Funérailles de M. Maurice Barrès

Le 8 décembre 1923

Jules CAMBON

ACADÉMIE FRANÇAISE

FUNÉRAILLES DE M. MAURICE BARRÈS

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
Le samedi 8 décembre 1923

DISCOURS

DE

M. JULES CAMBON
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

La mort, en nous ravissant Maurice Barrès, a frappé tous les Français qui aiment leur pays, les lettres en l’indépendance de l’esprit, mais parmi tous ceux que ce grand deuil a rassemblés autour de ce cercueil, nul plus que ses confrères de l’Académie française ne peut mesurer le vide qu’il laisse derrière lui. Nous l’avons connu dans l’intimité de nos séances : nous avons pénétré la générosité de sa pensée. Le pli de ses lèvres, son sourire amer et ce qu’il y avait en lui d’un peu distant écartait les familiers et les indiscrets, mais, sous l’apparent dédain dont il aimait à envelopper le secret de son cœur, nous avons senti sa sincérité passionnée. Il était jeune encore, et nous, qui sommes entrés dans la vie bien des années avant lui, nous nous demandons pourquoi celui-là est parti, qui avait encore tant à faire et dont la voix était aimée de la jeunesse.

Nous nous souvenons des jours où parurent ses premiers ouvrages, Sous l’œil des Barbares, le Jardin de Bérénice, qui nous firent entendre un son si nouveau, et de l’étonnement, pour ne pas dire de l’effroi, qu’ils causèrent à des écrivains un peu vieillis et dont le goût public commençait à être las. Ce fut une révolution, et, comme toutes les révolutions, elle eut aussitôt ses extrémistes et ses barrésiens exagérés, mais lui-même, ainsi que tous les mitres, était plus libre que ses disciples : il ne se laissait pas enfermer dans les formules qu’il leur avait données. À mesure que le spectacle de sa propre vie se déroulait devant lui, il lui apparaissait que le culte du moi circonscrit dans les limites d’un horizon trop étroit, une âme chargée d’inquiétude. L’homme est trop peu de chose s’il n’est que lui-même. L’individualisme de Maurice Barrès s’élargissait ; il sentait les mille liens qui nous attachent les uns aux autres et il écrivit le roman de l’Énergie nationale. Il y parut singulièrement redoutable. Les poètes ne sont pas toujours justes. Jamais les misères de la vie politique n’avaient été peintes d’un pareil pinceau, et quelques-uns l’appelèrent « le Saint Simon de la démocratie ».

C’était mal mesurer la courbe d’une vie intellectuelle qui devait s’élever plus haut. Il l’a dit lui-même : « Il faut du temps pour que nous discernions le fonds de notre être. » Le développement de sa sensibilité devait conduire Barrès à une sorte de piété envers le passé, à ce que l’on pourrait appeler un traditionalisme émotif. Nous ne sommes, en effet, que les fruits d’une saison ; l’arbre qui les porte, plonge ses racines au plus profond du sol. La tendresse de Barrès pour sa chère Lorraine grandissait avec son amour de la France. Il se tournait vers nos provinces perdues : il écrivait avec émotion ces romans lorrains, les Bastions de l’Est, Colette Baudoche, qui ouvrirent les yeux de beaucoup de Français sur les souffrances morales de nos anciens compatriotes vivant en Alsace et en Lorraine et qui, heureusement pour le maintien de notre souvenir, étaient obligés d’y demeurer.

J’étais moi-même en Allemagne, à Berlin, quand pour la première fois, j’entrai en relations avec Maurice Barrès. Il m’écrivit pour me recommander le Dr Rucher de Strasbourg, le héros de son livre Au service de l’Allemagne. Le Dr Bucher n’est plus, mais Maurice Barrès, s’il pouvait nous entendre, nous saurait gré, j’en suis assuré, de rappeler ici, près de son cercueil, le souvenir d’un homme qu’il aimait, d’un Alsacien fidèle qui, pendant que son pays était en servitude, ne désespéra jamais.

Maurice Barrès eut la joie profonde de voir Metz et Strasbourg délivrées : cette minute-là a payé les Français de notre génération de toutes les peines et de toutes les tristesses de la vie.

Pendant la guerre, son fils avait été au front ; pour lui, il s’était fait l’excitateur de nos espérances. Ramassant la plume échappée des mains de de Mun expirant, il avait écrit chaque jour sa chronique de la grande guerre qui restera, pour les historiens à venir, l’éloquent témoignage de notre énergie nationale.

Quand la paix nous fut rendue, il se reprit à la vie politique : certes, il était offensé des vulgarités de la politique, mais il en aimait l’ardeur, la lutte, la vie. Et cependant, il était toujours le poète et l’écrivain incomparable qui nous avait enchantés.

Il revint à l’Orient : il écrivit le Jardin sur l’Oronte ; il publia ses notes sur son voyage en Syrie et nous entendîmes la musique d’une langue que l’on n’avait pas entendue depuis Chateaubriand. Comme Chateaubriand, il s’était prêté à la politique plus qu’il ne s’y était donné, et comme lui, il se disait rassasié de lui-même ; comme lui, il se désintéressait des manières de sentir qui l’avaient emprisonné pendant toute sa vie ; il était las comme lui, et venait rafraîchir son front fatigué à la fontaine de Castalie, mais son courage n’était pas ébranlé.

Il aimait l’Académie, car l’Académie française est une tradition, une gardienne de traditions. Il y venait souvent. La dernière fois qu’il y vint, — il y a peu de jours, — il me dit : « Nous avons à défendre le Pays contre la médiocrité. » Médiocrité de l’âme, médiocrité des idées, médiocrité des actions, il faut aussi les combattre en nous-mêmes. — Puissions-nous entendre ce mot et y trouver une règle de conduite.

L’Académie tient à exprimer à la famille de Maurice Barrès combien elle se sent atteinte elle-même par le malheur qui la frappe. Notre confrère était pour elle un orgueil et une parure. Sa mémoire restera celle d’un des hommes qui ont le plus honoré la Patrie, les idées et les lettres françaises.