Rapport sur les prix de vertu 1952

Le 18 décembre 1952

Maurice GENEVOIX

Rapport sur les prix de vertu

PAR

M. MAURICE GENEVOIX
Directeur de l’Académie

 

Messieurs,

L’un des reproches qu’il m’est arrivé d’entendre chuchoter à l’encontre de notre compagnie, c’est son âge.

Entendez bien qu’il ne s’agissait point du grand nombre d’années qu’elle a vécues depuis sa lointaine fondation, à travers les cahots, les traverses et les avatars qui sont la rançon de longues vies ; et non plus de ce que cette continuité pouvait lui conférer de vénérable ; mais bien, tout au contraire, de ce que l’irrévérence et l’impatience naturelles à la jeunesse souffrent malaisément dans la personne de ses aînés : moins de rigueur ou de véhémence, moins de tranchant dans l’absolu des partis-pris, et jusqu’à ce souci d’indulgence et d’équité où nous verrions volontiers, quant à nous, sinon la sagesse elle-même, à tout le moins un effort vers elle, un hommage à elle rendu, quand nos cadets n’y voient que somnolence, froideur du sang et sclérose du cœur.

Il est bien vrai, Messieurs, que chacun de nous accepte volontiers, faute sans doute d’avoir trouvé mieux, cet adage familier à la sagesse des bonnes gens, qui souvent en vaut bien d’autres : à savoir que le seul moyen qu’aient les hommes de mourir tard, c’est de vieillir. Nous faisons ce que nous pouvons et nous espérons continuer.

Mais la haute tradition qui nous réunit aujourd’hui, du fait même qu’elle est séculaire, et davantage ; ce rapport sur les prix de vertu dont j’ai l’honneur d’être chargé, du fait qu’il est le cent trentième, ou un peu plus, ne sont-ils pas la preuve éclatante d’une durable et toujours renaissante jeunesse ?

Plusieurs de mes prédécesseurs ont déploré avec esprit cette continuité imperturbable, et, pour eux-mêmes, l’obligation où ils se voyaient de recommencer encore un discours cent fois entendu. Avaient-ils, d’aventure, une idée qui leur permit de renouveler ou de rafraîchir un thème qui, lui, ne changeait point ? C’était pour s’apercevoir bien vite à feuilleter ce qu’on pourrait appeler les Archives oratoires des Prix de vertu, qu’ils avaient été devancés ; que tous les aperçus, toutes les traverses, tous les chemins des écoliers avaient été bien avant eux découverts, prospectés, annexés sans appel ni recours. Et par quels hommes ! Laplace, Cuvier, Montalembert et Sainte-Beuve, Dumas fils et Renan, Barrès, Bédier, Robert de Flers : l’esprit, le cœur, quelquefois, vous le voyez, le génie au service de la Vertu.

D’où viennent, assurément, tant de regrets diversement exprimés mais identiques dans leur essence, tant de protestations d’indignité, eux-mêmes aussi prévus, aussi diversement monotones que la monotonie de dossiers toujours les mêmes. Car il faut bien parler ici d’une sorte d’obstination et presque de fatalité inhérentes au fait vertueux. La vertu manque de fantaisie, d’imagination, de piquant. Elle décourage la curiosité, ne ménage ni surprises, ni rebondissements savoureux. Elle est discrète, elle se cache, elle s’efface. Les hommes mêmes qu’elle a émus, on dirait que leur émotion répugne aux témoignages bruyants, qu’elle aussi obéit à je ne sais quelle pudeur secrète, qu’elle se réfugie dans la discrétion du silence, dans la brume de l’anonymat.

Prenons-en donc notre parti. Acceptons, telle qu’elle est, cette « sublime monotonie » dont parlait un jour Barrès. Nous la louerons, puisque telle est notre mission. Mais nous obéirons aux conseils mêmes qu’elle nous suggère, assurés désormais que la meilleure façon de la louer, c’est encore de s’effacer derrière la réalité vivante, de relater les faits, tels qu’ils sont, avec le seul souci de n’en point trahir l’âme, et de n’avoir d’autre éloquence que celle de la vérité.

Comme chaque année, l’Académie a voulu se souvenir d’œuvres qu’elle avait déjà distinguées précédemment. Je nommerai d’abord la Société d’assistance pour les aveugles, dont notre confrère Claude Farrère rappelait il y a deux ans, ici même, les services qu’elle prodigue depuis 1880. Il en est, parmi ces malheureux, qui travaillent dans les ateliers de l’œuvre ; auxquels ainsi elle assure un gagne-pain qui se trouve être un double bienfait : par le sentiment qu’il leur donne de continuer à servir, à être utiles, et par l’apaisement qu’il apporte, plus qu’au souci de leur pain quotidien, à celui de leur dignité. Il est aussi d’autres aveugles dont l’œuvre prend un constant souci : ce sont hélas ! les « aveugles de la rue ». Je m’en voudrais de commenter... J’ajouterai seulement que l’école Braille est une création de la Société d’assistance. Nous lui attribuons 40.000 francs sur la fondation Bersia-Tourette.

À ce propos, je crois devoir faire une remarque qui touche à notre gestion, bien que dans ce domaine encore tout ait été dit et bien dit. L’année dernière, notre confrère Léon Bérard, avec une clarté décisive, précisait nos devoirs et les limites de notre liberté. Nous choisissons, certes ; mais les intentions de nos donateurs, presque toujours expressément formulées, nous obligent, et cela dans la mesure même de la confiance qu’ils nous ont faite. Si attentifs que soient nos scrupules, si inquiète notre sympathie dans son désir de dépasser les apparences, d’aller chaque fois vers le meilleur, se cachât-il, et de le débusquer, nous péchons. Et nous le savons. Non par erreur, mais par omission, reconnaissait naguère le Président Poincaré. Il disait : « L’Académie est sûre de ne pas s’être trompée dans l’attribution de ses couronnes ; mais elle n’est pas moins sûre de négliger des milliers de personnes qui seraient dignes d’en recevoir de semblables ». Hélas ! oui. Mais comment faire ? Nos revenus, si leur chiffre absolu n’a pas fléchi, n’en connaissent pas moins, — et là encore on vous a dit pourquoi, — un amenuisement relatif qui tend vers le dénuement. Ce n’est pas notre faute, pas plus que celle de tant de nouveaux pauvres, si les temps sont passés où nous pouvions, sans trop de dérision, dispenser largement notre manne ; où nos choix se multipliaient au point qu’il eût fallu, à un demi-quart d’heure par éloge (c’est le temps imparti par M. de Montyon au laudateur choisi par notre compagnie, lorsqu’il fonda, en 1782, le premier Prix de Vertu), où donc il eût fallu à l’infortuné rapporteur 3 jours, 5 heures, 52 minutes et 30 secondes, — sans parler d’un souffle surhumain, — pour épuiser la liste de nos lauréats. Le calcul n’est pas de moi, ni même de Robert de Flers qui en proclamait à cette place le vertigineux résultat, mais, à l’en croire, d’un membre de l’Académie des Sciences.

Il est vrai. Mais en ce temps-là, les trois cents francs de la médaille que nous attribuions à deux familles nombreuses de Flamands français permettaient l’achat d’une vache ; une vraie vache, « et de son trésor pleine », entendez : qui donnait du lait. Plus infortunés que Perrette, nous qui n’avons pas rêvé, nous avons dû aussi dire adieu à ces bonne « bêtes académiques ». Et nous avons été amenés, peu à peu, par ce qu’on est convenu d’appeler la force des choses (même quand il faudrait, si l’on était tout à fait franc, alléguer les bêtises des hommes), nous avons été amenés à resserrer nos choix davantage, à multiplier bien malgré nous nos pêchés, nos péchés par omission, pour que du moins nos injustes oublis fussent compensés par une aide matérielle, toujours insuffisante certes, mais pas seulement ou pas tout à fait symbolique : moins d’œuvres, moins de personnes vertueuses à notre présent palmarès ; mais à chacune, autant qu’il a été possible, un appui qui se souvint des misères et des difficultés de l’heure. Le symbole n’en demeure pas moins, et sa haute vertu d’exemple.

C’est ainsi que nous avons été heureux d’attribuer une centaine de mille francs, sur la fondation Debonnos, à la Maison des Isolées. C’est une œuvre relativement récente, puisqu’elle ne date que d’une quinzaine d’années. Elle a été fondée par Mademoiselle Jeanne Dubant dont la foi et l’allant continuent de l’animer, en dépit de l’âge maintenant venu. Restée doublement orpheline, à treize, ans, elle vit avec une grand-mère infirme, accablée par la mort de tous les siens. Heureusement, un ménage sans enfant qui habite le même immeuble s’intéresse à ces deux femmes, à deux « Isolées », déjà... Qui saurait déceler, dans les cœurs, le cheminement de la vocation de charité ? Peut-être est-ce à ce geste, à cet élan de deux voisins d’immeuble, à la tendresse d’une presque inconnue qui se fait peu à peu maternelle que Mademoiselle Dubant a dû de se connaître elle-même et, du même coup, sa vocation. Jusqu’à vingt ans institutrice libre, à partir de vingt ans employée dans l’Administration des Postes, tout de suite elle se voue, elle agit. Dès qu’une infortune lui est signalée, elle intervient, elle avise, elle trouve un allègement, un apaisement. L’oubli de soi l’inspire et l’illumine, au delà des obstacles qu’elle a déjà franchis avant de les avoir vus. Successivement, elle prend en charge douze orphelins, veille à leur éducation, les pourvoit d’un métier, d’un foyer, les suit encore dans leur âge mûr et dans leurs propres enfants. Je dis les faits, Messieurs, tout uniment, comme je me le suis promis. Ce n’est même pas moi qui les dis : j’emprunte jusqu’à mes mots aux témoignages qui nous sont parvenus.

Songez à ce qu’étaient, alors, les appointements d’une employée des Postes ! Et déjà, autour de cette vaillante, voici sept convives qui se pressent. Il faut des lits, des vêtements. Si l’appétit est exigeant, tant mieux ! Si les jeux sont turbulents et funestes aux sarraux d’écoliers, tant mieux encore ! On veille plus avant dans la nuit ; on s’assure en tirant l’aiguille, que les devoirs sont faits et bien faits. Ce qui importe, ce qui est douloureux, ce sont les petites mines, les yeux battus, tout ce qui vient rappeler une hérédité souvent lourde, cette malédiction que l’on sait et qui atteint des innocents. Vite le médecin, des remèdes, encore des pas, des démarches, des soins sans fin, et qui coûtent cher ! Mais la même foi soutient Mademoiselle Jeanne Dubant. Elle se souvient : lorsqu’elle a, pour la première fois, adopté les quatre enfants Teilhet, orphelins d’un facteur et d’une femme de service, chacune des collègues auprès desquelles elle a plaidé ne lui a-t-elle pas promis de lui verser ce qu’elle demandait ? Cinq sous par mois. Elle se souvient, elle garde confiance. Elle va déjà vers d’autres tâches, d’autres sauvetages, aidée d’autres bonnes volontés, qu’elle suscite et qu’elle « mobilise » : c’est un mot que je cite encore.

Dès 1905, elle crée à l’Oasis, rue de Sèvres, une pension de famille pour les jeunes débutantes des Postes, transplantées brusquement du milieu familial dans un Paris où les guettent la solitude et les tentations. Elle y annexe un restaurant, un cercle ; elle y adjoint une salle de musique, une bibliothèque. Est-ce tout ? Vous sentez bien que non...

Joseph Bédier, dans son rapport sur les Prix de vertu, remarquait que ce monde des Œuvres était « un monde d’initiés » ; que, s’il était facile d’observer et même de comprendre les « mécanismes extérieurs des œuvres, le jeu profond des forces qui meuvent ces mécanismes se dérobait au regard des profanes ». Comme il avait raison, Messieurs ! Raison dans la mesure même où son cœur s’était ému, comme nous aurons raison, nous aussi, si notre cœur se laisse seulement toucher par le rayonnement secret, mystérieux en effet, dont resplendissent ces vocations de charité. Mystérieux, oui, jusqu’à l’instant où le cœur est gagné, où à son tour il participe, au delà de toute compréhension.

Et voici, après l’Oasis, grâce justement à ce rayonnement, à cette vertu de contagion ; l’Union nationale catholique des P.T.T. Voici, en 1927, devançant les réalisations de la Sécurité sociale, une Association encore sous le vocable « Tout à tous ». Sur ce chemin-là, ce sont ses petits, ses enfants qui ont guidé Mademoiselle Dubant ; et parmi eux les souffreteux. À cause d’eux, elle a connu des médecins, fréquenté des hôpitaux. Elle y a été le témoin, la confidente de détresses insoupçonnées, surtout dans cette classe moyenne pour qui le dernier demi-siècle a été particulièrement dur. Aidée du docteur Okinckzyc, chirurgien des hôpitaux, elle fonde donc cette association d’entraide, qui groupe et qui unit des travailleurs des Postes, des Chemins de fer, des Banques, de la Nouveauté, du Livre sans s’inquiéter des opinions, des appartenances politiques ni religieuses. On a prévu, on réalise un Centre médical ; un Service social qui s’occupe de placer des enfants, des vieillards, des incurables, qui aide les mères de famille, qui organise des colonies de vacances ; une section enfin pour la protection maternelle et infantile.

J’arrive, après un long détour (mais c’est à dessein, croyez-le, que j’ai parcouru ce chemin), à la Maison des Isolées. À l’origine, l’on s’en doute, un sentiment de compassion encore, et un élan : vers ces malheureuses femmes, sans famille, sans amis, sans domestique non plus il va de soi, âgées, souvent impotentes ou infirmes, dont la concierge ou une voisine s’avise par hasard et soudain qu’on ne les a pas vues depuis longtemps. On fait alors forcer leur porte ; on les trouve mortes dans leur humble logis ; depuis la veille, depuis des jours : l’une sur une chaise, « déjà décomposée », l’autre tombée devant son lit où elle n’a même pu s’allonger. Une tombola, 50.000 mille billets à deux francs, un article de Pierre L’Ermite qui concourt à les placer : et l’on peut louer, à Viry-Châtillon, l’ancien couvent des Dominicaines de Béthanie. Dix-huit mois plus tard, en juillet 1939, un prêt hypothécaire permet d’acquérir l’immeuble. Déjà, trente-deux pensionnaires y vivent, toutes rassérénées, heureuses de la sécurité matérielle et morale qui leur est maintenant donnée, de la vie familiale dont elles connaissent maintenant la douceur. La guerre passe, la réquisition, l’évacuation, les bombardements sur Juvisy, l’occupation allemande. Malgré ces « dures épreuves », dès septembre 1940, une à une, les pensionnaires reviennent à leur maison. Sans le moindre concours officiel, on l’a réparée, restaurée, rendue de nouveau accueillante. Et cependant, une gestion stricte et dévouée a pu réaliser ce patient, ce simple et honnête miracle : les mémoires des entrepreneurs sont réglés, les prêts hypothécaires remboursés, les impôts, les lourds impôts, acquittés. En 1944, nouveaux bombardements sur Juvisy : toutes les vitres, une fois de plus, éclatent. Toits soulevés, perforés, portes et fenêtres arrachées, éclats de bombes traversant les volets, les cloisons... Il faut encore, il faut toujours recommencer. Aujourd’hui, quarante pensionnaires vivent à la maison de Viry. Mais, chaque semaine, trois demandes en moyenne parviennent à la Directrice. C’est un crève-cœur de ne pouvoir les accueillir. Il faudrait, faute de mieux, avoir les moyens matériels d’aménager vingt chambres encore, en prolongeant l’immeuble actuel. Malgré un legs récent en faveur de l’association, reconnue enfin d’utilité publique, il manque « quelques millions » pour réaliser l’agrandissement souhaité. Nous ne les avons pas. Puisse du moins notre geste en inspirer d’autres demain et porter bonne chance à la Maison des Isolées !

Messieurs, je le répète, c’est à dessein que j’ai parlé un peu longuement de l’œuvre de Mademoiselle Dubant. Non que je l’aie, en quelque sorte, préférée. Mais il m’a paru que la meilleure, je veux dire la moins mauvaise façon de pécher par omission, ce n’était pas de vouloir tout dire, de passer comme une revue, tambour battant, de toutes les œuvres que nous avons finalement distinguées ; mais de tâcher, à propos de l’une d’elles, de pénétrer un peu, nous profanes, dans ce monde d’initiés dont parlait Joseph Bédier, de sympathiser un instant, d’un entier mouvement de l’âme, d’un chaleureux élan du cœur, avec ces âmes belles et limpides, ces cœurs gonflés de charité dont les œuvres, malgré tant de modestie, de discrétion et de silence, nous livrent l’émouvant secret. Ce que j’ai dit de la Société d’assistance pour les Aveugles, de la Maison des Isolées, je puis le dire, et je le dis, de la Colonie de Vaise, qui assure chaque année, à 150 enfants lyonnais, cinq semaines de toniques vacances, dans les pins, en Auvergne, et dont l’action morale aussi s’avère profonde et durable sur une jeunesse déshéritée. Je puis le dire, et je le dis, de l’Orphelinat des Arts, que préside Mademoiselle Lucie Arbell ; de l’œuvre apostolique pour les Missions françaises à l’étranger, de Victoire, de la Fédération nationale des Sapeurs-pompiers, dont les actes de courage et de dévoilement pour être quotidiens jusqu’à nous sembler naturels, n’en méritent que davantage qu’on les distingue et qu’on les honore.

Vous connaissez déjà, Messieurs, la Mission de la Gare, à Dijon, qui recueille à leur arrivée les jeunes filles sans logis, les personnes âgées, les mamans et leurs bébés, les infirmes, les malades, tous ceux qui ont besoin qu’on les conseille et qu’on les aide. Vous connaissez le Prieuré Saint-Jean, cette œuvre de confiance el de foi, fondée par des malades pour des malades, qui unit la prière au travail, assiste ceux qui souffrent, tend la main à des convalescents qui risqueraient, abandonnés, de céder au désespoir, et qui trouvent au contraire, dans cette charité fraternelle, la possibilité d’un épanouissement spirituel et d’une action à son tour bienfaisante.

50.000 francs au Prieuré Saint-Jean, sur les arrérages de la Fondation Lalain-Chômel ; 35.000 à l’œuvre apostolique pour les Missions, sur ceux des Fondations Verrière et Garnier-Lestamy ; 80.000 à l’Entraide catholique France-Afrique, fondée par les Frères des écoles chrétiennes pour aider les instituteurs noirs qui débutent dans les écoles de brousse ; 50.000 à Victoire sur les revenus de la Fondation Davillier ; 30.000 à la Colonie de Vaise, c’est beaucoup moins que nous l’aurions voulu. Que dire, alors, des 10.000 francs que nous remettons, cette année, à l’œuvre pontificale de la Sainte-Enfance ? La même chose que de nos autres offrandes : que nous ne nous faisons pas d’illusion sur la disproportion entre ce faible soutien matériel et l’énormité des besoins ; et que, pourtant, nous avons conscience de servir, en contribuant à assurer une permanence bien nécessaire. Si ce n’était, comme l’insinuait Renan avec le sourire que l’on sait, qu’en mettant la vertu à l’honneur un jour, un jour seulement entre les 365 de l’année, ce ne serait déjà pas si mal : une fidélité de cent soixante-dix ans porterait d’elle-même témoignage. Mais il me semble que c’est mieux : un assentiment très ému, une affirmation renouvelée de sympathie et de mémoire envers des hommes et des femmes de cœur, pour qui le souci du prochain demeure une réalité vivante, une chose de chair et de sang.

Je voudrais dire un mot encore, à ce propos, de deux œuvres entre les autres. D’abord la Sainte-Enfance, que je nommais il y a un instant. Ecoutez Monseigneur Bressolles, qui en préside le Conseil supérieur général : « Le mot Sainte-Enfance, écrit-il, évoque en général, chez les fidèles, l’image de fêtes enfantines dans nos paroisses et, très loin, l’image de petits Chinois abandonnés que l’on rachète et que l’on élève. C’est touchant. Et c’est puéril. En réalité, cette œuvre enfantine est une très grande œuvre, très efficace, très chargée d’avenir. Dans tous les pays de missions, la Sainte Enfance a pour objet propre de soutenir toutes les œuvres d’assistance et d’éducation chrétienne de l’enfance, depuis la maternité, la crèche, l’orphelinat jusqu’aux écoles de toute nature. »

Des chiffres ? Les œuvres subventionnées totalisaient, en 1951 : dans les crèches, 385.704 enfants ; dans les orphelinats, 108.659 enfants ; dans les écoles, les ouvroirs et les ateliers 2.802.159 enfants. En outre, 537.357 baptêmes avaient été administrés. J’ajouterai, Français que je suis, que, de toutes les grandes œuvres missionnaires relevant directement de l’autorité pontificale, la Sainte-Enfance, fondée par un Français, Monseigneur de Forbin-Janson, est la seule qui ait gardé son siège en France, à Paris ; que son Conseil supérieur réunit, autour de son Président Monseigneur Bressolles et de ses trois vice-présidents ecclésiastiques, d’éminentes personnalités laïques ; que les régimes les plus divers et parfois les plus apposés, parfois aussi bien dépourvus de la vertu de tolérance, néanmoins se sont trouvés d’accord pour reconnaître l’intérêt français lié à l’action des missionnaires ; et que nous éprouvons quelque fierté à songer que cette œuvre, élargie aux dimensions du monde, se souvient de ses origines françaises et va porter sous tant de cieux un message d’inspiration française.

Entre ses œuvres filiales, la Sainte-Enfance a réparti, en cette même année 1951, une somme de 700 millions. Quant à la source de cette somme, — considérable, certes, et pourtant encore insuffisante si l’on songe à l’immensité des territoires où l’œuvre affirme sa présence et à celle des besoins qui en découlent naturellement, — il n’en est qu’une : de menues offrandes d’enfants.

« Nous sommes ici, dit Monseigneur Bressolles, en plein mystère chrétien. Dieu a choisi ce qui est fragile selon le monde pour confondre ce qui est fort ». C’est une pensée, me semble-t-il, que nous avons déjà rencontrée. N’est-ce pas elle, en vérité — profondément et constamment la même sous les nuances et les modalités qui particularisent chaque œuvre, — n’est-ce pas elle qui les anime toutes et qui leur prête leur émouvante beauté ?

L’autre œuvre, la dernière, dont je voudrais maintenant parler ne nous éloignera pas des petits, des « fragiles » ; et parmi eux des plus touchants, faibles entre les faibles, pauvres entre les dépourvus. C’est l’œuvre des jeunes garçons infirmes que dirigent, avec un dévouement qui ne connaît point de limites, les Frères de Saint-Jean de Dieu. Nous lui avons attribué 40.000 francs sur la Fondation Dumoulin. Que de maux, que de cruelles misères ! Mais en revanche, que de tendresse, d’intelligente et rayonnante charité ! Ils sont là, à Vaugirard, 350 pauvres petits, paralytiques, manchots, boiteux, aveugles ; des membres tordus, atrophiés, un bras qui manque, une jambe amputée ; la petite voiture, les béquilles, la canne blanche... Et pis encore, à mesure que l’on grandit, que l’on prend conscience de soi, le sentiment d’une déchéance injuste, au bord déjà de la révolte, et d’une révolte désespérée. C’est alors qu’interviennent les Frères. Quand j’aurai parlé des bienfaits de la chirurgie orthopédique, des cours scolaires, artisanaux, qui font de ces enfants infirmes des relieurs, des tailleurs, des cordonniers, des horlogers, des vanniers, des maroquiniers, qui assurent aux aveugles une formation musicale solide, je n’aurai à peu près rien dit. C’est encore et toujours à vous, à vous-mêmes qu’il faut laisser à imaginer ce que le comte de Grammont Crillon, Président de l’Association pour le Bien des jeunes garçons infirmes, appelle « le zèle exemplaire » et le Père Kammerer, Supérieur et Directeur de l’œuvre, « la fraternelle patience » des Frères de Saint-Jean de Dieu.

Dans une lettre jointe au dossier, le Père Kammerer nous écrit : « Mieux que tout commentaire, les photographies prises sur le vif, dans nos diverses sections, permettent de considérer la mesure de nos efforts. » Et ce sont bien, comme il l’écrit encore, des images d’une « réalité terrible », toutes émouvantes ou bouleversantes. Je n’en évoquerai qu’une, et que voici : une file de bambins qui s’avancent, tous de sept à dix ans, semble-t-il, sous la conduite d’un Frère souriant, d’un grand frère : car tous ces petits sont aveugles. Le premier de la file confie sa main à celle du guide ; chacun des autres appuie les siennes aux épaules d’un camarade. Dirai-je qu’ils sourient aussi ? Ils sourient, réellement ; presque tous. Et ils vont, appuyés les uns aux autres, vaillamment, d’une démarche presque assurée, qui ne tâtonne presque plus, en file serrée, eu équipe fraternelle. Qui ne se sentirait au cœur à contempler une telle image, le désir de les aider mieux, de leur faire la voie plus facile, de prendre entre ses mains leurs mains de petits hommes et de leur dire : « Vous n’êtes pas seuls » ?

Messieurs, hommes de ce vingtième siècle, nous avons vu ce que peuvent des régimes qui se réclament de la dureté. Nous nous sommes heurtés à des idéologies qui se voulaient impitoyables. On nous a parlé, on nous parle encore d’engagement. S’il en avait été besoin, à Dieu ne plaise ! l’événement nous eût éclairés : nous avons, n’est-il pas vrai ? choisi.

Le moment est venu de vous entretenir non plus d’œuvres, mais de personnes. Ce que je viens de dire m’y achemine naturellement. Au vrai, au sein des œuvres mêmes, que trouvions-nous, sinon déjà des hommes ? Et que seraient-elles d’autre, ces œuvres, sans quelques hommes et femmes de bien, que des organismes sans âme, des machines administratives dont l’infaillibilité même aggraverait en les perpétuant les injustices et les iniquités qui tiennent, hélas ! à notre condition de vivants ? Nous ne le savons que trop et nous le constatons chaque jour : plus souvent encore que naguère, depuis que l’État s’est résolu à se faire Providence, nous avons vu, comme le disait Barrès, la fausse indigence dévorer la vraie. La loi, même quand le législateur l’a voulue généreuse et humaine, tend d’elle-même à lui échapper, glisse invinciblement vers une autonomie aveugle, et qui très vite deviendrait redoutable si d’autres hommes, au fil du temps, ne s’efforçaient, dans l’application qu’ils en font, de pallier ce qu’elle a d’inhumain.

Il se trouve cette année que les actes vertueux venus à notre connaissance n’ont rien que de traditionnel. Si votre rapporteur y eût cherché des traits inattendus, surprenants, des couleurs plus vives ou plus neuves, il eût été certainement déçu. Pas de sauvetage dramatique, dont les péripéties viennent suspendre les battements du cœur. Pas de jeune mousse en jupons, fille de pêcheurs, qui aide son père à tirer les filets, ses frères étant mobilisés ; et qui, un jour de tempête, apercevant dans le crachin brumeux les signaux de détresse d’un cargo britannique en péril, adjure son père et le somme presque de monter à bord de l’anglais et de le guider vers le port ; et puis, seule, manœuvrant la barre et l’écoute, en dépit des lames monstrueuses ramène son esquif vers le môle sous les yeux des riverains angoissés. Pas non plus de ces cas presque étranges qui viendraient, au dire d’un de mes prédécesseurs, éveiller et piquer des curiosités professionnelles, par un je ne sais quoi de « bizarre » qui ferait surgir des dossiers comme des ébauches de romans.

De telles curiosités, cette année, n’auraient point trouvé d’aliment. Oserai-je dire que c’est mieux ainsi ? Qu’une sorte de dépouillement et presque de banalité conviennent mieux au fait de vertu, à sa pureté ? Rien d’autre donc que des dossiers qu’il nous plaît de reconnaître et de qualifier « d’habituels ». Nous le faisons du moins avec humilité.

Voici les veuves, restées seules avec de jeunes enfants. On nous les dit « vaillantes et courageuses » ; on nous assure que leur dévouement, que le soin qu’elles apportent à l’éducation de leurs petits « font l’admiration » de leur entourage, de leur bourgade, de leur quartier. Nous admirons, certes, nous aussi ; mais de surcroît nous nous réjouissons aux échos d’une telle admiration, et nous en sommes heureux pour l’entourage, pour la bourgade, pour le quartier.

Voici Madame Grall, veuve depuis 1946 et mère de quatre enfants. En 1944, les époux Grall, alors Brestois, devaient être « sinistrés totaux » : il n’est pas jusqu’au vocabulaire administratif qui ne reflète, à sa façon que je lui laisse, les accidents et les cruautés de l’Histoire. Monsieur Grall est mort à 38 ans. Nous avons inscrit Madame Grall pour un prix de 8.000 francs sur la Fondation Simonis-Empis.

8.000 francs aussi à Madame Duquesnoy, sur la Fondation Darracq. Madame Duquesnoy a trente-huit ans. Son mari est mort en 1950. Elle est seule pour élever dix enfants, dont deux atteints de poliomyélite. « Vaillance, courage, honorabilité, dévouement... » Les mêmes mots, eux aussi banals, qui pourraient n’être que des mots. Mais souvent, à travers la froideur de ces pièces administratives dont nul dossier ne saurait se passer, à travers la raideur et parfois le ridicule des sacro-saintes formules officielles, la chaleur d’une voix passe : un voisin s’est ému, un prêtre de paroisse, un médecin, un notaire, fût-il conseiller général. Et les mots nous atteignent dans l’instant même où ils s’effacent, où nous n’avons plus besoin d’eux.

Madame Pittié, veuve depuis 1946, a la charge de sept enfants, dont l’aîné a maintenant 18 ans et le plus jeune 9 ans seulement. Son mari, employé à la S.N.C.F., n’avait pas l’ancienneté suffisante pour que sa veuve eût une pension. Blessé lors des bombardements de Vaise, il néglige de faire procéder aux constats réglementaires : pas de pension non plus, de ce chef. Vous le voyez : même quand la fausse indigence ne dévore pas la vraie, il arrive qu’un règlement y parvienne. Or, que nous écrivent les voisins ? Que Madame Pittié « trouve le temps », malgré ses dix enfants, sans leur rien retirer de sa sollicitude et des soins qu’elle leur prodigue, malgré les heures de ménage qu’elle doit faire pour boucler un budget plus ardu, moins indéfiniment extensible que notre budget national, qu’elle « trouve le temps d’aider, autour d’elle, et de réconforter, dans sa douleur et son adversité, — je ne fais ici que citer, — ceux qu’elle juge plus malheureux qu’elle... Pas un seul moment son moral ne fut ébranlé ». Puissent les quelques milliers de francs que nous lui avons réservés sur la fondation Darracq soutenir ce moral exemplaire ! Qu’elle y sente, elle aussi, la chaleur vivante d’une voix : « Bon courage, Madame Pittié ! »

Après les veuves, les mères selon la nature, nous saluerons comme d’habitude encore, les mères adoptives : la grande sœur, aînée de 8 enfants, à qui les décès prématurés de sa mère, morte en couches à la dernière naissance, de son père, paralysé depuis des années laissent la charge de sept autres orphelins. Elle travaille, tâcheronne à 25 francs par jour, couturière, laborieuse opiniâtrement. Douze ans, dix ans, six ans, quatre ans, et le dernier-né dix-huit jours... Tous sont d’une santé délicate. Des appendicites, une fracture de jambe, un cas de tuberculose. Tous sont soignés, guéris à la maison. Levée dès l’aube et quelquefois avant, Alcima Robin, — c’est son nom, —, va bêcher le champ familial avant de commencer sa journée. La nuit, elle coud, elle reprise, elle « fait durer » le linge de la nichée. Et c’est seulement quand tous ont grandi, quand elle les voit « tirés d’affaire » qu’elle songe à elle et qu’elle consent, à trente-cinq ans, à se marier, à fonder un nouveau foyer. Elle a maintenant deux enfants, deux nouveaux enfants. On peut croire qu’ils seront bien élevés. Sur la Fondation Virginie Colombel, nous offrons un prix de 5.000 francs à Madame Alcima Robin.

À Madame Lucas 8.000 francs sur la Fondation de Sussy. Trois enfants recueillis avant la mort de son mari, trois malheureux abandonnés par leurs parents. Le mari meurt presque subitement, la laissant à peu près sans ressources. Elle trouve un emploi d’aide-comptable et continue d’élever, avec courage, elle aussi, ses deux filles adoptives, Madeleine el. Annie.

Mademoiselle Largillier n’est pas pour nous une inconnue. Lorsque son nom, pour la première fois, a été prononcé ici, 82 orphelins déjà avaient requis ses soins et multiplié pour elle les occasions de sacrifice, de dévouement et de souci. Elle faisait alors des gardes de nuit, tout son petit avoir ayant depuis longtemps fondu. Aujourd’hui, âgée, souffrant d’une jambe infirme, elle tricote. Car elle continue. Ce nous est une raison de plus pour continuer, autant que nous le pouvons nous aussi, et pour lui préserver une part, trop faible encore, des revenus de la Fondation Belmer.

Les Hirigaray, eux, de Saint-Etienne de Baïgorry, ont le bonheur de vivre ensemble, entourés de leurs cinq enfants. Pourquoi, alors, avons-nous songé à eux ? À cause de leur union même, parents, enfants, et de la vaillance qu’ils ont montrée, tous ensemble, à faire front devant l’adversité. Une grave maladie du père a durement éprouvé la famille. Les deux aînés, Claudine et Jean, 19 ans, 17 ans, conseillés de son lit par le chef de famille, ont assuré les semailles, la récolte. On s’est privé du nécessaire pour exploiter les terres familiales, 17 hectares, mais dont les trois quarts ne sont que maigres landes de montagne. On est, hélas ! propriétaire ; et la Sécurité sociale se détourne, on le sait, de l’exploitant qui cultive son bien. La maison se délabre, les notes de pharmacie s’accumulent. On garde malgré tout confiance, on se serre plus étroitement : il y aura même place, encore, pour un vieil oncle simple d’esprit... Étonnons-nous si les voisins, le curé, le notaire, les assistantes sociales nous signalent à l’envi les vertus familiales et paysannes de la famille Hirigaray ! Si l’on sent même, chez eux, une fierté toute basquaise à la revendiquer pour leur ! Sur la Fondation Le Blanc de La Caudrie, nous avons attribué 8.000 francs à la famille Hirigaray.

Grâce à nos autres bienfaiteurs, aux Fondations Belmer encore, Broquette-Gonin, Louis Courbou, Darracq, Denis Lefort, Le Frapper, Savourat-Thénard et, naturellement, Montyon, nous avons pu mettre à l’honneur les vieilles servantes que nous connaissons bien aussi ; que je connais, permettez-moi de le dire ici dans un retour ému de la mémoire : car l’une d’elles, 46 ans durant, m’a donné à mesurer, bien mal en ce qui me concerne, les profondeurs de dévouement qui se cachent dans ces « cœurs simples », une fois pour toutes voués et donnés. Elles sont trois, cette année : Mademoiselle Lucie Michel, depuis trente-quatre ans au service de deux vieux artistes, deux « économiquement faibles » comme on dit, âgés l’un de 82, l’autre de 84 ans. Monsieur l’Abbé Roussel, aumônier de Saint-Charles, nous la montre « affectueuse et dévouée ». Elle sert sans gages. « Une charité aussi souriante, ajoute le prêtre, est vraiment un don de Dieu ».

Mademoiselle Rosalie Rigaud est entrée, à 16 ans, au service de la famille Mas. Elle va en avoir 88. Elle continue de servir cette famille. Elle y a bercé des enfants. Elle y a fermé des yeux, ceux du père, de la mère, du gendre, mort des suites de la guerre : l’autre, celle de 1914. Elle sert encore, aujourd’hui, le petit-fils et sa mère, fille de ses premiers maîtres, au presbytère de Sainte-Ursule, à Pézenas.

Quant à Mademoiselle Germaine Benoit, à Paris, elle fait mieux que de servir sans gages. Depuis quarante-six ans, elle n’a pas quitté sa patronne, Madame Brocard. Et c’est elle, à présent, qui lui permet tout simplement de vivre, de ne pas mourir de faim. Madame Brocard dirigeait un atelier de lingerie ; elle n’a plus aujourd’hui que sa retraite artisanale de 28.000 francs par an. Germaine Benoit, comparativement, est riche. La retraite des vieux travailleurs lui assure 5.000 francs par mois. Elle les met en commun, les abandonne. Que ne peut-elle faire davantage ! « Heureusement » (je copie ce mot dans un texte du dossier), heureusement la loi Cordonnier vient lui apporter tout à coup, en mai 1951, 5.000 francs de plus chaque mois. Car Mademoiselle Benoit est aveugle. Elle a soixante-huit ans, elle pourrait entrer aux Quinze-Vingts. Mais cela, non. Jamais du moins tant que sa vieille patronne réclamera sa présence et ses soins. Le bénéfice de la loi Cordonnier, le rappel qu’il a entraîné ont permis d’acheter du charbon, d’acquitter les loyers en retard, de payer les notes du pharmacien. L’aveugle soigne, fait les courses, le ménage. Et elle « rayonne de joie », nous dit-on, cette vieille servante que le glaucome mure dans sa cécité, « d’avoir pu miraculeusement donner à sa vieille patronne un peu de confort et de sécurité ».

Messieurs, j’en avais pris l’engagement. Rapporteur que je suis, je rapporte simplement des faits. Ils sont à la fois douloureux et bien dignes qu’on les admire. C’est pourquoi je ne vous ferai pas l’injure de craindre que je ne vous ennuie. Mais la tradition même qui me vaut le privilège d’occuper cette place d’honneur m’interdit d’en abuser. Je ne puis faire mieux désormais que de nommer nos derniers lauréats.

Mesdemoiselles Decarpenterie travaillent, depuis quinze ans, dans les bureaux de la Sécurité sociale, à Paris. Chacune touche un salaire de 22.000 francs par mois. Leur seul loyer, dans un hôtel meublé, leur coûte mensuellement 5.000 francs. L’une est en mauvaise santé. Elles abandonnent, chaque mois, le salaire entier de l’une d’elles à leur sœur, veuve sans retraite d’un gérant de pharmacie et mère de deux enfants.

Madame Berthe, dernière-née d’une famille de douze enfants, a soigné pendant plusieurs années, avec une abnégation absolue, sa vieille mère paralysée. Son mari, prisonnier pendant quatre ans, est revenu avec une santé ruinée. Son fils, à vingt-trois ans, vient de subir l’amputation d’une jambe. L’appareillage coûtera très cher.

Mme Harbulot, depuis treize ans, n’a pas connu de vrai répit. Son mari, aveugle, est standardiste téléphoniste, elle-même employée de bureau. Ils ont recueilli la mère de Mme Harbulot, toujours malade, et qu’il faut veiller toutes les nuits. Même dévouement, même abnégation chez Mme Yvonne Guillery. Malade elle-même, épuisée, un poste de surveillante de cantine, des travaux de tricotage lui permettent de soigner sa mère, entièrement paralysée. Depuis 1948, elle lui consacre tout son temps, toutes ses forces.

Oui, tout cela est douloureux, pourquoi ne pas le dire ? pénible et presque rebutant. Mais ce serait avoir le cœur bien mal placé que d’en détourner les yeux. Si la plupart de nos dossiers évoquent ainsi la maladie, les déchéances physiques, la misère, la vieillesse, les infirmités, la mort, il ne s’en lève pas moins une poignante leçon de solidarité humaine, et ainsi de confiance et d’espoir. M. Hautcœur, pendant dix ans, a soigné sa mère cancéreuse. Hé ! quoi, n’était-elle pas sa mère ? Écoutez alors le médecin : depuis cinq ans, le cancer s’était ulcéré. L’ulcération, affreuse, atteignait quinze centimètres, source de sanies fétides, d’hémorragies récidivantes qui exigeaient des pansements quotidiens. Piqûres le jour, piqûres la nuit ; et pendant les six derniers mois, des brides cicatricielles ayant collé les bras au corps, obligation aussi de nourrir la malheureuse, miette à miette, avec une patience sans défaut, opposant une souriante égalité d’humeur aux rebuffades, aux plaintes, aux cris : car on s’irrite, à tant souffrir. Pendant dix ans... et les voyages à bicyclette entre le village et Abbeville, quand manquait un médicament rare, urgent. Soixante kilomètres, l’hiver souvent, la nuit souvent.... M. Hautcœur n’a-t-il pas été un « bon fils » ?

J’en arrive, Messieurs, à notre dernier dossier. Si je l’ai ainsi réservé, c’est peut-être en songeant à une remarque d’un de vos rapporteurs de naguère. Il disait, si je me souviens bien, que la suite de nos discours, dans son déroulement séculaire, permettrait de suivre les mouvements, les inflexions de la sensibilité française, à tout le moins de tracer une esquisse des variations de l’idée de vertu à l’Académie.

Il est bien vrai que les soubresauts, les caprices ou les fatalités de l’Histoire ont ici leur répercussion. C’est ainsi, pour ne mentionner que ceux-là, qu’il y a des discours de guerre, qui célèbrent les vertus militaires, qui glorifient les armées nationales ; et des discours d’après-guerre, où l’on voit surgir des misères que les temps paisibles ignorent, mais qui n’ont guère changé depuis la Suite fameuse de Goya. On relève ainsi des constantes, ou plus exactement des espèces de récurrences, qui donneraient à conclure que la vertu, même à l’Académie, ne change pas plus que la nature des hommes.

Il me semble pourtant qu’on aurait épuisé la longue suite de nos Annales avant d’y avoir découvert l’équivalent ou l’analogue d’une infortune, et donc de vertus, comme celles-ci. Il s’agit de M. Jacques Lévy. M. Lévy, qui a soixante-dix-sept ans, tient un petit magasin de chaussures, à Paris. Alsacien et israélite, il part, à quinze ans, pour la Louisiane. Il y travaille durement, pendant quatorze ans, pour doter ses deux sœurs pauvres. De retour, il se marie et il acquiert le modeste fonds de commerce qu’il n’a pas cessé de gérer en cette fin d’année 1952. Sauf toutefois deux interruptions : celle de la guerre de 1914, qu’il fit comme déserteur, déserteur de l’armée allemande, dans les rangs de notre armée ; et celle de 1940, qui le chassa, de son magasin. Il y revint à la Libération, mais seul. En novembre 1942, Mme Lévy, contrevenant à une ordonnance allemande, alla faire son marché un peu avant 15 heures dans l’espoir d’y trouver, une fois au moins, des éventaires qui ne fussent pas vides. Ou l’arrêta. Ce furent ensuite Drancy, Auschwitz, la chambre à gaz et le four crématoire. Dix autres malheureux, dix martyrs, dans la seule famille de M. Jacques Lévy, devaient subir le même sort. Et parmi eux une cousine de sa femme qui laissait, seule au monde, sa vieille mère octogénaire. C’était en 1943. M. Lévy accueillit chez lui cette détresse. Depuis neuf ans, il soigne et choie cette grabataire, qui n’est point sa parente, qui n’a de commun avec lui que la cruauté du malheur. Dix fois par jour, de son magasin, il monte pour s’assurer qu’elle n’a besoin de rien. Il prépare pour elle la cuisine, la réconforte, lui fait la lecture, compatit à sa peine avec une égalité d’âme admirable, oublieux de sa propre douleur qui pourtant le déchire encore ; car il n’était pas de ménage plus tendrement uni que le sien.

Eh ! bien, Messieurs, osons le dire, un cas comme celui-là est pour nous sans précédent. Notre âge a ainsi innové : c’est un privilège dont il n’a pas lieu d’être fier. Mais là encore, mais là quand même, l’homme se grandit, si l’on ose dire encore, à la mesure de son ignominie.

Ce n’est pas jouer au prophète ni peut-être se payer de mots que de songer à des perspectives dont les linéaments bougent déjà sur l’avenir des hommes. L’un de vous, — c’était Paul Valéry, — a rappelé un jour que les civilisations sont mortelles. Il est aussi des manières d’évoluer qui peuvent être pires que la mort. Il se peut que la Machine et l’État s’unissent pour nous énerver ; que le confort et les lois tutélaires ne nous proposent d’autre ambition qu’une douceâtre et perpétuelle minorité ; que l’individu d’hier ne conçoive plus bientôt d’autre idéal qu’une assistance continue, depuis le premier vagissement jusqu’à des obsèques nationales. Il se peut aussi que nos villes, nos monuments, nos trésors d’art et de pensée, confrontés à la bombe H, ne soient demain que ruines et que poussière.

Mais, si les civilisations meurent, il est vrai aussi qu’elles renaissent. Je me souviens d’un jour de ma jeunesse involontairement guerrière, en un temps où la guerre elle-même restait à la mesure de l’homme. Une contre-attaque allemande venait de nous refouler hors d’un entonnoir de mine, au fond d’une sape aux madriers brisés. Je reçus l’ordre de chercher la liaison, dans la boue des boyaux bouleversés, avec quelque élément voisin. Je partis. C’était assez dur : la boue d’abord ; et des tireurs embusqués qui surveillaient nos cheminements. À chaque instant, leurs balles claquaient. J’allais. Le boyau écrêté tournait, zigzaguait. À l’instant d’aborder un tournant, je vis, à quelques pas, plusieurs morts tombés l’un sur l’autre ; des morts qui venaient d’être tués, souples encore et comme pantelants. Puisqu’il fallait passer, je fis un pas, encore un pas... Et voici que, mystérieusement, comme si une invisible main fût venue me toucher l’épaule, je me sentis... oui, averti, mis en garde, déjà à demi retenu. Je regardai vers les morts entassés, me penchai vers eux en avant ; et alors je m’aperçus, je vis que le dernier tombé n’était pas mort, me regardait ; avec une intensité qui déjà me bouleversait, suppliante, impérieuse en même temps. C’était lui, c’était son regard qui venait de m’arrêter. Mais je ne comprenais pas encore. Il était tombé par-dessus les autres, quelques minutes, un instant plus tôt. Il s’était renversé en arrière, allongé sur ce tas de cadavres. Il avait dû recevoir une balle dans la moelle épinière. Il était là, paralysé, muet, incapable de faire un geste, d’articuler une parole distincte. Et c’est moi qui, toujours penché, saisi d’une pitié fraternelle, c’est moi qui lui parlai, qui lui dis ce que nous disions toujours aux camarades ainsi navrés : « Tu le vois, mon vieux, je descends. Je vais ramener. Les brancardiers. Je te promets. Ils vont venir, t’emporter, te sauver... ». Je vis sa tête remuer faiblement, de droite, de gauche. L’intensité de son regard se faisait presque intolérable. « Non, non, ce n’était pas cela... ». À présent, ses lèvres bougeaient. Il essayait, essayait de parler. Je crus comprendre, et mon cœur se gonfla. Était-ce possible ? Était-ce vraiment cela ? Je répétai pour lui, en suivant le mouvement de ses lèvres : « Que je fasse attention ? Que je vais me faire tuer si j’essaie de passer ici ? » Eh ! bien oui, c’était cela. Car je le vis aussitôt se détendre, s’apaiser. Maintenant que je l’avais compris, maintenant qu’il était sûr que grâce à lui j’allai être épargné, il était heureux, comblé. Je vis son regard s’éclairer, rayonner d’une lumière splendide, en vérité inoubliable. Ce jour-là, j’ai su ce que pouvait être un regard d’homme : quelque chose de bouleversant, d’indiciblement magnifique.

Pourquoi ce regard-là m’a-t-il comme hanté, tandis que je lisais les dossiers de nos prix de vertu ? La réponse est en chacun de nous.

Je crois, Messieurs, je crois que dans bien des années, dans longtemps et très longtemps, quand bien même le monde bouleversé aurait changé de train et de visage, je crois qu’alors encore, même dans un pays qui ne serait plus la France et qui pourtant serait la France encore, dans un Paris qui ne serait plus Paris et qui pourtant serait toujours Paris, dans une Académie qui ne serait plus la nôtre et qui pourtant la prolongerait, il resterait un homme pour parler à d’autres hommes et pour s’émouvoir avec eux de vertus d’hommes, les mêmes qu’aujourd’hui.