Rapport sur les prix de vertu 1949

Le 22 décembre 1949

Maurice GARÇON

Rapport sur les prix de vertu

PAR

M. MAURICE GARÇON
Directeur de l’Académie

 

MESSIEURS,

Je vous convie, comme nous faisons chaque année à célébrer des actes vertueux parvenus à notre connaissance. Leurs auteurs, que nous avons jugés dignes d’être loués, n’ont rien demandé. La vertu porte sa récompense en soi et ne sollicite pas de couronnes. Solliciteuse, elle deviendrait suspecte, parce qu’elle manquerait de modestie, sa première qualité.

Ceux qui ont retenu notre attention nous ont été signalés par une sorte de cri public. La qualité de leur caractère, la valeur exemplaire de leur comportement, la patiente continuité de leur persévérance à pratiquer le bien, ont forcé l’admiration d’un entourage qui nous a avertis. Ainsi ont été constitués des dossiers nombreux parmi lesquels il nous a fallu choisir. Nous avons souvent hésité entre des mérites égaux. Souhaitons de n’avoir pas négligé, au profit de quelqu’un, un autre qui le méritait autant.

Lorsque M. de Montyon, ce maître des cérémonies de la charité, fournit une dotation pour récompenser, par un prix, l’action la plus vertueuse de nous connue, une seule distinction pouvait être accordée. Depuis plus d’un siècle, une généreuse émulation a conduit des donateurs nombreux à multiplier les dotations. Ainsi nous pouvons récompenser un assez grand nombre d’actes louables. Reconnaissons cependant que la récompense est surtout morale. Les malheurs qui ont atteint les finances publiques ne nous ont pas épargnés et ont rendu un peu dérisoire la valeur pécuniaire de nos prix. Nous devrions nous excuser de leur modicité, si nous ne savions pas que ceux qui les reçoivent attachent plus de valeur à la distinction honorable dont ils font l’objet, qu’à l’expression en numéraire qui l’accompagne.

Notre premier devoir est donc de rejoindre, par une qualité essentielle, ceux que nous avons décidé de signaler à l’attention publique et d’être, comme eux, modestes en ce jour où nous voudrions être fiers d’être prodigues. Qu’ils sachent du moins que nous remplaçons notre générosité limitée par une estime admirative et que nous sommes heureux de pouvoir proclamer leurs noms avec tout l’éclat dont nous pouvons disposer.

Lorsque vous m’avez fait l’honneur de m’inviter à présenter un rapport public de vos décisions, j’ai lu les témoignages reçus avec un intérêt qui ne s’est pas relâché un instant. Chacun des cas qui nous est soumis est propre à faire méditer et j’ai compris qu’une des forces de la Vertu est de s’imposer. Ceux mêmes qui ne la pratiquent pas avec la patiente continuité qui en fait le grand obstacle, sont, lorsqu’elle est évoquée, forcés d’opérer un retour sur eux-mêmes.

Voilà pourquoi je comprends mal la réputation d’ennui, sinon d’austérité dont s’entoure l’annonce de la séance solennelle qui nous réunit aujourd’hui.

Un obligeant ami m’avait ironiquement annoncé qu’un public clairsemé, composé seulement d’intrépides, prêts à tous les sacrifices par politesse, formait l’auditoire habituel des rapports sur les prix de Vertu. Je ne l’ai pas cru, mais l’éventualité de parler dans un désert ne m’eut pas découragé. Lorsqu’on a conscience qu’une action peut être utile, il n’est point de bon prétexte qui permette de s’y soustraire et j’ai le sentiment si net que notre réunion peut être féconde, que rien n’eut pu ralentir le zèle dont je me suis senti animé.

Un autre conseiller m’avait insinué de retenir l’attention, par un agréable badinage, sans doute brodé de quelques couplets pleins d’une émotion calculée, plus propre à chatouiller l’esprit qu’à élever l’âme. Je ne l’ai pas compris. À la vérité, il m’échappe qu’il soit nécessaire d’agrémenter sa pensée d’artifices de rhétorique, lorsqu’on a des choses sérieuses et graves à dire et je croirais rabaisser la mission dont je suis investi, si je ne voyais dans la lecture du plus beau des palmarès et dans l’exposé des réflexions qu’il me suggère qu’une occasion de briller par une dissertation littéraire.

Pourquoi faut-il qu’on ait entouré la Vertu d’un nimbe de sévérité, capable d’en dissimuler les joies et d’où vient la légende que sa pratique est ennuyeuse ? D’une certaine outrance intransigeante manifestée par ceux qui prétendent l’imposer plutôt que la suggérer et qui s’imaginent qu’elle doit obéir à des lois rigoureuses plutôt que venir d’une disposition librement acceptée. Sans doute, les hommes ne sont pas tous naturellement bons. Leurs mœurs premières, comme celles des bêtes, étaient cruelles et la bonté initiale imaginée par Jean Jacques est un songe. Il a fallu une lente évolution pour que l’humanité se modifie. Peu à peu les mœurs rudes se sont adoucies. La distinction du bien et du final est devenue plus subtile. Les nécessités de l’intérêt général sont apparues créant des liens de solidarité qui tendent à exclure l’égoïsme. La civilisation n’est pas autre chose que l’amélioration des sociétés humaines par le progrès moral. Mais il faut y venir, par la persuasion et l’exemple, et non par la contrainte. Les mœurs sont faites des dispositions naturelles ou acquises des membres de la communauté. Elles sont en perpétuelle évolution et celui qui veut les modifier doit plutôt chercher à déterminer les hommes à l’écouter, à se laisser émouvoir et convaincre qu’à forcer leur consentement.

Rien ne révolte la conscience autant que les atteintes à la liberté. La vertu obligatoire est rebutante parce qu’elle contrarie des tendances plutôt qu’elle ne les modifie par une persuasion consentie et dès lors sa sincérité est douteuse. Elle n’est qu’un vernis qui risque vite de s’écailler. La vertu librement pratiquée, au contraire, n’est point chagrine. Elle devient, par l’habitude, la nature même et se substitue insensiblement aux dispositions fâcheuses.

Une observation qui frappe à la lecture des dossiers dont j’aurai à vous parler est qu’il y revient sans cesse les mots de bonne humeur. On dirait que cette disposition est l’accompagnement nécessaire de la vertu naturelle. Ce n’est point dans la tristesse, ni l’accablement qu’ont été accomplis les actes que nous récompensons aujourd’hui, et il faut voir dans ce fait, qu’au contraire de ce que pensent quelques solennels censeurs, la vertu n’est pas nécessairement rébarbative. La générosité, la charité, le dévouement, où tout simplement le sentiment du devoir accompli procurent des joies pures d’une qualité exceptionnelle, et je suis persuadé que beaucoup de ceux que nous avons distingués se sont étonnés qu’on ait cru devoir célébrer des actes dont le caractère rare ne leur apparaît pas. Le propre de la Vertu est de ne pas se connaître et de ne rien devoir qu’à un élan du cœur.

Toute conviction solide amène cependant des excès. Beaucoup de ceux qui sont portés à vouloir régner le bien ont tendance à en exagérer les obligations. On peut cependant être bon chrétien sans être ascète. Transportés par leur louable passion, ils veulent forcer plutôt que persuader, cherchent à imposer avec sévérité ce qui devrait venir d’un consentement quasi instinctif, représentant le devoir comme une charge sans joie, et substituent le renoncement aux simples satisfactions de faire le bien. Avec eux il n’est plus de vertus aimables et ils finissent par considérer une certaine vertu artificielle et contrainte comme un moyen de gouvernement. Ils lui donnent cette figure stoïque dont Montaigne disait qu’elle a une mine sévère, un regard farouche ; des cheveux hérissés et le front ridé. C’est une entité plus capable de semer l’effroi que d’encourager la recherche de son commerce. Ainsi de bonnes intentions sont-elles capables par l’excès même de leur zèle, de nuire à la cause qu’elles veulent servir. À ne vouloir point admettre que la vertu même à ses limites, ils décourageraient de la pratiquer et ils ont aidé à créer une fausse légende qui éloigne du Bien. Ils arrivent à faire craindre de s’engager sur une route où l’on ne croit plus apercevoir que des forçats et à se méfier même d’une cérémonie comme la nôtre parce qu’on imagine qu’elle est propre seulement à faire proférer des homélies.

Tout autre est cependant le ton qui me paraît convenir au sujet qui nous réunit. Ceux que nous célébrons ne sont pas des malheureux accablés par leur propre mérite, tourmentés par je ne sais quelle excessive ardeur et qui sollicitent notre pitié. Ils surprennent par la simplicité de leur comportement. Ils ne s’estiment ni des victimes du devoir, ni des martyrs et sont devenus, sans l’avoir cherché des exemples vivants de dévouement, consenti et désintéressé. Par là, ils nous donnent une grande leçon et nous devons laisser à leur causticité les prétendus esprits forts qui plaisantent de la Vertu et qui affectent de la prendre en pitié, parce qu’ils ne sont pas dignes encore d’en comprendre la grandeur.

Parmi les dossiers qui nous ont été soumis, nous avons, comme à l’accoutumée, cherché à faire la part entre les œuvres et les personnes.

Pour être moins obscur que le dévouement individuel, celui des œuvres, destinées à secourir les infortunes et à soutenir en général tous ceux qui ont besoin d’un appui, n’est pas moins méritoire. Il faut ajouter que les œuvres sont d’autant plus dignes d’encouragement qu’elles souffrent souvent d’une prévention injuste. Parce qu’elles représentent une collectivité, on a tendance à les croire puissantes et riches, et l’on est tenté de les accuser de négligence ou d’avarice lorsque leur pauvreté ou leur impuissance les empêche de se prodiguer comme elles voudraient. On est d’autant plus exigeant à leur égard qu’on les sait dévouées éperdument et qu’on n’imagine pas que leur bonne volonté est limitée par des obstacles matériels. Pourtant elles sont composées de gens de bien qui fournissent un effort généralement anonyme et gratuit. Volontaires pour un apostolat, ils se donnent tout entiers sans rien ménager de leur peine. Ils méritent qu’on les inscrive au tableau d’honneur de la Vertu.

Le Comité national de Solidarité des Cheminots s’est constitué pour récompenser les employés de chemin de fer qui, particulièrement pendant l’occupation, ont fait preuve de courage et d’héroïsme. C’est une œuvre d’entr’aide qui fait le plus grand honneur à la corporation du rail. Il faut renoncer à citer le détail du courage des hommes qui assument le soin, souvent périlleux, de transporter les voyageurs ! Plus de mille agents ont été tués ou sont disparus pendant la guerre. Deux mille ont été blessés. Jamais on n’en a vu abandonner leur poste et chercher à se soustraire au danger lorsqu’un convoi était menacé. Nous leur avons attribué le prix Davillier.

La Maison Maternelle, fondation Louise Koppe, a été fondée par deux sœurs qui se dévouent sans compter pour les enfants orphelins ou abandonnés. Avant la guerre, 260 petits étaient assistés par cette œuvre. Aujourd’hui, faute de ressources, 85 lits sont inoccupés. Le prix Dumoulin n’apportera qu’une aide bien modeste, mais servira du moins à signaler à l’attention une institution bienfaisante de grand mérite.

Le prix Colombel est attribué pour partie au curé doyen de Saint-Désir de Lisieux. Son église fut entièrement détruite par des bombardements. Vingt religieuses bénédictines furent asphyxiées, dix petites sœurs des pauvres et quatre-vingt vieillards furent retrouvés sous les décombres. M. le chanoine Beuret a entrepris de reconstruire le monument du culte. Après s’être provisoirement installé dans un ancien baraquement allemand, il a déployé un zèle que rien ne peut décourager pour grouper les bonnes volontés et, sans attendre les secours officiels, a commencé à bâtir. Les paroissiens extraient les matériaux d’une carrière voisine pour entreprendre les fondations et nous avons cru opportun d’apporter, nous aussi, notre modeste pierre, à l’édifice.

Le même prix, qui a été divisé, a été donné à l’œuvre de Sainte-Madeleine, fondée il y a plus d’un siècle et qui se consacre à secourir les filles-mères qui prennent l’engagement de ne point abandonner leur enfant. Reçues gratuitement, elles sont moralement et matériellement aidées, mais les ressources diminuent d’année en année ; les charges sont écrasantes et rien ne pouvait être plus utile que d’aider une si louable entreprise.

Le prix Lalain-Chomel a été partagé en trois. Il a été alloué d’abord à la Société des Aveugles d’Oran, sur les recommandations conjuguées des autorités municipales, de l’évêque, du grand Muphti et du grand rabbin. On sait combien la cécité est une infirmité fréquente en Afrique du Nord et quelle sollicitude méritent les infortunés atteints de ce mal. Plus de quatre mille aveugles sont secourus. La Société a construit des ateliers école ; elle possède un service social, et entretient une caisse d’allocations familiales. Elle se propose de construire une maison des aveugles, mais manque d’argent. Il nous appartenait de l’aider.

Le prieuré de Saint-Jean bénéficie du même prix. Fondé après la guerre par deux prêtres et quelques jeunes hommes malades, on y cherche à reclasser dans la vie sociale des hommes, éprouvés par la maladie mais courageux, qui mettent en commun leur activité réduite et joignent au travail manuel des préoccupations spirituelles. De quatre qu’ils étaient au début, les membres de cette association, si digne d’encouragement, sont aujourd’hui au nombre de vingt. On ne saurait trop les aider.

Nous avons enfin décerné une dernière partie du même prix à la revue Existence, fondée en 1934 pour les jeunes gens soignés au Sanatorium de Saint-Hilaire du Touvet. Cet établissement dépend de l’association générale des Étudiants en Sanatorium, dont l’action se répartit entre treize maisons qui fournissent des soins à 3.000 élèves des grandes écoles. L’assistance matérielle est grandement utile, mais il n’est pas moins nécessaire de fournir une aide spirituelle à tous ces jeunes intellectuels plein du désir de s’instruire et dont la maladie interrompt temporairement les études. Ils ont fondé une revue trimestrielle dont les rédacteurs sont divers comme la jeunesse même et qui sert de lien entre des esprits ardents qui ne se laissent point abattre par des infortunes physiques.

L’Association Jeanne d’Arc bénéficie du prix Niobé. C’est une œuvre fondée en 1903, qui se consacre à l’éducation populaire. Cours ménagers, œuvre du trousseau, délassements sportifs, garderies d’enfants : ses activités sont multiples. Elle accueille des jeunes filles sans distinction de confession d’opinion ou de profession et, pendant la guerre, elle a créé un centre professionnel pour grouper les jeunes filles inoccupées et utiliser leurs aptitudes.

Le prix Porteneuve est divisé entre l’association du Concours Lépine et la Mission de la Gare. L’Association du Concours Lépine groupe tous les inventeurs et petits fabricants français dont l’ingénieuse imagination nous remplit si souvent d’émerveillement. Le génie enrichit peu, et beaucoup de ceux dont l’esprit est toujours en éveil pour nous faciliter la vie, demeurant dans la médiocrité et l’oubli. L’Association s’efforce de remédier à cette ingratitude et nous avons voulu la seconder.

La Mission de la gare de Dijon, filiale des œuvres de protection de la jeune fille, est une œuvre sociale, qui étend sa sollicitude aux vieillards, aux mères, aux enfants, aux infirmes et à tous ceux en général, qui, dans la gare, ont besoin d’une aide quelconque. Elle ne bénéficie d’aucune subvention et ne parvient pas à couvrir ses modestes frais. Nous avons estimé juste de contribuer à son existence.

Le prix Triger est donné à la colonie de vacances de Lions-Saint-Paul. Ce patronage existe depuis 1921 et groupe aujourd’hui 140 garçons d’un des quartiers le plus déshérité de Paris. Chaque année ces enfants sont conduits dans la Mayenne et jouissent du bon air. Pendant l’occupation, l’œuvre n’a point ralenti son activité. Elle méritait d’être soutenue : nous nous y sommes employés.

L’estime que nous portons aux œuvres est grande, mais elle ne peut nous faire négliger celle qui revient aux obscurs vétérans de l’abnégation, serviteurs solitaires de la Vertu, dont l’exemple demeurerait inconnu si leur entourage même frappé de respect, ne nous permettait de les tirer de l’oubli.

M. de Montyon a voulu, qu’à mérite égal, notre sollicitude s’étende aux plus pauvres. Il avait raison et nous avons suivi son conseil. Les faveurs de la fortune rendent moins méritoires les sacrifices et ceux dont je dois vous entretenir ont remplacé les trésors matériels par le don d’eux-mêmes.

Nous eussions aimé que tous ceux que nous allons citer fussent présents pour recueillir vos applaudissements. Trop modestes, beaucoup ont craint qu’on les fasse rougir de confusion et se sont abstenus, persévérant dans leur volonté d’obscurité et ne voulant pas s’exposer à pécher par orgueil.

Mme Guyot est veuve et demeure à la Courneuve. Elle perdit son mari en 1938 et se trouva seule pour élever huit enfants. Sans défaillance, elle subvint à tous leurs besoins par son travail et les pourvut d’une conscience honnête et laborieuse. Elle ne borna pas là son généreux dévouement. Une nourrissonne ayant été abandonnée par ses parents, elle l’adopta et l’un de ses fils étant prisonnier, elle recueillit ses deux petites filles qu’elle entoure de soins vigilants.

Mme Gherville est veuve également depuis 1946 et travaille comme fille de salle dans un hôpital. Elle élève seule six enfants de 3 à 14 ans et assume charge de sa mère âgée et incapable de travailler.

Mlle Marcelle Bidault vit à Dourdan. Elle a cinquante-deux ans et a consacré toute son existence aux siens. Deux fois déjà l’Académie française l’a récompensée en 1928 et 1938. Elle vit avec une sœur cadette gravement malade et complètement impotente. Ne pouvant quitter cette infirme et n’ayant point de ressources, elle élève chez elle des enfants qui lui sont confiés par l’Assistance publique. Quinze pupilles ont déjà été conduits par elle de l’enfance à l’adolescence et lui conservent une respectueuse affection.

Mme Guitonneau élève deux nièces abandonnées et qu’elle a adoptées. Son mari, atteint d’un mal cruel, hospitalisé dans un sanatorium. Employée à la Caisse des dépôts et consignations, elle reste seule pour supporter, avec courage, la charge de siens.

M. Richard, terrassier, et sa femme ont dix enfants. Ils ont, en outre, recueilli quatre neveux et nièces orphelins et un père âgé. Ils donnent l’exemple de l’union et montrent de grandes vertus familiales.

Mlle Marie Lepont a 89 ans. Pendant plus de cinquante ans, elle a été servante de trois curés dans l’Eure et les a secondés sans compter dans leurs œuvres paroissiales. Aujourd’hui, demi-paralysée, elle a pour toute ressource que la retraite des vieux.

Mlle Allorge, servante depuis vingt-trois ans dans la même famille, soigne, comme son propre fils, un des enfants de ses maîtres victime d’un accident et dont l’état exige depuis de longues années des soins quotidiens. Bien qu’on lui eut offert de quitter Cherbourg, sans cesse bombardé pendant la guerre, elle demeura sur place pour ne point s’éloigner du malade auquel elle s’est consacrée.

Mlle Pauline Chiaramonti prodigue tous ses soins à sa mère, âgée et malade, et à son frère, grand blessé de la guerre. Inlassable dans son dévouement, elle a recueilli trois jeunes neveux orphelins de père abandonnés par leur mère.

Mme Aubry est une femme courageuse. Tandis que son mari, atteint du mal de Pott, est allongé à Berck, elle élève ses huit enfants dont une est infirme et a recueilli en outre une jeune élève abandonnée par ses parents.

Mme Marguerite Caisso, qui demeure dans l’Hérault, s’impose d’héroïques privations pour entretenir sa mère âgée de plus de 80 ans et sa sœur atteinte depuis son enfance, de crises nerveuses quasi quotidiennes.

Dans le Cantal, Mme Tardieu a tout sacrifié pour se consacrer entièrement à un frère paralysé depuis vingt ans.

Mme Breheret, fille d’Alsaciens ayant opté pour la France en 1870, est servante depuis cinquante ans dans la même famille. Elle a successivement élevé trois générations, soigné comme ses propres enfants les petits de ses maîtres et donné un bel exemple de dévouement affectueux et désintéressé.

En Seine-et-Oise, Mlle Henriette Staude, fille de libraire, se consacre éperduement aux œuvres sociales en même temps qu’elle s’est prodiguée pour assurer l’existence de ses parents devenus incapables de subvenir à leurs besoins. Sans se plaindre jamais et sans abandonner une humeur égale, elle se tire de toutes les difficultés avec un salaire si modeste, qu’elle fait l’admiration de ceux qui l’approchent.

Mlle Masdebrieu est servante depuis 48 ans dans la Loire-Inférieure. Pendant dix ans, elle soigna son maître paralytique puis, après sa mort, resta avec sa veuve, moins comme unes domestique, que comme une parente proche. Les deux femmes durent travailler ensemble pour vivre. La patronne tomba malade à son tour et, pour lui assurer un semblant de confort et de dignité, la servante fit des ménages au dehors pour compléter l’allocation aux incurables, seule ressource demeurant à sa maîtresse.

Dans la Manche, Mlle Sebire entra en service, il y a vingt-neuf ans. La pauvreté, qui atteint les classes moyennes, priva peu à peu de ressources sa patronne, aujourd’hui âgée de quatre-vingt-un ans, et la réduisit à la plus extrême misère. Sa servante ne l’a pas quittée et partage avec elle sa pension de vieux travailleur.

Mme Dubois est restée veuve dans la Lozère avec six enfants. Après avoir soigné sa mère malade jusqu’à sa mort, elle se prodigue aujourd’hui pour son père paralysé, donnant un bel exemple d’amour filial et réunissant en elle les plus belles vertus familiales.

Voilà tracé le portrait exact des figures vertueuses que notre Compagnie a distinguées pour les récompenser. Je n’ai pas cru devoir orner mon rapport d’images destinées à renforcer l’émotion, estimant, avec Bossuet, que la simplicité d’un récit fidèle est la louange qui sied le mieux à la vertu.

Je pourrais m’arrêter, mais vous penseriez sans doute que je n’aurais rempli que partiellement ma tâche si je vous faisais part des réflexions que me suggère le tableau que je vous ai peint.

Assurément, nous sommes heureux d’avoir pu témoigner, publiquement, notre estime à ces braves gens qui l’ont méritée, mais nous ne devons pas perdre de vue que c’est moins pour eux-mêmes que nous les couronnons que pour les donner en exemple, provoquer une émulation et contribuer par là à servir le bien public.

Lorsque l’Académie française a, voilà plus de cent ans distribué ses premiers prix, elle les réservait plus spécialement à la récompense d’actes de charité, de piété filiale et de bonté. Fille sensible des hommes du XVIIIe siècle elle réduisait un peu trop, sous la conduite de M. de Montyon, la Vertu à l’idée de Bienfaisance. Ce n’en était qu’un aspect et vous avez élargi aujourd’hui cette notion un peu trop étroite. Revenant à la définition même du mot, vous portez maintenant vos suffrages sur tous ceux qui, d’une manière générale, pratiquent le bien, servent l’intérêt de la Société, font preuve d’une façon continue de qualités morales exceptionnelles.

En cette matière, l’exception ne peut que servir de modèle et nous nous réjouissons de la citer, mais notre ambition va plus loin et nous serions plus heureux si la vertu moyenne était plus répandue. Ne nous y trompons pas, notre mission ne se borne pas à constater qu’il existe des natures d’élite et à les faire connaître, elle doit nous conduire à tenter d’amener un heureux changement dans les mœurs. Nos prix sont moins destinés à indemniser la Vertu, qu’à lui donner une grande publicité pour le bien général. La constatation de vertus privées ne console pas de la torpeur des vertus publiques.

Que la moralité générale s’épure à l’imitation des exemples que nous signalons voilà ce qui importe surtout. Il n’est pas de société policée si la plus grande majorité de ceux qui la composent sont conduits par l’égoïsme, ne cherchent qu’à satisfaire leurs instincts et se désintéressent de la moralité générale. Sans doute on ne peut exiger que la Vertu soit universelle. Depuis longtemps on a laissé aux poètes la description d’un âge d’or où le loup gambadait auprès de l’agneau. Sans tomber dans l’utopie, du moins peut-on souhaiter un adoucissement des mœurs et il est bon parfois de faire le bilan de leur état présent pour déterminer les erreurs commises et chercher des remèdes.

Je sais qu’un travers habituel est de faire le procès de son temps, par comparaison avec celui qui l’a précédé Les hommes mûrs s’habituent mal à voir, évoluer la génération qui les suit et ont tendance à se montrer contempteurs des mœurs nouvelles. Sans tomber dans ce caprice de l’esprit et sans vouloir affirmer que la moralité générale était parfaite, il y a vingt ou trente ans, reconnaissons au moins que notre pays traverse une crise digne de causer de grandes inquiétudes.

Je conviens qu’on trouverait à cet état beaucoup de motifs d’excuses, car il faut remonter loin au cours de notre histoire pour trouver une période aussi rare que celle que nous avons traversée : deux guerres longues avec tout ce que les combats font revivre de violences et de cruautés, et une occupation ennemie de quatre ans, pendant laquelle les plus graves problèmes se sont posés à la conscience de chacun sans qu’un guide certain ait fourni les solutions élémentaires qui eussent empêché les égarements. Chaque homme, livré à lui-même, a cru découvrir, avec surprise, dans les vagues avis qui lui étaient donnés qu’il ne devait plus croire à Plutarque. Il s’instaura dans les esprits une rébellion contre des conseils de soumission. La désobéissance au Pouvoir est devenue pour beaucoup un devoir et la fraude s’est révélée une forme de légitime défense. La Justice, cette ultime sauvegarde des citoyens, en acceptant d’être d’exception, devint arbitraire. Comment la moralité générale n’en aurait-elle pas souffert ?

Ce qui réconforte cependant dans ce tableau, c’est de songer que malgré tout nous avons échappé à un effondrement qui pouvait nous ramener à des mœurs barbares. Le bon sens populaire ne s’est guère trompé sur le chemin qu’il devait suivre. Il a refusé de se soumettre, mais, vivant dans la rébellion, il a appris à ne plus respecter grand chose. Trop de ceux qui avaient eu la prétention de conduire avaient démérité pour avoir conservé quelque crédit.

Hélas, les périodes troubles ne sont heureuses que pour les canailles. On vit s’échafauder des fortunes scandaleuses sur les ruines des malheurs publics. Le travail fut moins honoré que la spéculation. Ainsi l’idée de devoir s’est souvent effritée et la recherche de l’intérêt individuel l’a fréquemment emporté sur la notion d’intérêt général. L’homme de bien fut moins favorisé par l’aveugle destin, que celui qui cherchait la fortune par des moyens déshonnêtes. La misère et les privations de toutes sortes ont donné, par réaction, un immense besoin de jouissance. On souhaitait un retour à la liberté avec la paix, et la liberté fut si harmonieusement mesurée qu’on exagéra et qu’en croyant l’atteindre, on tomba dans la licence. A ne plus connaître de frein, la moralité générale s’est relâchée : on est devenu sceptique à l’égard des institutions les plus respectables, les liens de famille se sont desserrés, et la criminalité a augmenté au point de mette l’ordre social en péril.

Si nous ne nous ressaisissons pas, nous risquons de perdre le bénéfice des efforts de ceux qui nous ont précédés et de ne plus mériter cette liberté qui nous est si chère et hors de laquelle il n’existe pas de respect de la dignité humaine.

Pour sombre que puisse paraître le tableau que je vous présente, je ne pense pas qu’il faille cependant se laisser prendre par le découragement. Si la guerre, qui est par ailleurs une école de courage et d’abnégation, comporte un retour au mœurs primitives et ramène trop le triomphe des instincts, notre pays a déjà subi de très dures épreuves dont il est sorti victorieux. Après chaque conflit on s’est justement alarmé et il a toujours fallu quelque temps pour que reviennent l’ensemble d’heureuses dispositions qui rendent les mœurs douces. En 1823, à la place que j’occupe aujourd’hui, l’évêque d’Hermopolis, alors directeur, disait, après avoir présenté le récit des actions vertueuses qui honorent l’humanité, qu’elles font « rougir le vice et reposent l’âme fatiguée du récit de tant d’actions scandaleuses et criminelles » que « les trompettes de la Renommée faisaient alors retentir dans la France entière ». Son émoi nous semble aujourd’hui vain. La Révolution et les guerres de l’Empire avaient certes bouleversé la Société, mais la France triompha des vents contraires. Le fonds était bon et un effort unanime rendit en peu d’années sa moralité au pays.

C’est cet effort de tous que nous devons désirer et provoquer.

Je vous ai dit qu’il ne faut pas croire beaucoup à un changement des mœurs par la contrainte et que je n’ai pas grande confiance en la rigueur des lois pour modifier les caractères. Les lois ne sont jamais que ce que veut la majorité des citoyens d’un État et, si elles ne correspondent pas aux aspirations du plus grand nombre, on ne les respecte pas. C’est donc l’esprit public qu’il faut éduquer et il appartient aux hommes, auxquels un heureux destin a donné le plus d’instruction, de répandre les idées capables de sauvegarder moralité.

Trop souvent, hélas, ceux-là même qui pourraient rendre les services les plus utiles se montrent indifférents et se désintéressent de l’intérêt général.

Parmi les forces actives qui peuvent avoir le plus d’influence, il faut au premier rang compter la Presse qui, pénétrant dans chaque foyer, répand les idées et forme l’opinion. Il convient de proclamer que d’une manière générale la plus grande majorité des journalistes comprennent la haute fonction qui leur est dévolue et s’appliquent à éclairer et rectifier les jugements, mais quelquefois aussi, nous devons constater avec regret qu’au lieu de chercher à guider la foule, quelques-uns le suivent dans ses erreurs et leur activité devient alors déplorable. Il n’est pas douteux que la civilisation a pour premier dessein d’apprendre aux hommes à dominer les instincts. Si au lieu de les censurer on les flatte, on fait une mauvaise besogne et l’on arrête le progrès. C’est malheureusement à quoi s’emploie quelquefois une certaine presse dont le gros tirage est fonction précisément des scandales dont elle s’amuse et des mauvaises curiosités qu’elle satisfait. De même qu’un père ne fournit pas à ses enfants des armes dangereuses avec lesquelles ils ne peuvent que se blesser ou causer des accidents, de même le journaliste n’a pas à fournir à ses lecteurs ce que, dans leur imprudente ignorance, ils demandent et qui n’est pas susceptible d’assurer la propreté morale. La mission de la presse est noble et elle n’a pas le droit, sous prétexte qu’elle fournit des informations, de demeurer impartiale entre le vice et la vertu. Quoi de plus fâcheux, par exemple, que cette tendance à présenter le criminel comme un héros de roman, à écrire comme une épopée du gangster, à exposer avec complaisance les règles de la prétendue loi du milieu et à se contenter de marquer les points dans la lutte qui divise les représentants de l’ordre et les malfaiteurs. Nous n’avons pas vu sans tristesse une feuille publier l’interview d’un bandit en rupture de ban, ou les mémoires d’une héroïne dont la gloire se résumait à être la compagne d’un dangereux assassin en fuite.

Quoi de plus inutile que d’entretenir les lecteurs de situations équivoques où se complaisent certains personnages en vue qui se font une triste célébrité en bravant, par leur conduite, la simple honnêteté.

Ceux qui dirigent cette presse font quelquefois trop bon marché des devoirs qui leur incombent. Ils disposent d’une grande puissance et en font mauvais usage, comprenant mal que l’intérêt pécuniaire que représente une vente importante ne légitime pas de contribuer à la dépravation de l’esprit public.

Au surplus, tous ceux qui écrivent et qui répandent des idées ont d’ailleurs les mêmes devoirs. Le talent et l’art ne sont pas des excuses à l’immoralité. Jamais peut-être la recherche de l’obscène n’a été, sans sanction, poussée aussi loin que ne l’ont fait quelques auteurs, rares il est vrai, mais qui font chacun du bruit comme cent. Poussés par un esprit de lucre ils ont surenchéri dans une prétendue audace qui n’est sauvent que le témoignage d’une impuissance à se faire distinguer par le simple talent. Un certain succès, peu enviable, a amené une émulation déplorable. Sous prétexte d’études psychologiques, des perversités qui naguère encore n’inspiraient que le mépris, sont décrites avec complaisance. C’est à croire que l’affectation de certains vices devient presque un moyen de se créer une réputation littéraire.

Qu’on ne m’accuse pas, pour ce que je dis, de vouloir réduire l’art à des manifestations de patronage. Aucune hardiesse n’est à rejeter si elle contient en soi la critique même de ses excès. Une tendance naturelle fait chercher des solutions morales. Les cyniques seuls luttent contre cet instinct. Il n’est pas de pire brigand qui, assistant à la représentation d’un drame, n’applaudisse, malgré ce qu’il est, à la punition du traître. N’est-il pas coupable de dépraver cette tendance et de prendre plaisir à justifier, ce qui doit être condamné par l’honnêteté. C’est chose de dégoût que d’apprendre que certaines œuvres licencieuses n’ont été poussées à l’outrance que dans l’espoir d’un succès de mauvais aloi et qu’un auteur s’est lamenté de n’avoir pas fait l’objet de poursuites parce qu’il avait fondé sur elles un espoir de profit plus considérable en piquant les curiosités.

La vérité est qu’il convient que ceux qui ont l’honneur d’appartenir à l’élite ne dérogent pas. Puisque leur profession et leur art leur permet de répandre des idées, il faut qu’ils comprennent que leur nom, leur talent et les moyens dont ils disposent leur imposent des devoirs. Plus que les législateurs, ils peuvent servir la moralité du pays. Si les journalistes, les écrivains, ceux qu’on entend à la radio, ceux qui créent les œuvres cinématographiques, si tous ceux en un mot qui peuvent avoir une influence sur le pays et diriger sa conscience sont bien convaincus qu’ils sont les soutiens de la moralité publique, je crois que leur action peut servir le bien et, que leur effort commun doit rapidement amener la foule, souvent aveugle, à se réformer.

Peu importerait dès lors leurs procédés qu’il faut laisser libres, leur pensée qui ne doit pas subir de contrainte et les audaces de leur forme qui doivent rester conformes aux nécessités de leur art. Ce ne sont pas les mots qui nous offusquent — nous en avons entendu d’autres — mais l’esprit de perversité qui corrompt les mœurs.

La fin seule importe et les hardiesses ne sauraient effrayer personne si la conclusion qu’on en tire sert le bien public. Pour combattre la publicité du mal, c’est la publicité du bien qu’il faut lui opposer. Lorsqu’on se flatte d’avoir la bonne fortune d’appartenir à l’élite de la pensée, on démérite lorsqu’on met son talent au service d’une mauvaise cause pour remporter des succès faciles.

Nous voilà loin peut-être du simple éloge que vous m’aviez chargé de prononcer. Ceux que nous célébrons aujourd’hui ne m’en voudront pas, parlant d’eux, de m’être laissé conduire à des considérations qu’ils n’avaient pas prévues, mais qui m’ont été suggérées précisément par les exemples qu’ils nous ont donnés. Ceux-là n’ont pas eu besoin de conseils. Ils ont su trouver la route du bien, et ne s’en sont pas écartés. Combien d’autres eussent subi le même chemin s’ils n’en avaient pas été détournés par de mauvais bergers.

Il serait injuste de sombrer dans le découragement. Si j’ai poussé certains tableaux au noir c’est pour mieux faire comprendre le danger que nous courons et qui inquiète à juste titre beaucoup d’hommes sensés. Les preuves continuelles et parfois si inattendues qui nous sont données de courage, de dévouement, et de solidarité sociale, montrent que le terrain est bon et qu’il ne lui manque souvent que de bons laboureurs pour qu’il donne de généreuses moissons. Nous n’avons pas le droit de le laisser inculte et il faut profiter de chaque occasion qui nous est offerte pour multiplier les avertissements.

C’est à quoi, Messieurs, j’ai cru devoir m’employer parlant en votre nom et sûr que l’autorité qui s’attache à votre Compagnie fera entendre ma voix. J’ai cru remplir un devoir en contribuant pour ma part, grâce à vous, à révéler un péril et à tenter honnêtement de suggérer quelques remèdes.

Que du moins, revenant aux humbles dont la belle conduite nous a fourni l’occasion de ce rapport, nous disions combien nous sommes fiers d’avoir pu le citer en exemple. Qu’ils soient remerciés et célébrés comme il convient, ces obscurs gens de bien qui n’ont pas cru être des héros, qui n’ont point cherché de publicité tapageuse pour faire connaître les secrets de leur vie, mais qui forment le bon sol de la France, celui sur lequel on peut construire avec les espoirs les moins limités.