Inauguration de la statue d’Edmond Rostand, à Cambo

Le 17 août 1952

Pierre BENOIT

INAUGURATION DE LA STATUE

D’EDMOND ROSTAND

A CAMBO

DISCOURS PRONONCÉ PAR

M. Pierre BENOIT
Au nom de l’Académie française

 

Monsieur le Président,
Messieurs les Secrétaires d’État
Monseigneur,
Mesdames, Messieurs,

J’ai vu deux fois Edmond Rostand, dans ma vie. La première fois, ce fut vers 1912. On inaugurait au cimetière Montparnasse un buste sur la tombe de Catulle Mendès. Edmond Rostand prononça un extraordinaire éloge du vieux poète parnassien qui lui avait voué une admiration si fervente. La seconde fois, ce fut en une circonstance heureusement plus intime, et qui mérite, me semble-t-il, d’être rapportée. Ecoutez, je vous prie, ces vers d’un poète de chez nous, Emile Despax, qui fut sous-préfet d’Oloron-Sainte-Marie, avant d’aller se faire tuer, en janvier 1915, au chemin des Dames. Sans que j’ai besoin de vous dire son nom, vous aurez tout de suite reconnu celle à qui ces vers étaient destinés :

Et je dis : « Quand on a comme vous, la première;
Fait du jour sur le monde en s’écriant : lumière !
Quand, en disant : amour, on a vu tous les cœurs,
Dans l’ombre chanceler d’ardeur et de langueur ;
Quand, dans la vie, on a tant exalté son âme
Que l’avenir naîtra plus fort de cet élan,

Il est touchant de n’être à nos yeux qu’une femme
Jeune et belle, et qui rit
au fond d’un salon blanc. »

Cette femme, pour qui, toute notre génération a eu les mêmes yeux que Rodrigue pour Chimène, vous avez tout de suite deviné que c’était Mme de Noailles. J’avais le bonheur de la connaître depuis mon arrivée à Paris. Ce fut un jour du début de 1918 qu’elle me dit : « Vous n’avez jamais parlé à Edmond Rostand. Voulez-vous dîner chez moi demain soir avec lui ? Il n’aime guère la foule. Nous ne serons que quatre ». Le lendemain, nous n’étions que quatre, en effet. Elle, lui, moi et Jean Giraudoux.

Voici ce que j’ai retenu de cette soirée. N’ayant encore publié que Les Provinciales et que L’École des Indifférents. Giraudoux était à peu près inconnu. Je l’étais moi-même tout à fait. Eh bien, ce qui me frappa, ce que je n’oublierai jamais, ce fut cette espèce de timidité, cette exquise pudeur, ce soin incessant, cette unique gentillesse qu’apporta sans cesse cet écrivain au faîte de sa réputation à s’efforcer de mettre tout ensemble en confiance et en valeur ces deux jeunes hommes éperdus de surprise et de gratitude. Lorsque ces heures inoubliables prirent fin, il nous raccompagna à pied jusqu’à la station du métropolitain de la rue de l’Alboni. Il n’y a pas loin du 40 de la rue Scheffer, où habitait la Comtesse de Noailles, à la rue de l’Alboni. Croyez cependant que parmi toutes les randonnées terrestres ou marines auxquelles j’ai pu me livrer depuis, aucune n’a passé en émotion ce bref voyage.

À la fin de cette même année 1918, Edmond Rostand mourait. La nouvelle m’en arriva chez le Docteur Crepel, beau-frère de Lucien Descaves, où nous étions ce soir en train de dîner. Descaves eut le sourd juron qui était chez lui le signe d’un chagrin véritable. Il alla dans le cabinet de travail de son beau-frère. Directeur littéraire du Journal, il lui fallait écrire sans plus tarder l’article que viendrait bientôt chercher le cycliste. De temps à autre, il entrebâillait la porte de la salle à manger. Il me demandait le texte exact de tel ou tel vers qu’il avait à citer. Remarquez que sur les rayons de la bibliothèque du Docteur Crepel, il y avait Cyrano et L’Aiglon, aussi bien que La Samaritaine et La Princesse lointaine. Mais c’était de la part de Descartes une manière de me mettre à même avec bonté de faire preuve d’une facile érudition.

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Trente-quatre ans ont passé. Nous voici aujourd’hui en face de ce monument auquel, honnêtement, on ne peut adresser qu’un reproche : cette inscription qui, par une regrettable concession aux vieux errements académiques, ne tient pas compte du projet actuel de réforme de l’orthographe et s’obstine à affubler d’un d final à la fois Edmond et Rostand. Si, devant la statue que voici, nous nous efforçons de procéder à un bilan loyal de l’œuvre et de l’influence du poète, nous commencerons par évoquer cette immense popularité, ce raz-de-marée de gloire, phénomène qui ne s’était pas produit chez nous depuis Victor Hugo. J’en appelle à M. Paul Faure, historiographe fidèle entre tous. Il nous dépeint Rostand épouvanté devant l’avalanche de son courrier quotidien. « Ce matin, écrit-il, je le trouve assis devant une table où s’amoncellent des lettres. Elle est jonchée d’enveloppes de toutes les couleurs, de tous les formats, sur lesquelles s’étalent toutes les écritures possibles et imaginables. ». Qu’avez-vous, lui dis-je, de cette voix basse et hésitante dont on interroge quelqu’un à qui vient d’arriver un malheur. — Ce que j’ai ? J’ai ça ! » Et il me désigne d’un geste découragé l’énorme amas. » Complétons l’anecdote que voilà par la remarque que voici. À quel écrivain est-il arrivé de voir désigner les années par les dates de ses œuvres ? Or, tel a été le cas pour Edmond Rostand. 1897 est vraiment demeuré l’année de Cyrano de Bergerac. Autant que l’année de l’Exposition universelle, 1900 est l’année de l’Aiglon. Quant à 1910, personne ne conteste que c’est l’année de Chantecler.

Avez-vous songé qu’à la même époque où se déroule le dialogue que nous rapporte M. Paul Faure, le même jour, peut-être, à quelques kilomètres à peine d’Arnaga, un autre écrivain aussi illustre cédait peut-être lui aussi au découragement devant une égale avalanche de lettres ? Cet autre écrivain, dans sa Villa d’Hendaye, c’était Pierre Loti. Gloire soit rendue à ce pays, notre pays, le pays basque ! Il a su attirer, retenir, admirer, deux des plus grands écrivains de notre génération. Il a persévéré avec allégresse dans ce devoir d’équité quand il est arrivé aux générations nouvelles de devenir pour eux de la plus révoltante injustice.

Je pèse mes mots. Nous sommes réunis ici aujourd’hui pour dire la vérité, j’imagine. Nous avons, fils de cette terre, la fierté d’avoir donné à des hommes comme Loti et comme Rostand la place au soleil que leur œuvre leur valait de plein droit, alors que ces œuvres devenaient, je le répète, l’objet d’un décri non seulement souverainement injuste, mais aussi odieusement ridicule. Et au profit de qui, je vous le demande ? N’attendez pas que je prononce des noms, que je fasse à la jobarderie et au snobisme une publicité dont ils retireraient réellement trop de joie.

Il y a des explications à rechercher, des responsabilités à établir dans cette entreprise de bêtise et de mauvaise foi. Quelles ont été les raisons de ce déclin momentané ? En ce qui concerne Rostand, elles ne sautent que trop aux yeux. II a été, ce déclin-là, le déclin même des vertus que c’est son honneur d’avoir célébrées. Elles ont été, ces vertus, admirablement analysées dans le discours où Joseph Bédier, succédant à l’Académie à Edmond Rostand, prononçait son éloge sous la Coupole. « C’est cette force enthousiaste, dit-il, qui pare de sa beauté, exalte, accomplit Roxane ou Petite Source aussi bien que Mélissinde ; c’est elle qui élève Christian jusque à l’idée de son holocauste silencieux, elle qui enseigne aux conjurés de Schoenbrünn l’art de s’offrir au danger, elle qui réconforte les Cadets de Gascogne dans la tranchée devant Arras, elle qui affine sur la nef périlleuse les durs mariniers et leur apprend qu’ »on finit par aimer tout ce vers quoi l’on rame. »

Monsieur le Président, vous qui avez souffert dans votre chair pour que le culte de sentiments pareils ne devienne pas un jour lettre morte, vous savez aussi que cette chair, est faible et que de tels sentiment, dans les affreuses années que nous avons traversées, ont pu, justement à cause de leur hauteur, ne pas être prônés par tout le monde. À de pauvres enfants, qui parfois, hélas ! jusque à la table familiale, au lieu de l’exemple du vieil Horace ou de Cyrano, entendaient célébrer les beautés du marché noir ou les délices du carambouillage ; on ne peut tout de même pas trop en vouloir s’ils ont été amenés à conclure que Pierre Corneille et Edmond Rostand faisaient désormais un peu vieux jeu. Aussi, n’est-ce point à eux qu’il faut s’adresser, mais à leurs maîtres. Il convient de rappeler à ceux-ci que Taine avait fini par placer avant tout dans l’œuvre d’art ce qu’il nommait « son degré de bienfaisance ». Il importe de les rassurer quant au vrai but de leur mission, de les convaincre qu’au lieu de vanter à de malheureux bambins le génie de tel philosophe de caveau de nuit ou de tel esthète de bastringue, il n’est pas déshonorant d’établir tout simplement les mérites d’une œuvre que des professeurs comme eux, et qui les valaient, n’ont point jugé indignes de célébrer en des termes dont c’est le moment se souvenir.

« Serait-il vrai ? écrivait Émile Faguet, au lendemain de la première représentation de Cyrano. Ce n’est pas fini ! Il y aura encore en France une grande littérature poétique, digne de 1550, digne de 1630, digne de 1660, digne de1830. Elle est là ! Elle se lève ! » Et Jules Lemaître surenchérissait. « Ni l’Alidor de la Place Royale, ni Pertharite, ni l’Attale de Nicomède, ni l’Eurydice de Suréna, ni Timocrate ne surpassent Cyrano ou Christian, soit en subtilité, soit en délicatesse, soit en héroïsme sentimental. » Et mon maître, le grand Joseph Bédier, concluait, appelant à la rescousse l’Université toute entière. « À cette heure, proclamait-il, où il conviendrait que l’œuvre d’Edmond Rostand fut dignement louée puisse l’esprit des maisons lumineuses qui m’ont abrité; l’Université de Caen, et mon École Normale, et mon Collège de France, puisse l’esprit de notre Université m’assister dans ma tâche ».

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Monsieur le Grand Maitre de l’Université, puisque vous êtes parmi nous aujourd’hui, c’est que vous avez voulu répondre à ce noble appel Les mânes de votre prédécesseur m’en sont un assez sûr garant. Je veux parler de ce solennel M. de Fontanes, dont nous avons vous et moi tenu à exhumer l’effigie, non point des Caves du Vatican, mais tout bonnement des greniers de la Sorbonne. Je serais donc fondé pour ma part à considérer ma mission d’aujourd’hui comme terminée, si nous n’avions tous vis-à-vis du génie certaines petites dettes criardes. Elles nous seront d’autant mieux pardonnées qu’aura été davantage publique notre confession. Souffrez donc que je profite de l’occasion qui m’est offerte en ce jour d’avouer ma dette à l’égard d’Edmond Rostand.

Hafiz, le plus grand peut-être de tous les poètes de la Perse, a un thème qui revient chez lui avec une fréquence singulière. C’est le thème de la beauté, du mystère de la chevelure féminine. « Oh ! s’écrie-t-il, si l’intelligence savait comme le cœur se trouve bien d’être suspendu à une belle chevelure, tous les hommes d’esprit deviendraient fous de la chaîne qui nous tient en si douce captivité ! »

De ces belles chevelures-là, j’en ai connu personnellement deux plus captivantes que toutes les autres. La première, figurez-vous-la, c’était une sorte de farouche crinière rousse, enduite de nard et de benjoin. C’était la chevelure de Photine, la Samaritaine, éparpillée sur la margelle du Puits de Jacob.

La seconde était plus émouvante encore. Imaginez-la toute blonde, d’une pâleur de lin, divisée en deux tresses égales, descendant perpendiculairement sur la dalmatique d’orfroi brodée et rebrodée d’escarboucles. Et c’était la chevelure de Mélissinde, Comtesse de Tripoli, la première Châtelaine du Liban qui me soit apparue.

Oui, les grandes amours travaillent pour le ciel ; c’est le vers de Frère Trophime qui clôt cette merveilleuse chanson de geste qu’est la Princesse Lointaine. C’est par ce vers qu’il me semble qu’on peut aussi résumer, symboliser, toute l’œuvre d’Edmond Rostand.

Travailler pour le ciel, Mesdames et Messieurs, songez-y bien, c’est là un labeur solitaire et ardent, qui ne ressemble à aucun autre. C’est une besogne qui n’est pas réglementée par le Code actuel du travail, une tâche qui n’a sa charte dans aucun des accords de Matignon. Elle ne relève point des conventions collectives. Elle ne comporte aucun des avantages prévus à bon droit par les Congés payés ou par les Assurances sociales…

Seulement, voilà, de temps à autre, au bout de ce travail-là, il y a quelque chose qui s’appelle la Gloire. Et parfois aussi, pour donner raison à Frère Trophime, une autre chose, qui est le Ciel.