Le Grand Condé à Chantilly

Le 25 octobre 1948

Ernest SEILLIÈRE

Le Grand Condé à Chantilly

Par

M. LE BARON SEILLIÈRE
Délégué de l’Académie française

 

MESSIEURS,

Je dois à une suggestion amicale de notre éminent et diligent Secrétaire perpétuel le choix du sujet que je vais traiter devant vous. Il m’a demandé de vous entretenir des hôtes illustres ou notables que le grand Condé a reçus ou hébergés à la fin de sa vie dans sa belle résidence de Chantilly. Nul n’ignore qu’elle est actuellement la propriété de l’Institut de France par la volonté de l’un des nôtres et non des moins marquants, Henri de Bourbon-Orléans, duc d’Aumale. Le domaine de Chantilly était venu à la maison de Condé par les Montmorency. Malgré leurs services militaires, les premiers chefs de cette branche cadette de la maison royale de France n’avaient fait que préparer la gloire de leur famille. Le vainqueur de Rocroy la porta en quelques années à son apogée, s’étant lui-même élevé au-dessus de la renommée des plus vaillants capitaines.

Non seulement ces princes étaient les champions armés de la grandeur du royaume dont ils élargissaient les frontières, mais ils en accroissaient la parure par leur mécénat éclairé. Leurs somptueuses demeures où les arts prodiguaient les chefs-d’œuvre étaient elles-mêmes des monuments qui décoraient çà et là le sol de la patrie. Chantilly, en particulier, devint entre les mains de ses habitants un temple du goût. Ses jardins, dessinés par Le Nôtre, ses marbres taillés par le ciseau de Puget fixaient et retenaient le regard des visiteurs de choix dont je vais rappeler les noms.

Les invités du Prince quittaient d’ordinaire Paris dans un carrosse mis à leur disposition par l’hôtel de Condé. Parvenus à mi-chemin environ, à la petite ville de Louvres, ils trouvaient, en relais, une autre voiture, qui les amenait au château. Les moindres personnages ou ceux qui ne s’étaient pas annoncés prenaient la voiture publique en direction de Senlis. Ils descendaient à La Chapelle-en-Serval où un véhicule léger, dit « commodité », les amenait à leur destination. S’ils n’étaient pas logés au château, ils pouvaient être convenablement traités dans les auberges du voisinage, à La Croix-Blanche, ou au Grand Cerf, nom qui demeure celui du principal hôtel de voyageurs dans la ville voisine, Senlis, comme il sied en ce pays de forêts et de chasses à courre.

Les Mémoires ou Correspondances du temps ne tarissent pas d’éloges sur l’accueil que le Prince réservait à ces arrivants amis. Ce qui plaît en lui, constate-t-on, et lui amène des hôtes à profusion, ce n’est pas seulement sa brillante intelligence et son ample savoir, mais surtout son urbanité, sa cordialité proverbiales, sa largeur de vues, l’élévation de sa pensée, en deux mots, son éclectisme délicat qui permet à chacun de respirer avec bien-être un air de liberté sous ce toit aristocratique. Là, réformés et catholiques de nuances diverses, cartésiens et libres-penseurs sont traités sur le même pied et peuvent, sans nulle appréhension, échanger leurs vues sous les yeux du maître de céans. Le bénédictin Tixier nous édifie sur sa bonne grâce par une aimable anecdote. « M. le Prince me demanda si je prenais du tabac ? — Non, Monseigneur, répondis-je. — Eh bien, je veux que vous en preniez ici. Sachez que quiconque en prend ne meurt point d’apoplexie ! » Il m’en donna une tabatière pleine (car il s’agissait de tabac à priser). Il en prenait lui-même du gréné et en qualité prodigieuse. Il avait une tabatière à pompe au moyen de laquelle il en mettait sur le dessus de sa main, puis le reniflait avec un plaisir toujours nouveau. »

Dans son traité Du grand et du sublime, Rapin écrit en Parlant de Chantilly : « La souveraine perfection d’un lieu si charmant est la douceur qu’on y respire. Il n’est fréquenté que par des gens d’esprit et par ceux qui ont assez bon goût pour prendre plaisir à ouïr et à écouter ce grand homme raconter les divers événements de sa glorieuse carrière ainsi que mille autres choses curieuses qu’il a coutume de dire si agréablement sur tous les sujets dont il parle. Car il s’occupe à voir et à lire ce qui parait de beau dans les lettres, jugeant de tout avec le discernement et le goût qu’il a pour les belles choses ! » On sait que son arrière-petit-neveu, Aumale, l’imita plus tard en ceci. La prise de la Smalah d’Abd-el-Kader tenait sur les lèvres de ce dernier, la place que les épisodes de la journée de Rocroi occupaient sur celles de l’autre retraité, pareillement chargé de lauriers. Bossuet a, plus tard, résumé ces souvenirs dans une page célèbre de son oraison funèbre du Prince.

L’accueil attentif et cordial dont nous venons de recueillir les témoignages allait avant tout aux anciens compagnons d’armes du héros. Aucun officier de marque n’aurait négligé de s’arrêter à Chantilly en se rendant vers le nord aux armées du Roi. On y voyait donc tour à tour Navailles Boufflers, Créqui, d’Humières, d’Estrées, Luxembourg. Le Prince entretenait une correspondance assidue avec ces hommes de guerre qui lui rendaient compte de tout ce dont ils savaient devoir l’entretenir pour attirer son attention et la contenter. Chamilly, Toiras lui apprenaient les détails de l’occupation de Strasbourg, et, plus généralement, de l’état de leurs troupes. De même pour la marine de guerre sur laquelle l’informaient Duquesne, Langeron, Tourville surtout, qui avait été élevé en partie à Chantilly : sa mère étant dame d’honneur de Mme la Princesse. Par eux, leur hôte d’occasion était mis au courant du bombardement d’Alger ou de nos descentes en Tunisie, Il les remerciait de leurs attentions par de menus cadeaux ; et, par exemple, envoyait régulièrement au marquis de Givry, lieutenant du roi à Metz, « du tabac d’Italie passé à la fleur d’orange, à douze francs la livre ! » Les fumeurs le paient aujourd’hui plus cher.

Après les militaires, parlons des hauts dignitaires civils. Les ministres du roi ne se laissaient pas oublier à Chantilly : Colbert, le cardinal d’Estrées, Arnauld de Pomponne, l’abbé de Feuquières qui à tous les divertissements de Fontainebleau, la résidence royale, assurait préférer une partie d’échecs avec le Prince. Les grands seigneurs du royaume venaient rendre leurs devoirs : les ducs de Coislin, de Brissac, d’Antin, les comtes de Marsan et d’Armagnac, Lauzun, retour de Pignerol, Mmes de Guise et de Mortemart. Voici les étrangers de marque : les ambassadeurs d’Angleterre, de Suède, de Danemark, de Brunswick, de Mantoue, jusqu’aux envoyés du royaume de Siam... Le brillant capitaine impérial, digne adversaire de Turenne, Montecucolli envoyant son fils en France, lui interdisait de voir personne avant d’avoir rendu ses devoirs à M. le Prince et le jeune homme s’en va donc tout droit à Chantilly accompagné du comte Nostitz, fils du chancelier de l’Empereur. — Envoyé par le roi d’Angleterre, arrive Lord Douglas, aussitôt après avoir été reçu par Louis XIV à Fontainebleau.

Ramené aux pratiques religieuses par Bossuet, Condé accueille les ecclésiastiques avec faveur. Sous les beaux ombrages de l’allée des Philosophes, on peut aujourd’hui, déambuler en évoquant par la pensée les promeneurs de jadis, Fénelon ou Malebranche. Ce dernier terminait de la sorte une longue lettre au Prince dans laquelle il commentait son traité De la nature et de la grâce : « Je respecte vos jugements comme des arrêts décisifs, car j’aime la vérité plus que toutes choses. Approuvez, condamnez, je me ferai toujours un honneur de régler mes sentiments sur ceux de la personne la plus éclairée et la plus équitable que je connaisse. » L’évêque anglais Burnet écrivait de son côté dans son pays : « J’ai vu le prince de Condé. Il a une grande rapidité de compréhension. On le considère comme le meilleur juge des choses littéraires en France. » On appelait couramment Chantilly l’écueil des mauvais livres.

Les gens de lettres y sont donc pareillement assidus. Il faut nommer en tête Labruyère qui, venu à Chantilly sur la recommandation de Bossuet comme précepteur du petit-fils de la maison, y termina ses jours. Lemaître de Sacy soumet à Condé ses travaux sur la Genèse et l’Exode. Furetière en appelle à lui lors de son différend avec l’Académie française au sujet de son Dictionnaire, et se présente comme un innocent persécuté. Sandras de Courtils lui adresse des vers picaresques :

Condé, qui ne craint aucun choc
Et que chacun prise à bon titre,
D’un cabaret à pots, au quartier de Saint Roc,
J’ose vous dater cette épître.

Santeul, le poète latin aux hexamètres corrects et sonores, est un familier du château. La Fontaine, compare le Prince à Alexandre, à César ou même Achille, « sauf le pied léger », ajoute-t-il cependant par allusion à la goutte qui torture souvent les articulations de ces trop gros mangeurs. Boileau fréquentait le domaine et y prenait part aux chasses à tir avec plus d’ardeur que de succès car sa maladresse provoquait les sarcasmes du capitaine des chasses, M. de La Rue : « J’ai cru, écrit celui-ci, que le retour de M. Despréaux nous ruinerait tout le pays de gibier, à considérer la quantité de coups qu’il a tirés. Il m’en coûte un baril de poudre et beaucoup de plomb. Mais il n’a su tuer une seule pièce ! »

Soigneux de sa bibliothèque, le Prince avait ses dépisteurs de livres rares, comme plus tard le duc Aumale. Les trois lettres S.A.R. (Son Altesse royale) tracées d’une fine écriture sur la feuille de garde des volumes préférés par lui, désignent encore aujourd’hui à notre curiosité ceux qui ne devaient pas être distraits des rayons bien garnis. Les récits des procès célèbres sont appréciés : entre autres celui de Gilles de Rais, l’original de Barbe-Bleue dans la légende populaire, quoique les crimes de ce dévoyé fussent d’un autre caractère que les forfaits dont la voix publique a chargé la mémoire lu polygame fameux. En peinture, les Italiens et les Hollandais avaient naturellement ses préférences ; mais aussi les maîtres français de l’époque. Citons : le Guide, le Guerchin, le Véronèse, l’Albane, Antonio Moro, van Dyck, Poussin, Lebrun, Mignard.

Les plaisirs du théâtre étaient fort appréciés à Chantilly. À Paris, Condé faisait souvent prendre les loges à l’Hôtel de Bourgogne. Il avait en outre, à sa solde, une troupe complète dont la résidence principale était à Rouen. Chaque année, ces comédiens donnaient quelques représentations à l’hôtel le Condé et passaient environ trois mois à Chantilly : « Mandez à nos comédiens, fait-il savoir à son secrétaire des commandements, que je m’attends que leur troupe sera assez bonne pour me donner du plaisir au mois de septembre. » Il tenait à recueillir sur le mérite de cette compagnie l’opinion des juges les plus compétents : à savoir les artistes de l’hôtel de Bourgogne et la rue Guénégaud, qui donnaient leur approbation, surtout aux femmes.

La direction appartenait habituellement à Raisin, dit le petit Molière. On jouait le grand répertoire, Corneille, Racine, Molière ainsi que des comédies nouvelles et des pastorales. M. le Prince réglait souvent lui-même la distribution des rôles et ne dédaignait pas d’accepter les fonctions délicates d’arbitre dans les différends qui s’élevaient à ce propos. En mars 1682, il ne put rétablir la paix que par des présents consentis aux plus turbulents.

Il écrit à son maître d’hôtel : « Je suis bien aise que la grande affaire des comédiens soit finie. » Mais ce n’était jamais fini ! L’année suivante, Michel du Rieu « proteste à Son Altesse de vivre en bonne intelligence, paix, amitié et concorde avec ses camarades. C’est, ajoute-t-il, l’ordre de Votre Altesse et je me laisserais plutôt donner des coups de bâton que d’y contrevenir. On ne pourra pas appeler lâcheté de souffrir quelque chose pour obéir à ses commandements ! » Cependant, quelques jours après, son camarade Sévigny se plaint amèrement des insultes et des persécutions dont le poursuivait ce même Du Rieu et sa femme. « Ils nous traitent, ma femme et moi, comme les dernières gens du monde. Ils ont maltraité et battu ma servante. Il m’a dit que j’étais un impertinent et un coquin. Me sentant outragé de la sorte, j’eusse eu peine à dissimuler mon ressentiment s’il eût eu une épée à son côté ! »

Ayant terminé cette esquisse historique, j’ajoute que les Condés du siècle suivant eurent aussi leurs visiteurs renommés tels que le comte du Nord (Pierre le Grand), Gustave III de Suède, le roi de Danemark, l’Empereur Joseph, Buffon, Franklin, etc., etc.

Il est réconfortant de se replacer par la pensée dans cette atmosphère de grandeur et de prospérité françaises. On songe aux beaux vers de Lamartine qui a chanté ces jours où la France :

À la tête des nations,
Se levait comme un astre immense
Inondant tout de ses rayons.
Parmi nos siècles, siècle unique,
De quel cortège magnifique
La gloire composait la cour.
Semblable au dieu qui nous éclaire
Ta splendeur étonnait la terre
Dont tes clartés étaient
l’amour !

ces jours inoubliables

Où les Racine et les Turenne
Enchaînaient les grâces d’Athènes
Au char triomphant des Romains !