Rapport sur les prix de vertu 1947

Le 18 décembre 1947

Charles de CHAMBRUN

Rapport sur les prix de vertu

PAR

M. le comte Charles de CHAMBRUN
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE

 

Messieurs,

La vertu, habitude du bien, don spontané de l’homme sur l’autel de la charité, force de l’âme plus prompte à émouvoir qu’aisée à définir, n’est solennellement récompensée que par l’Académie française et la Justice Divine. Quel privilège de prononcer son éloge dans la séance annuelle qui lui est dédiée !

D’aucuns sourient volontiers de ces manifestations académiques dont le sens profond leur échappe. Il leur arrive même de plaindre avec malice le pauvre sacrifié que la bienveillance distributive de M. le Secrétaire perpétuel a désigné pour le discours d’usage. Afin de les confondre, je remercie publiquement mon amical voisin, si chaleureusement applaudi tout à l’heure, de l’honneur redoutable que son choix me confère. Celui qui, l’an dernier, m’a précédé, dans cet office, notre distingué confrère M. Émile Henriot, dont l’esprit scrutateur se plaît à remonter vers les sources et s’ingénie aux références, a traité assez cavalièrement (qu’il me pardonne !) la centaine de discours qu’il avait compulsés pour notre édification, avant de composer le sien. « À part trois ou quatre d’entre eux restés célèbres, a-t-il écrit, les autres ne sont que des homélies, des essais de morale, des rêveries et même des badinages. » Que dira-t-il de celui que vous écoutez en ce moment ? Je ne m’arrête pas à cette réflexion et m’abandonne en toute amitié, sans réserve, à sa critique littéraire universellement admirée. Mais, ne l’oublions pas, c’est le 127e discours que ces murs auront entendu sur le même sujet ! Je m’efforcerai de le présenter sans fard avec la simplicité du cœur.

Parlant en votre nom devant nos lauréats, parés de modestie et de désintéressement, je ne chercherai pas à rattacher leurs actions héroïques ou touchantes à l’arche sacrée des vertus cardinales aussi bien que guerrières. Je passerai même sous silence, quel que soit mon désir de l’exalter, cette vertu civique plus que jamais nécessaire aux vainqueurs épuisés que nous sommes, et où le pénétrant Montesquieu avait discerné le ressort de la démocratie. M’appuyant sur les témoignages authentiques que vos commissaires ont retenus, puissé-je réussir à dégager les actes que nous devons juger, du dédale obscur où l’indifférence les délaisse et à mettre en lumière l’humble et bienfaisante vertu, secourable aux autres jusqu’un sacrifice de soi, à ce point culminant de la vie humaine. »

En vous confiant le soin de la découvrir soit dans les quartiers populeux de la capitale, soit à travers nos provinces où elle fleurit pareillement, et de la couronner sous cette coupole, quel magnifique héritage vous a légué le vénérable M. de Montyon dont chaque année, à date fixe, nous louons la mémoire ! Ce philanthrope perspicace n’a-t-il pas, Messieurs, grandi votre mission traditionnelle en la penchant vers la bonté et dépassé les attributions que vous avait assignées Richelieu ? Vous aviez la tâche de défendre notre langue, merveilleux instrument de la pensée humaine, de la maintenir dans son élégance et sa pureté. « Il y a dans le caractère des Français, écrit Joseph de Maistre, il y a surtout dans leur langue une certaine force prosélytique qui passe l’imagination ». M. de Montyon, le Mécène dont nous sommes les exécuteurs testamentaires, et ses imitateurs séduits par la confiance touchante qu’inspire notre Compagnie, nous ont fait un devoir d’encourager non seulement l’art de bien dire, mais aussi cette énergie généreuse que nous appellerons le don de bien faire. Heureuse prérogative qui associe la vertu au talent et complète l’immortelle triade : « le vrai, le beau, le bien », devise de cette maison !

Un de nos confrères illustres, dont l’effigie empreinte de spiritualité ascétique veille au seuil de la salle où nous délibérons, ne s’est-il pas écrié jadis sous les voûtes de Notre-Dame, où retentissaient ses élans inspirés : « La Providence gouverne le monde, son premier ministre c’est la vertu » Est-ce à dire que le Père Lacordaire attribuait à l’Académie un rôle providentiel ? Loin de moi la pensée d’interpréter ainsi ce texte tiré de sa 67e conférence, et surtout de m’en prévaloir le jour même où nous décernons fi la vertu des honneurs publics.

Plus le temps s’appesantit sur ses épaules, plus l’homme se plait à raconter la vie des autres, sans oublier la sienne. Le croiriez-vous, Messieurs, la première fois que j’ai pénétré dans cette enceinte, c’était pour assister à une séance analogue à celle que j’ai la fierté de présider aujourd’hui. J’avais seize ans. L’orateur était Émile Ollivier que son opposition au pouvoir personnel avait porté au premier rang dès que l’empire s’était proclamé libéral. Lors de la déclaration de guerre en 1870, ayant pour son malheur, lui si maître de sa parole, laissé tomber de la tribune une phrase fatale dont les passions s’emparèrent, il fut frappé d’ostracisme par l’opinion. Celte expression d’un cœur léger » qui souleva la réprobation publique, alourdissait le remords qu’mile Ollivier portait à travers la vie comme un habit usé qui ne se démodait pas. Cependant, après vingt ans de silence, l’Académie compatissante lui confia le rapport sur les prix de Vertu et, mon oncle, fondateur du Musée Social, qui connaissait ma curiosité des êtres que l’histoire a touchés, souhaita que je l’entendisse.

Je n’oublierai jamais les périodes harmonieuses de cet orateur au nom pacifique qu’une parole belliqueuse avait si longtemps bâillonné. Il les faisait jaillir, vibrantes, de la place où je suis. Je le vois encore penché sur ses feuillets, se redressant soudain, le front fuyant vers ses souvenirs, les lèvres éloquentes, le regard pétulant malgré le cerne des lunettes, les paumes de ses mains en offrande duas tendens ad sidera, palmas, et j’entends l’accent méridional dont il scandait le rythme de ses paroles. Son éloge de la pauvreté, cette réserve de talents et de vertus, fit impression sur ma jeunesse friande de beau langage et heureuse d’entendre ce hommage éclatant, quoique indirect, rendu à l’égalité dans sa forme la plus légitime.

« La pauvreté, proclamait l’orateur, est la poésie de la terre ; c’est par elle que s’amasse lentement à travers les générations silencieuses la sève robuste d’où éclôt le génie... À ceux qui l’épousent, comme Epictète ; François d’Assise, Michel-Ange, Vincent de Paul, elle donne la vision de ce qui est lointain, le pressentiment de ce qui est voilé, la gloire dans l’incorruptible lumière. »

Malgré l’effort de nos législateurs pour réaliser coûte que coûte l’égalité sociale, cette pauvreté subsiste, compagne active de la vertu. C’est elle que nous couronnons aujourd’hui, même si les statistiques prétendent l’ignorer. Que dis-je ? Nous la saluons, triomphante, lorsque spontanément elle s’attache à soulager l’affreuse misère, honte et plaie de l’humanité. « Le pauvre, dit Homère, est l’envoyé de Jupiter ». M. de Montyon ne pensait pas autrement. Etre pauvre, dans le sens où il l’entendait, c’est être indépendant de la richesse. Nous parlons toujours le même langage. Selon Paul Valéry, le riche est un homme auquel tous les pauvres donnent un sou. Aurions-nous perdu notre dernier bien, il nous resterait celui que nous pouvons faire aux autres. Cela seul ne vaut-il pas la peine de vivre et de travailler ?

Les dossiers qui m’ont été remis attestent cette vérité dont ils resteront la confirmation émouvante. Nous y voyons à chaque page se renouveler le miracle d’une compassion audacieuse qui pousse l’amour du prochain jusqu’à l’ardeur du sacrifice. 147 prix individuels d’une valeur total de 254.500 francs vont être décernés à des actes de dévouement, de courage, à la piété filiale, à l’abnégation des vieux serviteurs, devenus les amis et même les bienfaiteurs de ceux qui s’étaient crus leurs maîtres. À ces récompenses s’ajoutent pour les œuvres, 36 prix représentant environ 108.000 francs.

Messieurs, la vertu répudie toute idée de profit. Inspiration vivifiante du cœur, inaccessible à l’intérêt, à la contrainte, insensible même à ce minimum vital que la loi nous impose, rien ne saurait arrêter son élan : « Elle a, disait Renan, ce trait de haute noblesse de ne correspondre à aucun salaire » Aussi le savant exégète, lorsqu’il dut à son tour en prononcer l’éloge devant cette assemblée qu’ennoblissait alors la présence des Victor Hugo, des Taine, des Pasteur, trouva-t-il un malicieux prétexte pour affranchir les récompenses académiques du grief de gâter la vertu dans sa source en portant par l’appât du gain, quelque atteinte à son mérite.

Ces considérations feraient sourire aujourd’hui. Hélas, la diminution croissante du pouvoir d’achat de notre monnaie réduit dans une mesure affligeante l’importance matérielle de nos prix, sans toutefois, à l’honneur de nos lauréats, entacher leur valeur morale. Il se pourrait même que celle-ci s’en trouvât rehaussée. Loin de contredire Ernest Renan, cette honorable plus-value illustrerait ses subtiles déductions. « Le Monde, concluait-il, est plein de gens singulièrement habiles à deviner ce qui mène à la fortune ; or jamais on n’a vu personne prendre la vertu comme une carrière avantageuse, comme un moyen de réussir. La concurrence sur ce champ là est tout à fait nulle ; les gens avisés vont ailleurs. »

Laissez-moi maintenant m’adresser aux élus du jour, accourus en noble cortège. Venez nous donner des leçons de charité, gardiens d’une tradition bienfaisante, pauvres au cœur prodigue qui ne demandez rien, vertueux qui vous ignorez ! La lecture de ce palmarès édifie davantage le rapporteur chargé de relater les faits qu’elle n’exalte les héros qui les ont accomplis.

Voici d’abord un dossier représentatif des vertus françaises. C’est le premier que j’ouvre : il m’est agréable de l’ouvrir devant vous. Avec l’amour du travail et l’esprit d’économie, le culte de la famille n’était-il pas la caractéristique essentielle de notre peuple ? Vous pourrez en juger par l’exemple que je vous propose. Le père de famille, André Bougon, âgé de 43 ans, n’a pour ressource que son salaire et une petite ferme cultivée par sa femme, Hélène-Marie Delorme. Tous deux, Normands, « de la base jusqu’au faîte », comme disait mon maître Albert Sorel, vécurent aussitôt après leur mariage à Boitron (département de l’Orne), Oit ils donnèrent le jour à leurs premiers rejetons. Comment, citer ce village de basse Normandie sans évoquer le gracieux monticule qui le domine, la Butte de Boitron, que l’âge féodal avait fortifiée, que saint Louis, administrateur vigilant de son royaume, ne manqua pas de visiter et d’où la vue s’étend sur la verdure parmi les prés, les haies, les taillis et les bois, jusqu’aux flèches jumelles de la Cathédrale de Sées qui pointent à l’horizon. Tout près, dans le fond d’un ravin creusé en précipice, se dresse le clocher d’ardoise d’une petite église qui rappelle certains vestiges entrevus en Norvège et datant des Vikings. Le détail aussi bien que l’ensemble évoquent une ressemblance qui ne saurait être fortuite.

Les convenances du service des Ponts et Chaussées étant la loi du ménage Bougon, celui-ci finit par s’établir avec ses treize enfants à Tessé-la-Madeleine. Elever toutes ces têtes blondes, quel labeur ! Les caresser, quelle idylle ! Parents modèles, enfants unis, serrés autour de l’âtre, éducation exemplaire, la famille Bougon, écrit le maire, est la plus belle de la commune. La sympathie affectueuse dont elle est entourée, en étendant son cycle aux bourgs avoisinants ne tarde pas à devenir l’écho de l’estime publique. Quelles attestations élogieuses, quelles références n’avons-nous pas reçues ! Témoignages des autorités municipales, ecclésiastiques, scolaires, ceux du diocèse aussi bien que du service vicinal des Ponts et Chaussées et même du maire du 15e arrondissement de Paris qui, ayant passé ses vacances dans l’Orne, a tenu à s’associer à ce concert de louanges aussi méritées que discrètes, puisque la publicité en était bannie.

Tout faisait prévoir que l’Académie disposerait en faveur de cette famille nombreuse, d’une des dotations de la fondation Cognacq-Jay si généreusement patriotique, lorsque Mme Bougon mourut prématurément, et, comme vous le savez, l’une des conditions de ce legs c’est que pour l’obtenir « le père et la mère doivent être vivants ». Étions-nous désarmés ? On aurait pu le craindre, mais il arrive que la vertu soit héréditaire. Mlle Marie-Madeleine Bougon, âgée de 17 ans, l’aînée des filles, ayant remplacé la mère, s’occupe de la maison avec courage, savoir faire, oubli de soi-même et vigilante abnégation. Vous vous réjouirez, Messieurs, du geste qui lui a avec fierté le prix Colombel de 2.000 francs.

« La façon de donner vaut mieux que ce qu’on donne ».

Le dévouement fraternel qui vient déjà de s’imposer à nos suffrages, ne se manifeste pas seulement par des élans irréfléchis ou certains de ces traits inattendus qui provoquent l’enthousiasme et font couler les larmes. Il n’est pas le fait d’un héroïsme instinctif, mais plutôt le fruit de cette persévérance qui nourrit la vertu. Telle que nous la couronnons, celle-ci n’est-elle pas la pratique quotidienne d’un sacrifice consenti ? Aussi, n’en déplaise à notre grand confrère Buffon, suis-je tenté de dire : « Plus que le génie, la vertu est une longue patience ».

Familiale, elle ne fleurit pas seulement dans la verte Normandie. J’en trouve, au fil de nos dossiers, un nouvel exemple qui s’apparente au premier, mais plus dramatique peut-être et qui honore la terre picarde. Il s’agit d’une famille sinistrée à 75 %, abritée dans un baraquement provisoire, si pauvrement chauffée que les enfants grelottent avant de s’endormir. Ils sont douze, eux aussi, bébés et garçons bien tenus, bien vêtus, dont six fréquentent les établissements primaires et, comme M. Bougon, le cantonnier normand, M. Gamard-Focqueu vient d’avoir la douleur de perdre sa femme âgée de quarante-quatre ans, qui avait consacré à sa vocation maternelle chaque instant d’une vie sans défaillance.

Mme Gamard avait dû s’aliter, ô douleur, le soir même de la fête des mères, après avoir reçu à l’Hôtel de Ville l’insigne et le diplôme de la médaille d’or. La malheureuse succomba le lundi de la Pentecôte. Cette mort prématurée accable les siens et les prive en même temps d’une des dotations Cognacq-Jay, qui leur revenait, pour ainsi dire, de droit. Ici encore, la fille aînée, Jacqueline Gamard, âgée de dix-neuf ans, prend dans ses mains vaillantes la direction du foyer si cruellement éprouvé, s’improvise mère de ses frères et sœurs et donne à tous le bon exemple. C’est elle qui reçoit, bienfait doublement mérité, un autre prix Colombel.

Parmi nos lauréats, combien en trouvons-nous, fervents de la piété fraternelle, dévoués à leurs devoirs pieusement remplis, infatigables à secourir le malheur, à guérir les plaies, à défendre l’innocence, à vaincre le vice ? Si nous mettons des noms sous chacune de ces catégories, nous aurons un tableau vivant de la vertu en action que nous honorons en ce jour. Voici Mme Masgrangeas dont la vie fut consacrée à la protection de l’enfance. À la veille de prendre sa modique retraite, elle dirige encore à Sèvres une maison de relèvement pour mineures délinquantes. Sa sollicitude, son abnégation ont été féconde en miracles. « Le plaisir le plus délicat, n’est-il pas de faire celui d’autrui ? » Ses pupilles réconfortées, heureuses, transformées au point de ne pouvoir se reconnaître, viennent en chœur lui présenter, qui son mari, qui ses enfants, témoignages de gratitude auxquels l’Académie se plait à joindre un prix Darracq.

Voici encore Mme Mestat que tout le monde appelle « Juliette » à-Soulac-sur-Mer dans la Gironde, où cumulant le métier de repasseuse avec l’emploi de chaisière, elle a élevé son plus jeune frère, soigné un vieil oncle jusqu’à son dernier soupir et fait vivre pendant des années sa tante mi-sourde, radoteuse et impotente dont elle était l’ange gardien. Citons aussi parmi ces déshéritées bienfaisantes. Mme Françoise Bouchot, aveugle dès son jeune âge, pensionnaire à l’hospice des Quinze-Vingts, qui se sacrifie depuis des années à une de ses compagnes aveugle comme elle, et tout à fait sourde, qu’elle traite ainsi qu’une sœur. Comment, après de tels exemples, souscrire à la pensée amère de Larochefoucauld, que nous avons tous assez de force pour supporter les maux d’autrui ?

Et que dirons-nous des servantes au grand cœur, Mlle Mariette Gress, de Lure (Haute-Saône), attachée pendant quarante-six ans à la famille de Mme Laroche, dont elle est à la fois la domestique bénévole et la collaboratrice zélée dans l’œuvre du patronage de jeunes filles, — Mme Bachelier, de Nantes, pendant 35 ans servante très affectionnée de la famille Toublanc, qu’elle a même aidée pécuniairement lorsque celle-ci, éprouvée par des revers de fortune, n’a pu suffire aux charges de la vie. — Mlle Couturier, placée il y a 27 ans chez M. Creuzat, à Pont-de Chéruy (Isère), où elle a soigné sa femme malade avec une abnégation totale, ne la quittant ni jour ni nuit, — Mlle Mélanie Martineau, aussi active que dévouée, depuis 26 ans au service du curé de Louin (Deux-Sèvres), dont elle a de ses propres mains, bouchant lézardes et fissures, sans aide, sans échafaudage, sur une simple échelle, repeint entièrement l’église.

Les événements qui, après tant d’épreuves, ont dévoilé en 1944 le vrai visage de la France rayonnante dans les larmes à l’heure de sa résurrection, inscrivent dans notre palmarès des pages pathétiques où l’amour de la Patrie confère à la vertu une grandeur nouvelle. Mme Pierre Lebrun, née Couturier, modeste employée à la perception de Saint-Lô, a perdu le 17 juillet son mari et sept de ses douze enfants dans les bombardements qui firent rage lors du débarquement anglo-américain sur la côte normande. En nous inclinant devant ces victimes innocentes, saluons l’héroïque stoïcisme des familles qui ont accepté sans ressentiment la perte des leurs comme une offrande sur l’autel de la victoire. Quelque cruelle qu’elle soit, la guerre, dit Vauvenargues, n’est pas si onéreuse que la servitude. N’oublions pas qu’au moment où ces non-combattants mouraient ainsi au champ d’honneur, d’autres Français, avec des armes improvisées, harcelaient l’ennemi en marche et retardaient ainsi, à travers la Dordogne et le Limousin, l’avance d’une puissante division motorisée, partie du Midi pour rejeter nos alliés à la mer.

Depuis la délivrance, Mme Lebrun continue d’élever les cinq enfants qui lui restent, âgés respectivement de 20, 19, 17, l5 et 7 ans. L’académie est fière de lui offrir le prix Darracq.

Où la tourmente dévastatrice a passé, les femmes sont veuves. Ce que nous venons de voir en Normandie, nous le retrouvons à Brest, Mme Zézégou, née Galliou, dont le mari travaillait à l’arsenal, est veuve. Celui qu’elle aimait, le père de ses dix enfants en bas âge, a été tué d’un éclat d’obus en allant leur chercher du pain. N’est-il pas mort pour que la France vive ? La malheureuse, privée de son bonheur, se console en élevant à Lambézellec dans baraque n°1, avec autant de dignité que de courage et une vertu exemplaire, le précieux dépôt que le ciel lui a confié. Comme à Mme Lebrun, l’Académie décerne à Mme Zézégou un prix Darracq.

Parmi tant de victimes du siège de Brest, citons encore Charles Nicolas, manœuvre à l’arsenal, tué par un éclat d’obus le 24 août 1944 et dont la veuve née Suzanne L’hostis, blessée à ses côtés, doit faire vivre les sept enfants qui lui restent. N’a-t-elle pas eu la douleur de perdre un de ses fils âgé de 22 ans, engagé dans la résistance et fusillé comme tel, un mois avant la mort de son mari ? Que de malheurs accumulés ! Quelle suite de catastrophes et quel courage il faut pour leur survivre ! La vie douloureuse de Mme Charles Nicolas, sinistrée à 50%, est l’emblème de ces tragiques années. Émue par tant de maux, l’Académie lui attribue, à elle aussi, un prix Darracq.

Des théâtres sanglants de Normandie et de Bretagne qui nous retenaient haletants, tournons à présent nos regards vers la Flandre française. Le jour même de la libération de Maubeuge, le 3 septembre 1944, Henri Calinaud, chef comptable dans une banque, tombait frappé par un éclat d’obus allemand. Il laissait à la charge de sa veuve sept enfants dont une petite nouveau-née.

Dans cette désolante épreuve et bien qu’elle fût en traitement pour le cœur, Mme Calinaud, avec de modestes ressources, réalisa le tour de force d’élever et d’entretenir honorablement ces jeunes orphelins. Elle mérite un prix Darracq. Elle le recevra.

Un autre prix de la même fondation est décerné à Mme Lefèvre, née Carbonneaux, pour la parfaite éducation de ses cinq enfants dont l’aîné n’a que douze ans. Leur père, Daniel Lefèvre, ancien mécanicien à Couey-le-Château dans l’Aisne, a été fusillé le 7 juin 1944 par la Gestapo au domicile de ses parents, — horreur dont je voudrais épargner le récit à votre audience !

L’Académie accorde aussi un prix à Mlle Marie Lelimouzin, âgée de 18 ans, dont la mère tuée à Trébihou (Manche) au cours d’un bombardement, a laissé huit enfants. Le dernier né, encore dans les langes, soutenu entre les bras maternels, fut retiré vivant de cette suprême étreinte. C’est Mlle Lelimouzin qui élève tous ses frères et sœurs, poursuivant d’un cœur indomptable la lourde tâche tragiquement interrompue.

À cette jeunesse résolue dont nous entendons trop souvent médire, appartient également Mlle Evelyne Pointillon. Ses parents étant appelés en Indochine, elle se voit à l’âge de seize ans confier la garde de ses deux frères et se rend bientôt, avec eux à Dun-les-Places dans la Nièvre. Là, Evelyne aide aux travaux des champs, loue une parcelle de terrain qu’elle cultive, entretient parfaitement son petit logis et conduit les deux jeunes garçons à l’école. Quoique privée de tout subside depuis 1940, elle trouve le moyen d’envoyer l’aîné au lycée de Nevers et de faire soigner le plus jeune dont la santé est débile. Qu’a-t-elle fait ? Elle s’est embauchée dans une usine, d’abord connue manœuvre, puis comme tourneur. Mais ce travail vient à manquer. Elle prend alors en pension deux petits Parisiens poix 900 francs par mois.

Le 26 juin 1944, les Allemands attaquent le château de Vermot, quartier général de la résistance ; ils se rendent à Dun où ils fusillent 27 hommes sous le porche de l’église, puis ils font brûler le village. Mlle Pointillon panse et console les rescapés, Elle travaille maintenant comme sténo-dactylographe au Ministère des Colonies et elle a fait entrer ses deux frères l’un au collège Chaptal et l’autre au lycée Condorcet. Un prix Denis Le Fort lui est attribué.

Après avoir récompensé sous leurs aspects divers les vertus individuelles, considérons maintenant les œuvres qui ont pour objet de susciter la vertu collective. Si elles font appel au concours désintéressé d’antres âmes charitables, il n’en reste pas moins que crs œuvres tirent leur origine d’une initiative personnelle. Ardente, certes, doit être la foi de ceux qui, non contents de se dévouer eux-mêmes à une noble cause, font surgir des apôtres qu’ils entraînent dans leur sillage !

D’aucuns objecteront qu’élever ainsi la charité à la hauteur d’une institution même privée, c’est implicitement reconnaître le bien-fondé d’un ordre social qui, par ses injustices, rend cette charité nécessaire. Répartissez plus équitablement, disent-ils, les biens de ce monde, supprimez les inégalités sociales, et les œuvres deviendront inutiles. Ainsi parlent ceux qui, jugeant insuffisante l’égalité des droits, aspirent à celle des conditions. Sans mettre en doute la sincérité de leurs desseins et tout en appelant de nos vœux un état de civilisation progressivement amélioré, ne devons-nous pas les mettre en garde contre le danger, pour y parvenir, de trébucher dans le fanatisme de la servitude ?

Si leur doctrine peut séduire en théorie, il est évident qu’elle ne saurait valoir universellement dans les faits. Même dans une société évoluée et aussi bien organisée que l’entendement humain le peut concevoir, il y aura toujours des cas imprévisibles auxquels devra faire face un élan spontané ; et, d’autre part, comment ceux à qui reviendrait la charge d’appliquer de justes lois, sauraient-ils s’en acquitter s’il leur manquait la générosité du cœur.

Cet élan spontané, cette générosité du cœur se révèlent sans conteste dans les œuvres. Le docteur Louis Vauthier, praticien de grande valeur, animateur courageux et persévérant, ne nous en fournit-il pas l’exemple, lui qui a fondé et qui dirige encore le sanatorium universitaire de Leysin en vue de faire bénéficier de l’air vivifiant de la montagne suisse, les étudiants de tous pays atteints de tuberculose ou prédisposés à cette maladie ? À une époque où la jeunesse voit sa santé minée par la sous-alimentation et les chocs nerveux, cet établissement voué à la conservation des forces spirituelles mérite nos suffrages. Aussi lui avons-nous décerné le prix Davillier.

La Société des Secours mutuels de Sainte-Anne dont Mme de Roberval, sa vice-présidente, est la cheville ouvrière à Compiègne, veilla aux soins non seulement physiques mais encore moraux de ses membres, et se voit attribuer le prix Agemoglu.

Mais il ne suffit pas de soulager ceux qui souffrent, il convient de leur offrir aussi quelque joie. Aux malades, aux blessés, aux vieillards solitaires « la gaieté qui guérit » procure de saines distractions en organisant à leur intention des représentations cinématographiques, théâtrales, artistiques. Pour encourager cette bonne œuvre dont l’activité s’accroît d’année en année, l’Académie lui attribue un prix Davillier.

Sut le sort plus cruel encore des infirmes dans sa permanence douloureuse se penchent pieusement « l’Institution régionale des Sourds-Muets d’Orléans » et « le Livre de l’Aveugle », qui reçoivent respectivement un prix Dumoulin et une somme de 2.000 francs.

Le 6 juin 1944, la paroisse de Saint-Désir de Lisieux a cruellement souffert du bombardement qui devait donner le signal de la délivrance. L’église du XVIIIe siècle, le presbytère, l’école et le patronage ont été anéantis, tandis que vingt religieuses bénédictines, incompréhensible destin ! étaient brûlées vives, et dix petites sueurs des pauvres ensevelies sous les décombres avec les viellards qu’elles hébergeaient. Un cœur français pourrait-il rester insensible à l’évocation d’une pareille hécatombe et de telles ruines ? L’Académie avait déjà attribué à M.1e Chanoine Beuret, qui s’emploie à les relever, une part du prix Honoré de Sussy. Elle lui offre, cette année, pour concourir à cette œuvre réparatrice, un prix Colombel de 7.000 francs

Dans la floraison des œuvres charitables que nous voyons s’épanouir à travers nos dossiers, jetons un regard attendri sur celles qui se sont donné pour mission de secourir les pauvres orphelins privés de soins et de caresses.

C’est la « Maison maternelle » sise 38 bis, rue Manin, dans le XIXe arrondissement à Paris, où Mlle Koppe se dévoue aux enfants abandonnés. Avant la guerre, sa vive et féconde charité procurait un asile à 260 enfants ; il n’y en a plus aujourd’hui que 175. Faute de ressources, 80 lits sont inoccupés ! Puisse le prix Niobé que nous lui décernons contredire à la mythologie et devenir pour Mlle Koppe et les enfants dont elle a la garde un talisman sauveur !

C’est l’asile de Ménilmontant où les sœurs de Saint-Vincent de Paul accueillent jusqu’à l’âge de quatorze ans 220 orphelins qui, ensuite, sont placés à la maison d’Auteuil. Ces religieuses aux ailes blanches dont le dévouement est aussi légendaire que le génie créateur de leur saint patron, fêtent le centenaire de cet asile fondé, après l’épidémie de choléra de 1847. Nous nous associons d’un cœur fervent à cette heureuse célébration.

Et voici l’orphelinat Le Hegarat du Havre, qui abrita jadis plus de soixante orphelines sous la direction maternelle de sa fondatrice, bretonne à l’âme évangélique, à l’esprit obstiné. Mlle Hegarat, rompue de fatigue, succomba à la tâche en 1913, ayant tout donné à ses chères pupilles, qui l’appelaient Maman, tout donné, c’est-à-dire une vie de dévouement et son unique bien, le produit de ses quêtes quotidiennes. Après d’attristantes péripéties et une ruine totale causée par le bombardement du Havre, l’orphelinat maintenant dirigé par Mme Bigot fut d’abord évacué à Normanville et de là, à Nointot (Seine-Inférieure) où il est présentement installé. Par suite des deuils qui ont frappé tant de familles normandes, combien d’orphelines souhaiteraient que notre charité leur en ouvrît les portes !

D’autres préoccupations plus nationales qu’humanitaires dominent les programmes de certaines associations qui ont également retenu l’attention de l’Académie. Fondée en 1927, « l’Association des élèves et anciens élèves de l’École des langues orientales vivantes » favorise l’essor des études d’orientalisme en France ainsi que dans les contrées où rayonne notre influence. Elle organise à cet effet des missions, subventionne des publications, travaille au maintien et au développement de nos établissements de science et d’enseignement à l’étranger et dans la France d’outremer. Utile propagande, programme d’action qui revêt, en présence des problèmes angoissants que doit résoudre notre pays, un caractère de tragique actualité ! C’est M. Paul Bayer, administrateur honoraire de l’école de la rue de Lille, dont tous les anciens représentants de la France en Orient ont connu les éminents services et la féconde activité, qui dirige cette entreprise patriotique. Celle-ci compte aujourd’hui plus de 5OO adhérents. Nous sommes heureux, nous aussi, d’apporter notre cotisation en lui attribuant le prix Rigot.

Sous ce beau titre « La fidélité », les garçons de recette de la Ville de Paris dont plusieurs ont récemment encore trouvé la mort dans l’accomplissent dangereux de leur tâche obscure, avaient fondé, dès 1877, une société de secours mutuels assurant à ses membres une retraite, des indemnités de maladie et une allocation à leurs veuves. Afin de reconnaître son action bienfaisante en même temps que le probe dévouement de ceux envers lesquels elle s’exerce, l’Académie lui décerne une médaille.

Pour terminer, jetons les yeux vers l’avenir, pensons à la jeunesse amoureuse des sports, cette école de santé et de joie, qui assouplit les corps, trempe les volontés, transforme les nations en leur inculquant le goût de la discipline, la notion d’équipe et l’esprit d’entr’aide.

De tous ces exercices en est-il un qui stimule plus la vigueur, la hardiesse, et élève l’âme davantage que l’alpinisme ? C’est pour assurer la sécurité des ascensionnistes qu’a été instituée la « Compagnie des Guides de Chamonix » Leurs actes de courage, leurs sauvetages accomplis dans les conditions les plus dures et les plus périlleuses, ont déjà valu à ses membres, dont le temps de service dépasse parfois quarante ans, de belles récompenses allant jusqu’à la croix de la Légion d’honneur. Notre Compagnie s’enorgueillit légitimement d’attribuer à cette œuvre d’intérêt national le prix Porteneuve.

Que cette vision des sommets rayonnant sous la neige et de l’héroïsme conjugué nécessaire pour les atteindre, hausse nos regards, assombris par nos tristes désaccords, vers la vertu qui doit être à présent notre vertu suprême, je veux dire, — et sans doute l’aurez-vous deviné, — la Concorde.

L’antiquité en avait fait une déesse, fille elle-même de Thémis, qui personnifiait la justice et présidait à l’ordre universel. Que l’origine mythique de cette généalogie païenne ne nous trompe point. Elle exprime en effet une vérité politique. La justice est mère de la concorde. « Avoir l’esprit de justice et faire des actions utiles, que peut-on ambitionner de plus ? » disait Marc Aurèle, l’empereur philosophe, qui gouverna le monde et dont la statue dorée domine le Capitole.

Dans notre pays divisé, aux prises avec de lancinantes difficultés économiques et financières, en proie aux exigences d’une fiscalité sans cesse accrue, comment refaire l’union entre nos compatriotes partagés entre le désir de tenir des emplois publics et le souci de réaliser l’égalité sociale ? Si nous voulons qu’enfin renaisse la concorde, exaltons la justice, cette justice incorruptible, impartiale, qui n’habita jamais, au dire de Bossuet, dans les âmes où l’ambition domine, aussi éloignée de l’arbitraire sans règle et sans maxime que de l’insidieuse complaisance. Unissons-nous, phalanges pacifiques, faisons taire nos différends.

Talleyrand avait vu la place sur laquelle donnaient les fenêtres de son hôtel de la rue Saint-Florentin, changer de nom quatre fois, cette place dont Napoléon disait : « Il faut lui laisser le nom qu’elle a. La concorde, voilà ce qui rend la France invincible ». Sans elle, exposés à la guerre civile, nous risquerions la guerre tout court. Il est une loi qu’il ne faut pas enfreindre : seules l’unité et la permanence assurent la grandeur des nations. Montesquieu et Tocqueville le proclament, nos grands hommes d’État l’ont éprouvé, les événements le démontrent.

Le Cardinal de Richelieu n’a-t-il pas écrit dans son Testament politique : « Ce peuple français qui, ne sachant se tenir au bien, revient si aisément au mal ? » En marge de ce texte que mon prédécesseur Maurice Paléologue gardait toujours par devers lui, avec quelle émotion j’ai pu lire l’annotation suivante tracée de sa main et datée du 14 novembre 1940 : In hoc verbo, spes mea.

Dans l’impression de désarroi et d’incertitude qui oppresse le monde et nous afflige comme un malheur personnel, sachons garder notre sang-froid ; malgré les embarras de la vie quotidienne, malgré le mécontentement qui gronde, accomplissons notre devoir sans nous laisser atteindre par le découragement. Loin de calmer nos maux, le pessimisme les aggrave. Quand tout est menacé, n’est-ce pas l’heure des grandes âmes ?

Aussi le spectacle que l’Académie nous offre en ce jour, est-il fait pour réconforter. Les belles lettres ouvrant la voie aux belles actions, quelle carrière émouvante nous venons de parcourir ! L’art élève, la vertu instruit, la bonté console. Honneur à nos lauréats ! Ces modestes ne peuvent plus démentir les nobles pages de leur vie. Protégés contre l’oubli, ils s’éloignent dans la gloire. Quant au panégyriste, pour lui tout finit en un jour.