Allocution à l'occasion de la mort d’Edmond Jaloux

Le 1 septembre 1949

Georges DUHAMEL

ALLOCUTION

DE

M. GEORGES DUHAMEL
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

A L’OCCASION DE LA MORT DE
M. EDMOND JALOUX

Séance du 1erseptembre 1949

 

MESSSIEURS,

C’est par une journée grise et soudainement pluvieuse, la première journée automnale de cette saison toute de lumière, toute de flamme, que nous avons appris, la mort de notre confrère Edmond Jaloux.

En vérité, c’était une nouvelle à laquelle nous étions mal préparés. Depuis quelques années la mort semblait se désintéresser de notre Compagnie qui, l’insigne épreuve passée, se ressaisit de ses destinées et de ses travaux ordinaires. Pour Edmond Jaloux, il était de ceux qui poussent l’élégance morale jusqu’à ne point donner à leurs amis d’inquiétudes prémonitoires. Nous savions qu’il avait été malade en son jeune temps, mais, pour que nous puissions l’oublier, il faisait le possible et le nécessaire. De la sérénité, du calme, il nous offrait le spectacle et, mieux encore, l’exemple. Il était de ceux, bien rares, qui n’élèvent jamais la voix ; il vivait le plus souvent dans la retraite et il avait choisi cette retraite au cœur d’un des paysages des plus nobles et des plus harmonieux de notre monde tourmenté. Il arrivait au seuil de la vieillesse sans paraître en ressentir les incommodités, sans formuler une plainte, sans relâcher d’ailleurs de son patient travail, sans manifester le moindre refroidissement pour la cause des lettres, pour cette cause qu’il avait servie durant toute son existence. Et le voilà qui, discrètement, nous quitte, peur continuer tout seul le chanceux voyage, pour entrer dans les ombres et les silences de la vie seconde, pour cheminer aussi dans l’existence imprévisible que dispense et régente la postérité.

Parmi la bruyante et brillante multitude qui compose la république des lettres, chez nous, en France, en ce siècle difficile, Edmond Jaloux tient une place honorée, lentement conquise, et qui est celle d’un fidèle et fervent serviteur des lettres. Malgré les controverses, les querelles, les doctrines explosives, les compétitions tapageuses, les affirmations ingénues, ce qui caractérise notre grande littérature française c’est non seulement la merveilleuse continuité de son effort dans la durée, mais encore la certitude que toutes ces voix adverses composent, en définitive, un cœur cohérent. De celle grandeur, de cette richesse de nos lettres, Edmond Jaloux avait un sentiment très élevé qu’il a fait mille fois paraître dans sen œuvre critique.

Il savait, il sentait tout cela. Il savait aussi que notre société humaine, pour riche qu’elle se montre de talents et de génies, ne peut se suffire à elle-même. Il savait que, depuis ses origines historiques, la France n’a cessé de se tourner vers tous les points de l’horizon avec une infatigable curiosité.

Curieux donc, il l’était et, d’abord, de tout ce qui se faisait autour de lui, dans sa patrie, ensuite de tout ce qui s’accomplissait dans les autres pays du monde, pourvu qu’ils fussent fertiles en poètes, en inventeurs. Que parût, dans la première lueur de sa gloire, un Rainer Maria Rilke, tout aussitôt Edmond Jaloux nouait avec cet homme remarquable des entretiens qui engendraient une amitié et qui préludaient à la composition d’une belle étude. Il a dédié certains de ses ouvrages à des écrivains anglais trop peu connus chez nous, tels George Moore ou Maurice Baring. Il aimait l’extraordinaire peintre flamand James Ensor et lui a offert l’un de ses récits. À considérer cette ouverture d’esprit, cette agilité, cette passion de connaître, de comprendre et de comparer, on mesure mieux l’influence ferme et discrète qu’Edmond Jaloux exerçait sur les cohortes indisciplinées de la littérature militante.

Loin de se confiner dans l’austère fonction du magister et du censeur, Edmond Jaloux se plaisait à imaginer et à narrer. Il le faisait avec beaucoup de goût, beaucoup de délicatesse et d’aisance. Il nous laisse nombre de romans et plusieurs recueils de nouvelles. Il a, d’une plume déliée, peint des âmes rares aux prises avec des sentiments délicieux et spirituels. Il est de ces romanciers, trop rares à mon gré, pour lesquels, entre le récit et le poème, il n’y a pas, il ne saurait y avoir de frontières véritables. Si, comme je le crois, le roman exige poésie et humour, Edmond Jaloux mérite de prendre rang parmi les bons romanciers de l’époque.

À vrai dire, Edmond Jaloux n’est pas de ceux qui ont eu l’ambition d’être « les historiens du présent », comme il m’est arrivé de dire naguère. Il ne peint pas de larges fresques. II se tient à son univers familier. Il s’y promène en rêveur, en contemplateur indolent et méditatif. La méditation à laquelle il nous convie ne donne d’ailleurs pas, du monde, une image réconfortante et lénitive. Toutefois, le peintre est bien trop élégant pour jamais mêler à son encre le bitume, le fiel et le vitriol.

En saluant ici notre confrère, j’ai le sentiment de dire adieu à un homme de goût, sans doute, à un parfait lettré, à un aimable compagnon de route mais aussi à toute une société qui, pendant un demi-siècle, a représenté une partie de l’intelligence française, à une société que nous voyons s’éteindre jour à jour, et que semble devoir remplacer une humanité nouvelle, plus farouche, moins instruite, brûlante et même consumée dès l’essor par les problèmes de la saison.

De ces humanistes délicats, éclectiques, sceptiques, dont nous honorons l’un des meilleurs aujourd’hui, de ces clercs doucement raisonnables, que penseront, que pourront penser les hommes des temps nouveaux, harcelés comme nous les voyons par les formules, par les mots d’ordre, par les idéologies impérieuses ?

Telle est la question que nous devons, nous d’abord, nous poser à la vue de cette tombe fraîchement comblée. Telle est la question que, dès aujourd’hui, je présente aux chroniqueurs futurs qui auront pour mission d’écrire l’histoire de ces temps amers.