Rapport sur les concours de l'année 1916

Le 14 décembre 1916

Étienne LAMY

ACADÉMIE FRANÇAISE

RAPPORT SUE LES CONCOURS DE L’ANNÉE 1916

PAR

M. ÉTIENNE LAMY

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL

Lu dans la séance publique annuelle du jeudi 14 décembre 1916.

 

 

MESSIEURS,

Pour la troisième fois depuis la guerre, l’Académie Française réserve ses récompenses aux écrivains qui ont répandu leur sang ou l’ont offert en soldats, à ceux que la mort a choisis et à ceux dont ce n’est pas la faute si la mort n’a pas voulu d’eux.

On sait notre doctrine sur la hiérarchie entre les œuvres de l’esprit. L’intelligence est créatrice de beauté. La beauté de l’intelligence pare tous les objets qu’elle caresse de sa lumière et à proportion qu’ils gardent davantage de cet éclat. Là serait le tout de l’art si l’art était le tout de la vie. Mais de la vie le charme est l’accessoire et l’essentiel est le devoir. Les œuvres de l’esprit ont donc des rangs divers, selon qu’elles préparent à la société des attraits ou des forces. Les plus éminentes sont les plus pleines de cette beauté qu’il y a à rendre le monde meilleur. Les plus complètes sont celles où apparaît plus que l’écrivain, l’homme, où il offre mieux que des préceptes, un modèle, où il a donné plus que son talent, sa vie.

Entre la France de la pensée et la France du courage, la solidarité que nous honorons ne nous semble pas une rencontre exceptionnelle comme l’état extraordinaire où nous sommes, elle nous apparaît comme un signe des temps nouveaux, comme l’achèvement historique et durable de l’évolution qui a transformé la guerre.

Les armées de métier épargnaient aux nations le plus lourd fardeau et l’intelligence de la guerre. Serviteurs de la paix et serviteurs de la guerre vivaient séparés d’intellect comme de tâches. Les bénéficiaires des libres aptitudes ne voyaient pas d’utile emprunt à faire aux inerties de l’obéissance passive. Les hommes d’épée craignaient d’énerver leur discipline dans l’esprit d’examen et de discussion. Et ceux de nous qui étaient jeunes il y a longtemps ont connu une société civile où le goût des choses militaires donnait à un bourgeois un soupçon de ridicule, et un monde militaire où un officier ne pouvait porter son application à d’autres connaissances que son métier, sans déchoir un peu.

Cet isolement, qui semblait l’ordre, était une dérogation à un ordre plus ancien et plus vrai. Jusqu’à la fin du moyen âge, comme en Grèce et à Rome, l’idée maîtresse de l’éducation fut que l’homme ne doit pas se faire le solitaire d’un métier, s’y clore, s’y enfoncer et s’y ensevelir, qu’il doit au contraire enrichir sa personne par les diversités de ses aptitudes, se faire d’avance l’âme de toutes ses fortunes, et devenir tour à tour, à l’appel des circonstances, homme de science, homme de travail, homme de guerre, homme d’État.

Des temps commencent qui rappelleront ceux-là, sans être semblables, puisque le passé renaît en se transformant. Les connaissances sont devenues si vastes que nul, désormais, ne les possédera toutes. Il faudra en acquérir une plus que les autres, mais ce ne serait plus assez d’une seule. Depuis qu’est appelée à la défense de la nation la nation entière, la sollicitude, jusque là lointaine et vague, de l’armée s’impose, précise et proche, aux Français les plus encerclés dans les besognes pacifiques. Aux officiers de carrière, le passage continu de la population civile sous les drapeaux apporte la preuve de l’aide offerte à la défense nationale par les énergies nées de la paix : ils ne se défient plus de s’intéresser aux lettres, aux arts, à la politique de leur pays, ils ont cessé de croire qu’il faille l’ignorer pour le défendre, ils veulent le connaître mieux pour l’aimer davantage.

Certes la vieille armée se continue encore en des chefs qui se ressemblent les uns aux autres, et tous à leurs anciens, par la plénitude jalouse de leur vocation. Nommer les généraux de Grandmaison, Serret, Grasset ; les colonels de Malleray, Hulot, Hennequin, Ballagny ; les commandants Capperon, Chareton, de Bonnerive, de Renty ; les capitaines Marabail, Balédent, Cornet, Régnier, Mougenot, Dufestre, Loÿ ; les lieutenants de vaisseau Baudry et Larrouy, les lieutenants Hilpert [1], est saluer la garde du drapeau. Ceux-1à n’ont jamais voulu s’éloigner de lui, et pour lui seul avaient rompu le silence. Controverses sur la stratégie ; études sur la tactique ; recherches des leçons encore enfouies, comme les armes, dans les vieux champs de bataille ; gloires de capitaines racontées aux capitaines de demain ; dénombrement des haines et des forces tournées contre nous ; inventaires de notre empire colonial, avec les domaines dont il faudrait l’accroitre : souvenirs de récits de campagne : la vie obéissante et aventureuse : repos de ces talles dans des rêves, mais où la vocation veille encore, si bien que, même de ces romans, le héros est toujours un soldat : tout ici affirme une même foi. L’œuvre est trop vaste pour être louée en détail, et peut-être vaut-il mieux que, rappelée d’ensemble, elle garde son aspect de masse et sa force d’unité. Rien de plus émouvant que la belle monotonie d’un seul amour. Rien de plus majestueux que ces hommes fidèles à la guerre, comme des chevaliers à leur dame.

La société civile semble avoir aussi recruté, par une vocation non moins exclusive, les siens, ces bons ouvriers qui, sans regarder aux remparts, travaillent au bien intérieur de la cité. C’est aux remparts de la paix, à l’arbitrage international qu’Albert Acremant [2] consacre sa plus grave étude et abrite son droit d’être, en vers et en prose, spirituel avec sécurité. Ce sont les affaires de Paris que Pierre Quentin-Bauchart sert par la plume et la parole. Raymond Aynard [3] résiste à son art du rythme poétique, de la psychologie aiguë et des contes étranges, pour se souvenir qu’il est administrateur, et écrit sur l’Algérie, un livre de forte substance. Pour l’Afrique Occidentale [4], Sonolet adapte, en quatre tomes, l’éducation française à l’inculture des primitifs, nos sujets. Par delà ces immenses domaines, certains de nos émigrants se laissent attirer pour faire fortune : G. Forestier [5] les détourne des aventures déraisonnables où la France perd ses enfants sans profit pour eux, quant à eux s’offrent des colonies sur place dans sa terre fertile et dépeuplée. Henri. Auffroy [6] montre l’influence qu’exercent sur l’état du sol les lois de successions.

L’industrie et l’organisme syndical absorbent l’attention de Joran. Paul Boyaval [7] s’élève contre l’injustice faite aux ouvriers, surtout aux femmes, par l’insuffisance des salaires. Philippe Regnier [8] reproche à nos demeures un vice d’architecture qui n’accuse pas seulement leurs constructeurs, mais leurs propriétaires et leurs habitants : ces étages domestiques, cette promiscuité des combles où la corruption gagne, ces petits Aventins où chaque soir remonte un peuple d’humiliés, où se retranche une animosité de classes.

La richesse passionne également les plus pratiques et les plus désintéressés des hommes, les spéculateurs et les économistes ; c’est un maître du libre échange qu’Émile Le Senne étudie [9], Raoul Peyre [10] dans son Traité sur l’enseignement public considère l’autre richesse que prétendent aussi régir, non moins irréconciliables les partisans du libre échange et ceux de la protection.

Les remèdes locaux ne suffisent pas aux grandes maladies, il faut à celles-ci une cure générale. L’histoire, qui juge les faits par leurs suites, nous enseignerait la meilleure hygiène, mais c’est leur passé même qui trompe les peuples quand, méconnaissable sous les déguisements de partis, il dépose en faux témoin devant la crédulité ignorante. Gautherot [11] voit dans la Révolution française une époque de vastes réformes et de plus vastes mensonges : contre eux il manie un fouet de justice avec un zèle qui a les sifflements de la colère. Augustin Cochin sert le même dessein par une autre méthode : à l’École des Chartes il a appris les investigations rigoureuses, les patientes approches, les poussées lentes par lesquelles se renversent les plus solides architectures de contre-vérités. Sa machine de combat se construit dans un silence de quinze ans. Il va publier, quand la guerre le devance, les premiers volumes de son travail, l’Histoire des sociétés de pensée. Leur titre prouvait chez cet ami des faits l’intelligence de la loi qui les gouverne. L’ordre descend toujours de haut, le bien ou le mal est préparé à la multitude qui reçoit les idées par l’élite qui les donne.

L’ordre est l’accord de l’homme avec la destinée humaine. La sollicitude de cette destinée, que les religions annoncent et que les philosophes cherchent, tourmente la pensée de nos contemporains. Nombre des œuvres écrites par nos combattants, déposent en cette enquête sur l’action rivale et sur l’importance comparée des églises et des philosophies. La solution du problème est un peu commandée par la manière dont on le pose. Quand l’homme a pris la mesure de son titre passager et minuscule dans la société vaste et durable, comprend que l’essentiel est le bien général, et constate que les lois des Églises sont tutélaires pour la société, il est par l’évidence de l’utilité conduit à les admettre, il se subordonne à elles, il est religieux. Quand l’homme s’isole dans son for intérieur, il n’a plus sous les yeux le magistère social de l’Église, il la juge envahissante par les disciplines personnelles qu’elle prétend sur lui, et pour être maître chez soi, il la subordonne volontiers à sa raison particulière, il devient philosophe. L’un et l’autre esprit se succédèrent en France. La conscience collective de l’intérêt universel y fit d’abord la force de l’Église. Vers la fin du moyen âge commença l’habitude de penser chacun pour soi. C’est le travail de cette émancipation que Joachim Mertant [12] suit de Montaigne à Vauvenargues. Ces penseurs repousseraient le titre d’incrédules, mais par cela seul que le principal objet de leur étude est eux-mêmes, qu’ils veulent s’éclairer pour se conduire et que la religion leur apporte des ordres avec des mystères, ils ont moins recours à elle : ce n’est pas la rupture, mais le non usage.

Dès les premiers progrès de ce scepticisme respectueux, l’Église comprit que la décadence de la foi était préparée par une décadence du sacerdoce. Contre son élimination douce de la vie intérieure, le catholicisme ne pouvait se défendre qu’en se montrant apte à compléter la vie intérieure par des vertus et par des joies inconnues de la raison pure. Marcel Godet ([13] raconte un des efforts tentés pour restaurer à Paris et dans les Pays-Bas, par la réforme du sacerdoce, le zèle des fidèles et recruter dans la classe la moins gâtée, la plus pauvre, des clercs instruits, austères et bons, qu’on donnerait comme réformateurs aux couvents amollis et comme prêtres aux paroisses malades. Charles Flachaire [14] montre comment le catholicisme savait guérir les aridités du cœur par l’onction des tendresses touchantes, et son œuvre jette la lueur d’une lampe d’autel sur la dévotion à la Vierge au XVIIe siècle. Mais le XVIIIe se défiait plus de la suavité que de la sécheresse : André Ruplinger [15] peint l’époque en ce bourgeois Lyonnais, fier de n’admirer rien sinon son intelligence qui censure la société touche-à-tout médiocre, et d’autant, plus exact interprète de l’opinion moyenne. Avec Charles Bordes, la philosophie est passée de la tiédeur à l’animosité, contre la religion, qu’il veut détruire sans toucher la morale : mais cette morale prétend « conduire à la vertu par l’attrait du plaisir ». En 1781, à la mort de Bordes, les premiers et délicats maîtres du doute étaient dépassés par de plus logiques disciples, qui tiraient la conséquence des incertitudes sur la destinée humaine. Dès lors s’annonça inévitable la Révolution qui fut surtout la lutte d’une philosophie nouvelle contre une vieille église, et il apparut que la société conserverait, le, culte de l’intérêt général dans la mesure où subsisteraient les anciennes croyances.

C’est leur survivance que Maurice Masson voulut établir. Passé de notre École normale à Fribourg où il enseignait la littérature française, non seulement il la professait, il l’enrichissait de travaux aussitôt distingués par nous ([16] : bientôt il avait senti l’insuffisance d’un art qui crée seulement sa beauté, il s’était senti attiré par celui qui fortifie les doctrines nécessaires. Il étudia l’action exercée par le plus grand artiste d’alors sur les idées religieuses de la France. Que le christianisme chez Jean-Jacques ait survécu en se déformant, que par Jean-Jacques il ait obtenu crédit de doctrine révolutionnaire, voilà la double preuve gardée par un vaste et solide monument [17]. Comme conclut Maurice Masson, l’influence de Rousseau conserva plus qu’elle ne détruisit. Mais un christianisme appauvri « des remords qui humilient et des expiations qui absolvent », et fondé sur l’inconséquence « d’une rédemption sans rédempteur » ébranlait tout ce qu’il ne détruisait pas. L’Évangile ne survivait plus qu’en une philosophie et en une sentimentalité inefficaces, l’une comme l’autre, à rien cimenter, car toutes deux varient en chaque homme et il reste leur maître.

Que cette anémie de la certitude ait paru la grande faiblesse de la société au plus retentissant écrivain du XIXe siècle et qu’il ait cherché le remède, Amédée Guiard [18] l’établit. Victor Hugo a foi aux trois immortalités : Dieu, l’âme, le devoir. Il veut qu’elles aient leur défenseur né dans le poète, parce qu’elles sont intelligibles surtout au cœur et que le poète a la supériorité de l’inspiré sur le raisonneur. Mais Hugo continue Jean-Jacques et si sa voix à toutes les magnificences pour confesser les vérités qui nous engagent, elle n’a pas autorité pour commander les vertus qui nous libèrent. Les spontanéités des divinations seront-elles complétées par la patience des recherches ? Georges Lamarque [19] s’attache à la personne et à l’œuvre d’un des plus pénétrants et des plus sincères parmi les philosophes : mais Théodule Ribot a prouvé surtout sa puissance par la succession de ses hypothèses. Une raison qui, dans ses efforts à se surpasser, s’enlève par sa marche même le caractère de la stabilité, n’a pas de définitive réponse aux questions essentielles de la vie qui ne peut attendre. Et parce qu’elle ne peut attendre, Henri Massis [20] reproche à l’enseignement officiel d’être le plus muet sur le problème de la vie, de n’avoir échappé aux contradictions des maîtres qu’en n’ayant pas de doctrine. Ces mécomptes de la raison pure conviaient par une opportunité plus pressante le catholicisme à son perpétuel effort : affermir les hypothèses des philosophies par les certitudes d’un dogme, et pour cela mettre en évidence les raisons qu’a la raison d’accepter le mystère. Quatre prêtres se sont acquittés de la tâche, MM. Lelièvre [21], Poulpiquet [22], Rivet [23], Rousselot [24].

Si ces graves œuvres d’historiens, de théologiens, de moralistes, de psychologues étaient faites pour fortifier, par un zèle de vérité, le courage de la conscience, et si tous les courages sont frères, celui qu’elles formaient le moins est celui du soldat. Moins encore la guerre inspire les œuvres où André Fernet [25], Adrien Bertrand [26], Joseph Hudault [27] et Amédée Guiard [28] enseignaient les vaillances morales. Moins encore les œuvres où G. Leroux [29] faisait valoir les beautés d’édifices antiques, André Girodie [30], l’art de la vieille Alsace ; Jean de Foville [31] les cités séductrices ; de Tressan [32] les raffinements du dessin japonais : de Marliave [33] l’harmonie des sonorités savantes et le travail où, sous le titre modeste d’un catalogue, Jean Babelon [34] montrait un savoir qui pour lui est une forme de la piété filiale. Dans leurs lointains et heureux vagabondages. Maurice Chalhoub [35] ; Joseph de Bonne [36], Jean de Nettancourt [37] et Britsch ; Lucien Guennever [38] dans ses séjours imaginaires chez les sauvages ; Boulenger [39], Dunoyan [40] dans leurs pèlerinages plus proches aux pays et aux âmes de France ; Albert Thierry [41], par ses voyages de découvertes dans la nature des enfants, ne songent pas à la guerre. Elle ne trouble pas dans leur vol tranquille la troupe ailée des poètes Léo Larguier, Gabriel Imbert, La Bonnardière, Raymond Genty, Pierre Corrard : leur vue est claire et leur voix sonore, mais ils n’ont d’yeux que pour la nature ou le rêve et de souffle que pour chanter le bonheur. Si le mainteneur des jeux floraux Armand Praviel garde en son talent une noblesse sur laquelle veille la pureté de Clémence Isaure, plusieurs aspirent au joug de femmes moins irréelles et plus maitresses de plaisir. Et moins encore pensaient à se battre et étaient éducateurs de sacrifice les journalistes de la perversité à la mode qui portaient dans leur talent l’héritage de nos vices : car la culture du moi, dégénérée en culte du moi, avait enfanté ces héros de roman qui, héros d’égoïsme, prétendaient « faire leur vie », c’est-à-dire défaire celle des autres.

Cet égoïsme avait trouvé son peintre. On sait la palette aux couleurs harmonieusement éteintes, au charme nostalgique d’Émile Clermont. Son talent est sa nature. L’originalité de cette nature est de se soumettre à une analyse inlassable et passionnée : son attention est celle d’un malade qui s’écoute. Les choses ne lui apparaissent pas dans leur vie, mais dans la sienne, elles n’existent que dans la mesure où elles s’unissent à lui, s’absorbent en un moi qui se nourrit de l’univers, et de tout n’alimente que sa souffrance et sa volupté. Ce talent se trouva en accord avec les névroses de l’âme moderne. Elles se révélaient dans les sympathies violentes qu’a inspirées l’écrivain : ses enthousiastes lui savaient gré de voir le monde avec leurs yeux.

Même à ceux qui vivent pour eux seuls le sentiment le plus digne d’intérêt semble l’amour : car on peut par lui n’aimer que soi. C’est à lui que furent consacrés les deux romans de Clermont, Laure et Amour promis. Dans la femme et dans l’homme il raconte les deux égoïsmes de l’amour. Dans la femme, la sentimentale qui rêve de reposer sur un cœur d’homme, non les joies qu’elle veut donner, mais celles qu’elle veut recevoir. Dans l’homme, le sensuel qui, par désoeuvrement, vanité, gageure avec lui-même, séduit une jeune fille dont il est las avant de la posséder : il analyse sa victoire cruelle et frigide, au moment où sa victime se tue par horreur de s’être donné à ce qu’il est ; quand elle tombe, c’est lui qu’il regarde, inquiet seulement de savoir s’il a accru sa vie par les émotions de cette mort, pèse ce qu’une peine peut apporter de plaisir, et balance ses comptes, aux battements réguliers du viscère imperturbable qu’il appelle son cœur. Œuvres tristes, pas plus que l’auteur, son regard, son sourire quand il m’annonça à la fin de l913, sa retraite loin de Paris : il renonçait à observer, il voulait réfléchir. Le peintre las de ses modèles n’avait plus que l’impatience d’être seul.

Mais solitude, recherche de la plus douce existence, culture d’arts préférés, collaboration d’un zèle actif à l’ordre social, rien ne possédait entièrement ces Français. Avant leur dispersion dans les labeurs ou les oisivetés de leur choix, tous avaient vécu rassemblés dans une discipline commune autour d’un drapeau. Si brève qu’eût été la leçon, elle leur avait, révélé une certitude et une beauté. Pour eux, l’armée restait l’image de la France et de leur jeunesse, et maintenait contre l’isolement une puissance de concorde, contre l’égoïsme une puissance de générosité. Ces forces, comme les eaux souterraines, coulent invisibles sous les sécheresses du sol et les reflets des horizons : mais il suffirait d’un orage pour tout couvrir, et tout purifier. Elle éclate la terrible tourmente dont Chateaubriand n’eût pas dit cette fois : « Levez-vous, orages désirés », et elle porte à chacun l’ordre de l’action. Tous sont prêts. Le plus à l’écart des affaires publiques, Émile Clermont, ne s’est pas retiré si loin qu’elles ne le rejoignent, nul n’obéit plus vite à leur appel. De la province où le penseur rêvait d’oublier, l’officier accourt, déjà au front ; le peintre de ceux qui songent à eux seuls appartient tout entier aux autres, c’est pour ménager ses soldats qu’il s’expose et tombe, il laisse une image de l’homme plus noble que celle de tous ses modèles, et son talent a trouvé son chef-d’œuvre dans le silence de cette mort. D’autres à qui plus de temps a été donné pour reconnaître leur obscure vocation de soldats, se sentent illuminés par elle. Elle jaillit d’eux et leur joie d’agir est telle qu’il la prolonge en racontant : Le soldat signe la vérité quotidienne et minuscule dont il est le témoin ou l’acteur et il a fait un livre de vie. La plume d’un jeune cavalier ne lui servait avant la guerre qu’à effacer, jour après jour, les longs mois de ses trois années : elle décrit d’elle-même, dès le premier jour, la fête des dangers utiles, et l’ouvrage que termine le nom de Christian-Malell [42]. Cet officier de réserve, Dupont, jusque là net de toute confidence au public, se sent le droit d’être entendu quand sa voix devient celle de la bataille [43]. Ce jésuite, le P. Lombard, a consacré sa vie aux missions, la guerre le ramène des Colonies et l’envoie aux Dardanelles où l’attend la mort, mais pas avant que ce muet volontaire ait connu la vocation de parler [44]. Lintier, écrivain avant la guerre, avait été attiré par les tares de notre société, devenu soldat il demeure écrivain, mais c’est au canon qu’il dédie un nouveau et dernier livre [45], comme si la guerre eût fait un néant de tout ce qui existait hors d’elle, et comme si elle avait mis au nombre des choses vivantes l’arme éclatante et sonore de ces livres efficaces.

Cette source de patriotisme, au lieu d’accumuler ses réserves secrètes, et de ne jaillir que par intermittences, pour féconder soudain les âmes ignorantes de leur richesse obscure, traverse à ciel ouvert toute l’existence de certains Français. Tel est le terme logique et le plus précieux bénéfice du changement apporté à la conscience nationale par le service universel. Cette nouveauté marque sa trace dans notre littérature. Elle a pour témoins des livres où les choses de l’armée sont étudiées par les représentants des professions civiles, et les affaires de la société civile par des soldats. Elle trouve une expression plus complète dans les écrits où la paix et la guerre sont contemplées ensemble comme les états solidaires d’une seule vie. Elle atteint sa plénitude dans la carrière d’écrivains qui, par un équilibre de préférence jadis très rare, ont tour à tour appartenu au monde de la paix et de la guerre, et dont on ne saurait dire s’ils sont davantage citoyens ou soldats.

Ce goût de synthèse qui se satisfait à contempler dans la société et dans l’homme le jeu de toutes leurs forces, a guide même les érudits dans le choix des places où ils fouillent le passé. Charles Bahut [46], professeur d’histoire, se fait l’historien de la France mérovingienne, c’est-à-dire de l’époque où, pour imposer à la barbarie une civilisation naissante, il faut se servir tout ensemble de la sagesse et de la force, et il prend pour son principal personnage Martin de Tours, qui soldat, puis évêque, a réuni en sa personne les Forces souveraines d’alors. Non moins significatif est le choix de la légende qu’a rajeunie Paul Tuffrau [47]. Cet agrégé d’Université écoute les chansons de gestes, où résonne la voix de toute une société dans l’atmosphère de tout un siècle. Et, parmi ces légendes, il s’est senti attiré vers celle de Guillaume, parce que Guillaume, des paladins le plus célèbre avec Roland, n’est pas seulement comme Roland un héros de l’épée, mais parce qu’homme de conseil à la cour de Charlemagne, chef de gouvernement dans son duché de Septimanie, capitaine contre les Sarrazins, et pour bien finir, pénitent d’un monastère fondé par lui, Guillaume représente la vie complète, parce qu’en lui se concentrent, Paul Tuffrau le dit, « les vertus féodales, les destinées nationales, et l’existence même, de la chrétienté ». Raymond Clauzel [48] est attiré de même par l’Espagne de Philippe II : c’est le moment où l’Espagne a atteint l’apogée de sa puissance, sert de toute cette puissance une doctrine de gouvernement et agit le plus fortement sur tout l’univers.

C’est de ce regard général que jeunesse interroge l’avenir. Cette nouvelle intelligente sa poésie par des voix inconnues. Marcel Blanchard [49], en 1912, célèbre « la Grande Guerre » : il donne à celle qui nous a blessés et à celle qui nous doit guérir un seul nom, comme si toute lutte d’où nous sortons amoindris était inachevée. C’est sur le même sol que les fils vengeront les pères. Il dénombre en une seule armée celles qui furent et celles qui seront. Il évoque ces futurs soldats et on les reconnaît, tant sa vision est divinatrice. Louis Ménagé [50] était un ouvrier d’art quand il se mit à manier un outil de plus, le vers : il fallait des poèmes à son âme tout proche de la nature et, comme la nature, simple et synthétique. C’est en songeant à ses affections et à ses habitudes quotidiennes qu’il leur veut des lendemains sûrs, chacune de ses tendresses l’appelle à l’énergie qui est leur commune sauvegarde, ses sentiments les plus humbles s’élèvent à la grandeur, les plus doux s’achèvent en vaillance : il aime d’un amour armé.

Les observateurs de la société présente renversent les murs entre lesquels s’emprisonne la vue et manque l’air. C’est un officier, Paul Marabail [51] qui, étudiant l’influence de l’esprit militaire sur l’œuvre d’Alfred de Vigny, constate l’influence de l’esprit civique sur les successeurs de Vigny et annonce des « métamorphoses dans les cœurs des soldats nouveaux ». Quand Jean Variot [52], comme Psichari, sonne « L’appel des armes », l’homme de lettres ni l’officier n’entendent isoler une caste en une seule tâche : c’est au nom des instincts permanents, des aptitudes générales, des facultés supérieures qu’ils célèbrent l’armée, comme la plus vaste, la plus juste, la plus stable, la plus émancipatrice, la plus forte des sociétés. Antoine Rédier [53], l’homme de lettres que la guerre a conduit aux tranchées, y médite, et par cette voie étroite où passent sans cesse devant son attention toutes les épreuves du métier, trouve sa route vers les élévations du philosophe et du chrétien. À la Chambre, quand la parole est à Dubarle, on n’entend pas un député qui enferme son auditoire dans les limites d’un arrondissement, mais le serviteur d’une patrie. Les intérêts d’une industrie prospère par la paix ne détournent pas Paul Hayem de la revanche libératrice, il rédige d’avance son journal de marche dans un ouvrage qu’on pourrait appeler le livre de la frontière [54]. Avant la guerre, Louis Bruneau [55] étudie les procédés industriels de l’Allemagne en France, il pénètre la secrète et instructive malignité d’un génie qui, même par le commerce, prépare la conquête. Depuis la guerre, Gabriel Alphaud [56]) retrouve et dénonce la même méthode et les mêmes perversités dans l’action politique de l’Allemagne aux États-Unis. Sur le front où ils combattent, Hennebois [57] et Hubert de Larmandie [58] tombent aux mains de l’ennemi, blessés tous deux, mais inégalement. Hennebois ne connaîtra que trop les hôpitaux allemands, de Larmandie, plus heureux, habitera surtout leurs camps de prisonniers. Mais ils ne se contentent pas de raconter ce qu’ils ont vu et souffert, ils remontent des effets aux causes, ils montrent dans la culture de la race allemande et dans la déformation de la conscience nationale les causes de sa barbarie militaire.

Ces intuitions, ces ardeurs, ces fidélités du patriotisme ne remplissent pas seulement quelques livres mais toute la vie d’Avesnes [59] et de Danrit [60]. De ces pseudonymes, on ne peut dire qu’ils soient leurs noms de guerre, ce sont leurs noms de paix, adoptés quand les officiers n’avaient pas licence d’écrire. Leurs noms de guerre furent leurs noms véritables, que reprirent pour se battre Louis de Blois et Driant.

Blois a été d’abord officier. Quand, après quelques années, d’autres devoirs l’enlèvent à la marine, l’enchantement de ses premiers voyages l’a déjà fait écrivain. Sa plume désormais servira sa fidélité aux deux France, la pacifique dont il aime le génie intellectuel, les élégances et le rayonnement, et la guerrière dont il aime les rudes et protectrices vertus. Et ses livres forment le va-et-vient de son attachement à l’une et à l’autre, jusqu’au jour où il élève à son double culte un même témoignage, le roman de la Vocation.

Il y présente un abrégé de la France même, car il groupe ceux qui jouissent d’elle, ceux qui l’exploitent, ceux qui l’honorent et ceux qui la défendent. Parmi ceux qui la défendent, il montre sous l’uniforme l’inégalité du mérite et les démentis infligés par les événements aux conjectures : ainsi il pose le problème de la vocation. Celle des officiers est-elle constatée de façon à ne donner de place qu’aux bons et d’assurer la première aux meilleurs ? Blois ne discute pas qu’il leur faille une culture générale : elle équilibre l’intelligence, et par là contribue au caractère, qui est la vertu maîtresse des chefs. Mais précisément rien du caractère n’est révélé par les examens : ils constatent la possession toute théorique d’un savoir démesurément étendu en surface ; et la nature des épreuves donne tout l’avantage aux supériorités de surface, la mémoire, la facilité d’élocution, l’assurance. Les programmes, alourdis, à rompre charge, de sciences exactes et inexactes, mathématiques, chimie, histoire, littérature, ne seraient pas autres s’il s’agissait de recruter des professeurs en ces spécialités. Et ce sont des agrégés en effet, qui, seuls aptes à mener de tels interrogatoires ont de plus en plus remplacé, dans les jurys, les officiers. Ce corps d’universitaires constate les aptitudes accessibles à sa compétence, et, sans compétence pour connaître des mérites nécessaires aux hommes d’action, ouvre ou ferme aux Français la carrière des armes.

Blois signale en cette méthode une survivance du temps où les mondes civil et militaire s’éliminaient au lieu de collaborer. Pour s’assurer une élite de soldats, l’État les recrute par les mêmes épreuves que l’élite de ses serviteurs pacifiques ; or, s’il est vrai qu’aux professions sans danger l’essentiel est le savoir, à la carrière du danger l’essentiel est l’énergie. Si, faute de savoir, on n’est pas un officier, on n’est pas un officier par l’instruction seule. Qu’aux professeurs soit laissée la constatation de la culture intellectuelle, mais sur un programme allégé, et par un examen subi plus tôt ; qu’il ferme la porte aux ignares, mais qu’il admette seulement les cultivés d’esprit à faire leurs preuves d’énergie morale. Celle-ci n’a pas de réponse immédiate aux brèves questions des docteurs ; elle ne se révèle qu’en examens de durée, en marques d’usure laissées sur le caractère par les lentes épreuves, en réponses silencieuses aux problèmes posés par les événements. Elle doit avoir pour juges les hommes d’épée. À eux de reconnaître parmi les hommes d’intelligence les hommes d’action, à eux d’introduire dans l’armée ceux-là seulement qui auront montré du sang-froid dans l’imprévu, des ressources dans les embarras, du courage dans les périls, de l’abnégation dans l’obéissance.

Ce magnifique soldat qu’appelle Blois, Driant le fut. Et il était plus encore. Sa vocation à lui fut d’assembler en un tout les vertus civiques et les vertus guerrières. Commandant un bataillon de chasseurs il s’essaie quand, attentif à solenniser les anniversaires glorieux de ce corps, il change les fêtes d’une caserne en fêtes d’une cité, y persuade que la vaillance française est une parure publique. Un désir plus vaste le poussait d’étendre cette propagande à toute la France, de la rendre populaire à tous les Français. L’armée était la grande muette, par lui elle devint la grande parleuse. Il créa le genre de littérature et prit la voix qu’il fallait pour porter loin. Son imagination ardente et infatigable renouvelle, sans repos et sans monotonie, un cours régulier d’ouvrages où il accumule les attraits de l’imprévu, du pittoresque, du sentiment, de l’horreur, aventures, dont les héros changent et disparaissent, ont une héroïne perpétuelle, la France. Ce sont les dons de notre race qu’il saisit dans les classes diverses, qu’il présente à notre respect, qu’il oppose avec une confiance absolue et convaincante aux incertitudes de notre avenir. Il ne veut ni que nous ayons la peur ni que nous ayons l’ignorance de nos périls, il nous rappelle nos épopées, il nous montre en Europe nos rivaux traditionnels, hors d’Europe les adversaires nouveaux que nous préparent la race noire et la race jaune, il annonce la guerre des continents après La guerre des États, il conduit jusqu’aux extrémités de l’univers sa vigilance rassurante. Car notre génie l’emportera sur le nombre par l’action, sur la matière par l’esprit. Aucune invention ne sillonne la terre, le ciel, les eaux, que Driant ne la transporte en un rêve triomphal et ces rêves empruntent un air de réalité à la réalité des engins qu’il décrit, du savoir qu’il célèbre. Même quand il a la vision de découvertes encore non achevées, il anticipe seulement sur les conséquences prochaines de principes certains, et ne crée de l’invraisemblance que scientifique. Ainsi il développe à la fois chez les lecteurs le sentiment de l’exactitude et, celui du merveilleux, et c’est pourquoi il sut comme Jules Verne prendre, retenir, enthousiasmer les disciples de toute condition, écoliers. Ignorants, laborieux, oisifs, songeurs, mathématiciens, la foule. Mais tandis que Verne, entraîné par la vitesse de l’innovation créatrice, et tout à la fête mouvante que le génie des découvertes se donnait à lui-même, avait développé seulement le culte de l’esprit scientifique. Driant met toutes les puissances de l’esprit scientifique au service du patriotisme.

Ce n’était pas assez. Il voyait ce patriotisme desservi par la politique. Sous prétexte d’être humaine, elle travaillait contre l’armée, elle en décidait les vertus, elle en ignorait les besoins. Driant avait trop célébré la prépondérance décisive des engins dans la lutte pour ne pas comprendre que la partie est presque gagnée ou perdue avant d’être jouée, par l’abondance ou la disette des préparatifs. Comment obtenir les crédits qu’il savait indispensables ? Comment empêcher que le soldat, formé par lui fût déformé par d’autres. ? Comment lutter par une propagande isolée contre les influences parlementaires, les retentissements de la tribune, les coups décisifs des lois ? Il fallait devenir député : où il combattrait mieux, il voulut être. Il voulut avec la plus insatiable et la plus désintéressée des ambitions capter les ondes sonores par lesquelles vibrerait plus fort son amour de la France, et qui porteraient à la France la prière de s’aimer elle-même en restant forte.

Sa parole en effet fut un acte jusqu’à la guerre. Alors Driant se tut pour redevenir soldat. Les imprévoyances qu’il avait flétries coûtaient trop cher : elles avaient préparé des amies insuffisantes à un héroïsme assez magnifique pour tenir saris elles, mais, faute d’elles, réduit à se sacrifier. Driant n’avait pas les moyens de vaincre, il ne voulait pas reculer, il choisit de mourir. La terre lorraine recueillit son corps, mais sa mémoire est gardée par toute la France, car Driant et ceux qui s’écroulèrent sur place, comme les pierres d’une forteresse, furent nos sauveurs posthumes : ces morts nous ont gardé Verdun.

Ceux qui, à son exemple, avaient dans les années de paix porté les sollicitudes de la guerre, ont été les créateurs de l’esprit nouveau. Grâce à eux la masse des Français a retrouvé sa culture dans les champions d’une force nationale ; en eux elle a reconnu des vertus qui parlent son langage ; par eux elle a été maintenue en familiarité avec ce qui pouvait devenir sa tâche. Quand il a fallu combattre, elle n’a pas cru changer d’existence, mais seulement d’altitude et gagner les hauteurs où le courage protège les nations.

C’est cette préparation lointaine qui, créant entre tous une soudaine homogénéité, leur donne aussitôt leur air de vieux soldats. C’est cette vocation antérieure qui les préparait à accomplir plus que le devoir. De ceux que l’âge appelait au service, les réformés étaient légitimement tenus à l’écart : c’est parmi eux que se comptent en nombre nos blessés et nos morts. Même dans les pompes belliqueuses de la Révolution marchaient séparés les chœurs des guerriers, des vieillards, des femmes et des enfants : ils ont cherché à se confondre dans l’armée d’aujourd’hui. La femme était absente des armées lorsque les effectifs restreints des troupes et la faible partie des armées limitaient les pertes des combattants. Les soldats étaient soignés par des soldats, sans qu’on s’avisât combien ces secours étaient sommaires. Le soldat de métier excitait plus de fierté que de sollicitude, et la collaboration d’infirmières ne semblait pas indispensable, en tenant pour établi que la sensibilité de leurs nerfs rendait les femmes inaptes à la familiarité avec les plaies, les mutilations et les détresses douloureuses du corps. Le moment où les armées redevenaient les nations entières, multiplia le nombre des victimes en même temps que le progrès des armes multipliait la gravité des blessures : mais la sensibilité du cœur ne promettait plus aux femmes une vie étrangère aux souffrances de leurs proches, de leurs époux, de leur fils. La Croix Rouge dans tous les pays assemble sous le signe de l’amour et sous la couleur du sang l’armée des généreuses devenues parfois des héroïques, et à elles justice n’eut pas été rendue par nous, si nous n’avions fait place parmi les soldats écrivains à Madame Jeanne Antenne, l’infirmière qui a su agir et a su conter [61]. Les hommes mûrs ne voulaient plus être de leur âge. Aynard et Philippe Regnier ont cinquante ans. Pour la première fois solliciteurs, ils obtiennent, comme une grâce, de servir, d’échapper aux états-majors, et ne s’arrêtent pas avant d’être parvenus au premier rang, je veux dire celui des tranchées. Le conseiller d’État Collignon n’offre pas l’aide de ses compétences : pour lui il n’est plus de services que ceux où l’on s’expose, il s’engage. Bayet dirigeait hier l’enseignement supérieur, il a soixante-cinq ans lorsqu’il va rejoindre au front son fils qu’il va perdre trop tôt. Gustave Genevois est un notaire : engagé de 1870, il reprend le harnais et achève à soixante-huit ans, sous les balles, sa vocation de combattre et de s’offrir à son pays. Cette ardeur, si chaude encore chez les vieillards, brûle les adolescents : jamais on ne vit tant de volontaires et si obstinés. Ils prétendent qu’à dix-huit ans le courage a atteint sa majorité, qu’ils ont droit de disposer du leur, et trouvent peu de résistances dans leurs familles, elles aussi atteintes par la contagion du dévouement. De si jeunes qu’ils n’obtiendraient autorisation de personne, se glissent dans les troupes, et des enfants de seize ans portent les « chevrons » de présence et de blessure. Et les plus impatients et les seuls malheureux sont les conscrits trop faibles pour la bataille : ils se jugent coupables s’ils en sont absents et se désolent de ne pas persuader aux médecins qu’on a toujours assez de forces pour finir en brave.

Toutes les vaillances et toutes les séductions de cette jeunesse étaient unies dans Charles de Fontenay. Musicien, dessinateur et peintre, il avait aussi une plume pour juger l’art, les hommes et son temps. Et quoi qu’il fit ou dît, tout en sa personne était grâce. Mais si l’élégance de ce talent n’est que sobriété saine, l’élégance de ce corps est une fragilité. C’est celte fragilité qu’il cache. Il est au front avant que le médecin lui ait défendu de s’y rendre. Il y tombe d’épuisement, ii lui faut revenir en arrière pour se faire soigner. Mais avant d’être guéri il veut chanter devant l’ennemi son Ode à la guerre, une des plus pathétiques invocations qu’ait inspirées la puissance terrible et rénovatrice. Il lui reste à tomber sur le sol dont il a dit :

O terre — que nous défendons, — nous t’avons creusée, — comme pour nous planter vivants — nous enracinant en toi, afin de te mieux défendre — barrière volontaire — des pieux de nos corps.

Quand on considère d’où venaient tous ces soldats, apparaît leur dissemblance. Quand on considère ce qu’ils furent, apparaît leur similitude. Croyances, traditions, préjugés les séparaient, auxquels ils se croyaient tenus comme au devoir. Mais un autre devoir leur avait été appris : celui de l’union contre l’étranger. La France les avait réconciliés avant de les armer. Tous, sur le champ de bataille, se sont donné le baiser de paix. Multitude si diverse et si une à la fois, où les dissentiments sombrent dans le silence d’un accord souverain, où les plus raffinés des penseurs n’ont rien à apprendre aux plus simples des humbles, où la fraternité des âmes a pour symbole le geste du rabbin Bloch frappé à mort quand à un catholique mourant il apportait un crucifix.

Si le courage a été grand par les actes, il l’a été plus encore par l’inspiration. Eux n’étaient pas de ces joueurs intrépides qui risquent un pari avec l’ambition ou la gloire et dans l’espoir de gagner. Vite expérimentés par la lutte, ils la savaient dévoratrice d’hommes. Ils s’étaient mis au jeu avec le pressentiment de perdre. Leurs causeries, celles de Masson, d’Aynard, de Quentin-Bauchart, de tant d’autres, et leurs lettres nous gardent l’inestimable preuve que la plupart pressentaient leur fin et qu’ils l’acceptaient. Ils comprenaient non seulement que le courage a sa perfection dans le sacrifice, mais que le sacrifice a en soi une efficacité. La pensée de mourir pour la patrie contient une philosophie profonde, une foi à une vertu mystérieuse d’échange et de compensation, au privilège que posséderait l’homme d’être propitiateur pour les autres, de racheter leur destin. Voilà la certitude commune de tous ceux qui, hommes d’étude, hommes de labeur, obscurs ou célèbres, se sentaient les promis de la mort. C’étaient vraiment des fiançailles que célébrait leur attente, avec la joie de s’offrir et la confiance d’être agréé. La beauté de ce qui devait s’accomplir ainsi les ravissait au-dessus de la tristesse et de la crainte, dans une extase héroïque, dans un abandon de leur être devenu holocauste. Et cette immolation magnanime donne à leurs gestes les plus simples comme aux plus tragiques un caractère auguste et sacré.

Que, tels, ils aient été si nombreux est à la fois le deuil et la gloire de la France. Plus on admire ce dont ils furent capables, plus on mesure le vide qu’ils laissent. Mieux ils nous servirent, plus nous manquent ceux qui furent, la meilleur part de notre vie. Et combien manquent-ils à ceux dont ils étaient toute la vie et qui respiraient de plus près le parfum de ces âmes ! Épouses devenues des veuves, mères restées mères seulement par la douleur, que votre cortège est long et que vos larmes sont lourdes ! Vous êtes les plus immolées, plus immolées que les morts car ils ont accompli d’un coup leur sacrifice et vous continuez le vôtre. Pour vous il n’y a de refuge que très haut, dans l’union de votre épreuve et de la leur, dans votre espoir de participer comme eux à ces mystérieux et sublimes marchés qui achètent par la ruine des félicités particulières le bonheur public, dans votre foi de voir les générosités sublimes s’achever la récompense. Que votre douleur soit une ascension !

Pour la France, elle manquerait de justice et de respect envers ses morts si elle permettait à sa douleur d’amoindrir sa fierté et sa reconnaissance. Quoi qu’elle ait perdu, elle a gagné davantage. Oui, cette jeunesse est tombée si nombreuse qu’une génération qui est mutilée : mais que dans une génération les héros soient une multitude, atteste la splendeur de la race, un peuple d’orphelins a perdu ses guides incomparables, mais qui ont laissé la plus efficace des leçons, l’exemple. Oui, des années qui eussent été pleines de moissons qui a été fauchées avant l’heure, mais les vies ne se mesurent pas à leur longueur, et elles ne sont irréparablement courtes que si elles sont vides.

L’adieu le plus triste qui ait été donné à la jeunesse est écrit sur la tour romaine qui domine Antibes. Une inscription y est encastrée en l’honneur d’un jeune homme, et de sa précoce fin. C’était un mime qui avait attiré au théâtre la foule, et la foule lui gardait ce souvenir : « Saltavit et placuit, il dansa et il plut. » Aveu d’une double misère : celle d’une existence vaine, et celle d’une société réduite à égarer sa reconnaissance sur les amuseurs de son ennui. Autre est l’adieu de la France à la jeunesse de France. Il ne s’adresse pas à un seul, mais à un peuple, il ne remercie pas les absents d’avoir distrait sa décadence, mais d’avoir rajeuni son honneur. Et, la pierre manquât-elle où graver tant de noms, un souvenir plus impérissable et vivant sera de génération en génération gardé par la gratitude universelle à ceux qui sont morts pour que la patrie ne mourût pas.

 

 

[1] De Grandmaison : Dressage de l’Infanterie. En territoire militaire. Conférences à l’État-major. — Grasset : La doctrine allemande et les leçons de Moukden. — A. Baudry : La bataille navale. — Serret : Causeries sur la tactique. — Balédent : L’Infanterie à la guerre. — Hilpert : Du rôle des Bois à la guerre. — Hennequin : Campagne de 1794 entre Rhin et Moselle. — Zurich : Masséna en Suisse. — Chareton : La Réforme et la guerre civile dans le Vivarais. Comment la Prusse a préparé la revanche — Hulot : La manœuvre de Laon en 1814. — Loÿ : La campagne de Styrie en 1809. La brigade mixte Lapasset. — De Malleray : À travers l’Allemagne. — Capperon : Au Secours du Fez. Fictions guerrières anglaises. — Cornet : La conquête du Maroc Sud. — Régnier (Pierre Rey) : Dans le golfe de Siam. Jacques Tissier marsouin. — De Renty : L’Angleterre en Afrique. — Dufestre : D’Oran à Arras. — Mougenot : Mes gibernes. — De Bonnerive : Coqs de France. — Marabail. Le Haut pays du Tonkin. Le secret du sphinx. — Larouy : La race immortelle. Les vagabonds de la gloire.

[2] L’arbitrage international.

[3] L’œuvre française en Afrique.

[4] Moussa et Gi-Gla.

[5] La Pointe aux rats.

[6] Évolution du testament en France.

[7] Le Sweating system.

[8] La Maison neuve.

[9] Frédéric Bastiat.

[10] Du droit et du devoir de l’éducation.

[11] Études sur la Révolution.

[12] De Montaigne à Vauvenargues.

[13] La Congrégation de Montaigu.

[14] La Dévotion à la Vierge au XVIIe siècle.

[15] Charles Bordes, 1711-1781.

[16] Éloge de Vigny. Éloge de Lamartine. Madame de Tencin.

[17] La formation religieuse de J.-J. Rousseau.

[18] Virgile et Victor Hugo. La Fonction du poète.

[19] Théodule Ribot.

[20] Les jeunes gens d’aujourd’hui. L’esprit de la nouvelle Sorbonne.

[21] Leur âme est immortelle.

[22] Le dogme.

[23] Institutions du droit ecclésiastique.

[24] L’intellectualisme de Saint-Thomas. Histoire du Christianisme dans Christus.

[25] L’ascète. La maison divisée. Le cœur pur.

[26] La nouvelle Bérénice

[27] La formation de Jean Turoit. Le pavillon aux livres.

[28] Antone Ramon.

[29] Les origines de l’édifice hypostyle.

[30] Martin Schoengauer.

[31] Pisanello.

[32] Études Japonaises.

[33] Études musicales.

[34] La Bibliothèque de Fernand Colomb à Séville.

[35] La Finlande.

[36] La lumière de Sicile.

[37] De Singapour à Moscou. Les grandes routes de l’Asie Mineure.

[38] Peaux-rouges.

[39] Au pays de Gérard de Nerval.

[40] Légendes de Bassigny.

[41] L’homme en proie aux enfants.

[42] Étapes et combats.

[43] Journal d’un officier de la Légion.

[44] Trois mois aux Dardanelles.

[45] Ma pièce.

[46] Saint-Martin de Tours.

[47] La Légende de Guillaume d’Orange.

[48] Philippe II.

[49] La Grande Guerre.

[50] Pieusement pour la patrie.

[51] De l’influence de l’esprit militaire sur l’œuvre d’Alfred de Vigny.

[52] Les hasards de la guerre.

[53] Méditations dans la tranchée.

[54] La garde au Rhin.

[55] L’Allemagne en France.

[56] L’action allemande aux États-Unis.

[57] Souvenirs d’un grand blessé.

[58] Blessé, captif et délivré.

[59] La Vocation. Journal de bord d’un aspirant. Contes pour lire au crépuscule. En face du soleil levant.

[60] La Guerre de demain, 8 vol. ; L’Incision noire, 4 vol. ; L’Invasion jaune, 3 vol. ; La Guerre fatale, 3 vol. ; Robinsons sous-marins ; Robinsons de l’air ; L’Ordre du Tzar ; L’Aviateur du Pacifique.

[61] Notes d’une infirmière à Moudros.