pas sans lendemain ; puisse la France, suivant votre exemple, donner à Lamartine le monument qu’elle lui doit, à Paris, non plus à l’écart, sous la feuille, mais sur la place même de l’Hôtel-de-Ville, debout, en plein ciel !

Après la Bourgogne, la Flandre, fidèle et juste, hâté cette revanche : que Paris et la France l’achèvent !

 

[1] Pierre QUENTIN-BAUCHART, Lamartine et la politique extérieure de la révolution de Février.